Culture

Mad Men, la non-série noire I/II

Temps de lecture : 8 min

Contrairement à ce que déplorent les critiques américaines, la série est très courageuse dans son approche des conflits raciaux.

Les principaux personnages de la série dont la 5e saison débute dimanche. AMC
Les principaux personnages de la série dont la 5e saison débute dimanche. AMC

A l’été 1963, Clarence Funnyé, président de la section new-yorkaise du Congress of Racial Equality (CORE, congrès pour l’égalité des races), installa dans un coin de rue de Harlem un groupe de téléviseurs diffusant toutes les grandes chaînes existantes. Plusieurs samedis de suite, il resta planté là pendant des heures, à offrir un dollar à tout passant capable de lui montrer un visage noir sur l’un des écrans. Au bout de six samedis, il avait déboursé 15 dollars.

La mise en scène de Funnyé s’inscrivait dans le cadre d’une campagne du CORE, la TV Image Campaign, visant à faire pression sur les chaînes de télévision pour qu’elles diffusent dans leurs programmes et, ce qui était au moins aussi important, dans les publicités qui les finançaient, non seulement davantage d’images de noirs américains mais aussi des images plus positives.

Depuis sa première diffusion en 2007, Mad Men, la série très appréciée d’AMC évoquant la vie de cadres d’une agence de publicité de Madison Avenue dans les années 1960, est devenue la cible d’une campagne d’image bien à elle et largement relayée. Épisode après épisode, les critiques accusent la série de ne pas aborder le thème de la race et de reléguer les personnages noirs à la marge. Avec le lancement de la cinquième saison de Mad Men le 25 mars, le chœur des critiques ne manquera sûrement pas de faire lui aussi son come-back.

Au cours de la dernière saison, le site The Root, affilié à Slate.com, a lancé un compteur des personnages noirs dans Mad Men, qui, à l’image de Clarence Funnyé campé sur son bout de trottoir, traque les visages colorés dans la série semaine après semaine, et qui se limite en général à signaler les apparitions de Carla, la bonne de Don et Betty Draper.

Les publicités conçues par des lâches

«Bien que le traitement de la couleur de peau dans la série ait fait l’objet de nombreuses discussions», écrivait Daniel Mendelsohn dans le New York Review of Books l’année dernière, «ce “traitement” se limite généralement à une paresseuse allusion—la question de la couleur de peau ne déclenche jamais vraiment rien dans la série.»

Les critiques ont recensé et disséqué les frôlements sporadiques et fugaces de la question raciale, comme l’intrigue secondaire du flirt égocentré du rédacteur Paul Kinsey avec une activiste noire. Dans la rubrique Mad Men Mondays de la New Republic, Matt Zoeller Seitz avertit que considérer la couleur de peau «comme une présence menaçante et rien de plus est extrêmement risqué. Quoi que Mad Men soit en train de faire ici, il vaudrait mieux que cela débouche sur quelque chose

Sur le blog DoubleX de Slate.com, Latoya Peterson assène sans ménagements que si la série Mad Men continue d’ignorer le sujet de la race, «c'est qu'elle est vraiment écrite par des lâches.» Mais ce à côté de quoi passent la plupart des critiques, c’est que Mad Men n’est pas juste une série qui se déroule dans les années 1960, période à la charge raciale conséquente.

C’est une série sur la publicité. Or, ce sont les publicités, pas Mad Men, qui sont conçues par des lâches.

La gestion de la question raciale telle que nous la voyons dans les bureaux de Sterling Cooper est une description exacte de la relation perverse qui existait entre les noirs et Madison Avenue à l’époque, et même depuis le début de l’ère moderne de la publicité. Quand le secteur a commencé à se développer dans les années 1920 et 1930, les fabricants de produits de marque ignoraient largement les consommateurs noirs; les pages des journaux qui leur étaient destinés étaient dominées par des publicités pour des produits de beauté pour les peaux foncées, les cigarettes et l’alcool.

Pepsi le progressiste contre Coca le ségrégationniste

Cela s’expliquait parce que personne n’estimait que les consommateurs noirs avaient réellement de l’argent à dépenser, mais surtout parce que nul ne pensait vraiment à eux tout court. Même les entreprises qui reconnaissaient le pouvoir d’achat considérable des noirs ne les ciblaient pas dans leurs publicités pour une raison très simple: elles craignaient que leur marque ne leur soit associée.

Un guide du secteur publié en 1932 essaya d’encourager les entreprises à cibler les noirs en leur affirmant que l’Amérique noire était si invisible aux yeux des blancs qu’il était possible de toucher ces consommateurs en passant relativement inaperçu.

Cette thèse se révèlerait erronée. Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il cherchait un moyen de rattraper Coca-Cola, alors leader du marché, Walter Mack, PDG résolument progressiste de Pepsi, décida d’étendre radicalement les démarches marketing de son entreprise pour toucher une communauté noire largement oubliée.

Il engagea une équipe de représentants et de vendeurs noirs pour couvrir la Black Belt rurale du Sud et les enclaves urbaines du Nord. C’est cette équipe qui engagea certains des premiers mannequins noirs utilisés par une grande marque. Elle créa les premières publicités sur le lieu de vente ciblant les consommateurs noirs et engagea Duke Ellington pour qu’il fasse de la publicité pour Pepsi pendant ses spectacles.

Certains allèrent même jusqu’à associer leur marque à la prise de position morale du mouvement émergeant pour les droits civiques, diffusant des informations sur le franc soutien aux politiques et aux politiciens ségrégationnistes apporté par le PDG de Coca-Cola, Robert W. Woodruff.

Les consommateurs noirs, d’une grande loyauté envers les institutions qui leur manifestaient du respect, arrivèrent en nombre. La campagne fut un grand succès. Au point qu’il fallut l’éliminer, et vite. Tandis que Coca-Cola conservait sa réputation de boisson saine et 100% américaine, le Pepsi devenait le «négro-cola

«Négro-Cola»

Craignant un effondrement du nombre de consommateurs blancs, pendant une conférence de cadres de Pepsi en 1949, le si ouvertement progressiste Walter Mack monta sur le podium où il déclara qu’il ne laisserait pas Pepsi devenir, mot pour mot, «une boisson de nègres.» Dans la salle, son responsable des ventes noir se leva et sortit. Peu de temps après, les efforts marketing ciblant la communauté noire furent discrètement sabordés. En 1953, la chanteuse et actrice Polly Bergen fut propulsée «Pepsi-Cola Girl», changement de look pour la marque sous la forme d’un frais minois blanc comme neige.

Le dilemme de Pepsi—et celui de tous les publicitaires de l’époque—est parfaitement saisi par le créateur de Mad Men, Matthew Weiner, dans l’épisode «Le brouillard» de la saison 3. Pete Campbell, responsable des comptes clients un peu étrange, est chargé de trouver une nouvelle stratégie de campagne pour une marque en difficulté, Admiral Television.

Il lui apparaît peu à peu que les ventes catastrophiques de l’entreprise se portent pourtant très bien dans des endroits comme Oakland, Chicago, Washington et Kansas City. «Grandes villes de jazz», observe Paul Kinsey, fumeur de pipe et amateur de culture noire, ce qui provoque chez Pete une véritable révélation: la marque Admiral décolle chez les consommateurs de couleur.

Il imagine pour le client une campagne marketing ciblant les noirs, avec des publicités dans le magasine Ebony et les journaux noirs, des programmes pour les communautés noires et tout le tremblement. Pete n’est pas consciemment un défenseur de l’égalité sociale.

Mad Men voit juste

Il est même tellement blanc et à tel point le produit d’un monde de privilèges qu’il ne comprend rien à la politique de discrimination raciale et ne tarde pas à se faire arrêter par ses supérieurs, des hommes susceptibles de connaître parfaitement le destin de la campagne avant-gardiste de Pepsi. «Admiral Television n’a aucun intérêt à devenir un fabricant de téléviseurs pour gens de couleurs» fulmine Bert Cooper, réprimandant son employé.

Cooper est assez futé pour se montrer lâche. Il connaît la réalité de l’époque qui, malheureusement, est restée la même aujourd’hui. Les consommateurs blancs abandonneront-ils un produit si la marque devient trop noire? La réponse est oui. Les consommateurs noirs abandonneront-ils un produit si la marque devient trop noire? La réponse est oui aussi; parce qu’ils ne veulent pas devenir des stéréotypes, ils la laisseront tomber.

Même si les campagnes de promotion du multiculturalisme font pression à bon droit pour une plus grande et une meilleure représentation des noirs dans la publicité, et alors même que l’Amérique a aujourd’hui intégré le sponsoring de certaines célébrités noires, la vérité, aussi politiquement incorrecte soit-elle, est qu’il existe un seuil de tolérance. Dès lors qu’un produit devient «ghetto», les consommateurs blancs se font la malle—et les consommateurs noirs leur emboîtent le pas.

Weiner et consorts abordent habilement l’évolution du problème deux ans plus tard dans la saison 4. On est à présent à l’été 1965, et Sterling Cooper est confronté à un nouveau problème du genre Pepsi. Son client, Fillmore Auto Parts, est boycotté pour avoir refusé d’engager des employés noirs dans ses magasins du Sud.

Salariés et consommateurs noirs ne se satisfont plus de leur invisibilité, et la réponse au problème racial n’est plus aussi simple qu’à l’époque d’Admiral Television. Peggy Olson suggère d’engager Harry Belafonte comme porte-parole de l’entreprise, afin de donner une image racialement progressiste.

Protéger le bilan du client

Mais une fois de plus, c’est l’attitude conservatrice des grands patrons qui a le dernier mot. «Notre travail est de pousser les hommes à aimer Fillmore Auto», explique Don Draper, «pas de pousser Fillmore Auto à aimer les noirs.» Aussi cru que cela puisse sonner à des oreilles modernes, ce n’en est pas moins vrai.

Évidemment, d’un point de vue moral c’est indéfendable, mais d’un point de vue stratégie commerciale, c’est la bonne méthode. Quand une agence de publicité a un conflit moral avec un client, le seul moyen approprié de protester est de refuser de travailler avec lui.

Donc si l’agence décide de rester, son rôle est de protéger le bilan financier du client. Si la marque Fillmore Auto était attaquée dans notre monde actuel opposé au racisme, il incomberait à Sterling Cooper de mettre en avant «l’engagement dans la diversité» de l’entreprise, quelle que soit la réalité économique de ses employés noirs. Dans les deux cas, la maxime de Don Draper reste valable. Le but du jeu est de vendre des éléments automobiles, pas de réclamer la justice sociale.

Cela ne signifie pas que les agences de publicité ne doivent pas être tenues pour responsables de l’inégalité de traitement des minorités au bureau ou sur les ondes. C’est nécessaire au contraire. La société a besoin d’activistes à télévisions sur les trottoirs. Mais toute critique raciale de ces entreprises—vraie ou fictionnelle—doit agir en prenant en compte l’univers dans lequel cette entreprise opère.

Le maximum dont nous puissions raisonnablement espérer de Madison Avenue est qu’ils ne nous mentent pas effrontément, et même ça, c’est un peu naïf de le croire. Aussi tendance qu’elles veuillent paraître, la plupart des agences de pub sont des institutions fondamentalement rétrogrades et opposées à toute prise de risque.

Et ce qui leur fait peur, c’est nous, le marché, capricieux et bourré de préjugés racistes. C’est nous le problème. La douzaine de télévisions sur le trottoir n’est pas là pour éduquer Don Draper. Elle est là pour éduquer les gens qui passent.

La série Mad Men n’est pas lâche parce qu’elle évite le sujet de la race. C’est tout le contraire. Elle est courageuse car elle fait preuve d’honnêteté vis-à-vis de la lâcheté prévalant à Madison Avenue. Si Don Draper et Sterling Cooper peuvent sembler terriblement réactionnaires, c’est simplement parce que Matthew Wiener [le créateur de la série, ndt] est, lui, parfaitement implanté dans son époque d’un point de vue historique.

Et si la programmation de Mad Men reste dans la même lignée, on peut parier sans grand risque d’erreur que la saison qui commence nous mènera au point où les consommateurs noirs vont se lever et refuser d’être relégués à l’arrière du bus de la publicité.

Tanner Colby

Traduit par Bérengère Viennot

Newsletters

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Le pire mode de voyage dans le temps –et surtout le plus con.

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio