France / Politique

Le président de la République viole-t-il la Constitution tous les jours?

Temps de lecture : 7 min

Le monarchisme de la pratique présidentielle existait avant Nicolas Sarkozy, et celui-ci l'a accentué. Une pratique qui divise les experts: interprétation souple ou viol quotidien de la Constitution?

L'élection présidentielle des 22 avril et 6 mai prochain sera un temps fort de la vie démocratique française. Vraiment? Pour certains constitutionnalistes et intellectuels, le dirigeant qu'elle est chargée d'élire est pourtant à l'origine de beaucoup de ces vices. «La Constitution française est formellement violée tous les jours si vous lisez ce que sont, en principe, les pouvoirs du président et ceux du gouvernement», déclarait ainsi Jean-Claude Casanova, intellectuel proche du MoDem et directeur de la revue Commentaire, lors d’un débat organisé par le Monde en décembre dernier.

En effet, l’article 5 de la Constitution de 1958 décrit le président comme un arbitre, et non pas comme un chef de gouvernement, rôle qui incombe, selon le texte, au Premier ministre. Certes, le Général de Gaulle, inspirateur de la Constitution, voulait un président fort, capable de faire face à des crises majeures, comme la guerre d’Algérie, et a imposé en 1962 son élection au suffrage universel direct. Mais il précisait également qu’il n’est «pas normal de confondre dans la même personne le président de la République et le Premier ministre», estimant que «la conjoncture, politique, parlementaire, économique […] est le lot aussi méritoire que complexe du Premier ministre».

Pourtant, pendant la Vème République, le chef de l’Etat a régulièrement empiété sur les prérogatives de son chef de gouvernement. Une dérive qui s'est aggravée pendant le dernier quinquennat, selon Alain Laquièze, chercheur associé au Cevipof et auteur d'une note intitulée Vème République, une monarchie élective en question:

«[Nicolas Sarkozy] a non seulement déterminé la politique de la nation, ce qu’avaient réalisé, à des degrés divers, tous ses prédécesseurs, mais a conduit au quotidien la politique de la nation, vidant de sa substance l’article 20 de la Constitution et faisant du Premier ministre, dans les premières années de son mandat, un simple "collaborateur", au mieux un "directeur de cabinet".»

«La seule monarchie d’Europe»

«Même si Monsieur Sarkozy va loin pour des raisons liées à sa personnalité, il y a un réel problème qui dure depuis 1958, confirme Jean-Pierre Dubois, professeur de droit public à Paris-XI et président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme. Par exemple, Monsieur Mitterrand a lui-même choisi les contours de la pyramide du grand Louvre! Il y a des dérives très claires, y compris depuis la période gaullienne, qui se sont accentuées avec le régime. On peut considérer aujourd’hui que nous sommes la seule monarchie d’Europe. Non pas au sens de royauté mais au sens de "pouvoir d’un seul". Je ne crois pas qu’il y ait dans l’Union européenne un pays où un seul homme puisse dire "je veux" et être certain que ca deviendra une loi au bout de quelques semaines ».

En Allemagne, par exemple, «Angela Merkel est obligée de déposer ses projets de loi huit jours avant auprès des membres du gouvernement pour qu’ils puissent les étudier, et il y a un vote au gouvernement», note Jean-Pierre Dubois. En France, l’article 39 de la Constitution prévoit que les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées.

Sauf qu’encore une fois, on constate un décalage entre le texte et la réalité. «Le conseil des ministres est censé délibérer, sauf qu’il n’y a pas eu un seul vote depuis 1958. Le ministre compétent fait une communication sur son projet de loi, le président dit ce qu’il en pense et, s’il est gentil, laisse le Premier ministre parler cinq minutes. Il n’y a pas de délibération. La parole présidentielle vaut approbation pour tous», remarque Jean-Pierre Dubois.

C’est théoriquement aux parlementaires et au gouvernement de proposer des lois. Pourtant, il n’est pas rare que le président les annonce à la télévision, avant même qu’elles soient rédigées par les ministres ou les députés de la majorité, rappelle le juriste:

«Je dis à mes élèves, sans provocation, que ce que je vais leur apprendre est contraire à la réalité. Mais je suis malheureusement obligé de mettre 2/20 à un étudiant qui écrit que le président de la République fait la loi, alors que c’est absolument la vérité. Aujourd’hui, c’est parfaitement intériorisé dans les programmes présidentiels, puisque que les candidats expliquent clairement les lois qu’ils feront s’ils sont élus.»

Pour mettre le droit en conformité avec les faits, le rapport Balladur, remis avant la révision constitutionnelle de 2008 voulue par Nicolas Sarkozy, recommandait de donner au président la possibilité de déterminer la politique de la nation et de laisser le soin au gouvernement de la guider. Paradoxalement, Nicolas Sarkozy n’a pas retenu cette proposition, préférant maintenir l’hypocrisie actuelle.

Un Parlement aux ordres

Le président français doit son omnipotence à son influence sur les parlementaires. «Le problème est que la vie politique tourne autour du président. Hors les périodes de cohabitation, c’est le chef réel de la majorité parlementaire. En ce sens, il est difficile de parler de séparation des pouvoirs, on devrait dire confusion des pouvoirs», précise Jean-Claude Casanova. «Tout repose sur le comportement des parlementaires et leur volonté de résister au pouvoir monarchique. C’est pour cela que l’on ne devient président que lorsqu’on a conquis un appareil partisan qui maintiendra l’ordre dans les rangs», estime Jean-Pierre Dubois.

Pour lui, le pouvoir du président sur les parlementaires tient beaucoup au fait qu’il fasse et défasse plusieurs centaines de carrières publiques. Pas seulement les ministres, mais aussi les préfets, les ambassadeurs, les dirigeants d’entreprises publiques... «C’est une catastrophe intégrale car cela produit la docilité des courtisans. Les parlementaires ne peuvent pas se permettre de se fâcher avec le Président qui décide de la nomination de plusieurs centaines de hauts fonctionnaires.»

On est bien loin de la conception gaullienne plaçant le chef de l’Etat «au-dessus des partis». L’emprise du président actuel sur les législateurs est telle que l’on peut difficilement le considérer comme un simple arbitre. «Vous êtes ma force», déclarait-il récemment aux élus UMP. En les invitant à «jouer à fond le premier tour», il fait des parlementaires des membres de son équipe de campagne.

L’indépendance de la justice en question

La Constitution dispose également que le président garantit l’indépendance de l’autorité judiciaire. Pourtant, sous l’ère Sarkozy, cette indépendance a pris du plomb dans l’aile. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a considéré en 2010 que «les membres du ministère public [procureurs] en France ne remplissent pas l'exigence d'indépendance à l'égard de l'exécutif », notamment parce qu’ils sont sous l’autorité du garde des Sceaux.

«Nicolas Sarkozy a aussi inauguré une chose très dangereuse, s’inquiète Jean-Pierre Dubois. Un nombre significatif de nominations et de mutations ont été faites contre l’avis du Conseil Supérieur de la Magistrature. La CEDH l’a clairement dit, il faut que les procureurs soient indépendants du pouvoir politique pour que l’on puisse parler de magistrat au sens de la convention européenne.»

Le président, censé veiller à l’indépendance de l’autorité judiciaire, a donc contribué à amenuiser cette indépendance, provoquant le courroux des magistrats, pourtant peu prompts à manifester. Mais rien de surprenant à cela pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, ancien conseiller de Michel Rocard. «Faire du président de la République le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire est aussi rassurant que de dire que le renard est garant de l'indépendance du poulailler! Cela dit, ici, c'est la Constitution elle-même qui est en cause, pas sa violation», analyse-t-il.

L’esprit et la lettre

Sans contester l’omnipotence du président de la République, Guy Carcassonne refuse de parler de viol quotidien de la Constitution. «Ce serait pour le moins excessif, juge-t-il. C’est arrivé avec le Président Sarkozy quand il a envoyé une lettre aux parlementaires, ce qui n’est pas prévu par la Constitution, mais il ne le fait pas plus que ses prédécesseurs. La Constitution dit que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Elle ne dit pas que le gouvernement le fait seul, sans l’influence de quiconque. Si le gouvernement agit en fonction de ce que souhaite l’opinion publique, dira-t-on que la Constitution est violée? S’il agit en fonction de ce que dit le président de la République, peut-on alors dire que la Constitution est violée ? Le gouvernement a le droit de le suivre ou de ne pas le suivre. C’est une idée assez fausse que celle de penser que la Constitution n’est pas respectée. Elle l’est, dans une interprétation qui n’est pas celle de tout le monde, mais elle l’est», assure-t-il.

Les dérives de l’exercice du pouvoir sous la Vème République sont difficilement contestables mais la notion de «viol de la Constitution» relève donc de la querelle d’experts, partagés entre l’esprit et la lettre de la loi organique. Guy Carcassonne pense que l’esprit du texte au moment où il a été conçu est préservé et que ces dérives ne sont que des interprétations. Jean Pierre Dubois considère lui que la Constitution au sens littéral n’est pas respectée.

«Le fait que la Constitution soit violée est une évidence. Ça nous parait normal car nous sommes dans l’habitus monarchique», explique-t-il. Il considère que Les Français acceptent l’omnipotence du président car ils n’ont pas encore fait le deuil de leur roi. «Les Français laissent faire, ils acceptent le viol de la constitution en ce qui concerne les articles définissant les pouvoirs respectifs du Président et du Premier ministre», confirme Jean-Claude Casanova.

Mais le degré d’acceptation des Français envers leur «monarchie présidentielle» pourrait s’essouffler. Même Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre, reconnaissait en 2009 que «nous ne sommes plus dans une pratique traditionnelle de la Vème République». L’élection présidentielle à venir –ainsi que les législatives qui permettront au Président d’avoir une majorité pour l’appuyer ou non– nous dira s’ils continuent de soutenir celui qui a poussé « l’hyperprésidence » à son paroxysme, ou s’ils décident de revenir un partage plus équilibré des pouvoirs. En 1988, les Français avaient ainsi réélu le monarque François Mitterrand, mais l'avaient privé de majorité absolue au Parlement.

Emmanuel Daniel

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