George Steiner a 82 ans. Quand il ne sera plus là, on dira: «Un grand esprit nous a quittés.» On célébrera sa culture encyclopédique, son intelligence hors pair, son pessimisme aristocratique, cette capacité qu’il avait de faire des ponts entre les époques et les cultures, ce mélange de modestie intellectuelle et d’orgueil altier, et même ceux qui ne l’ont jamais lu verseront sur lui des larmes convenues.
C’est un écrivain qui vous rend plus intelligent, et, accessoirement, plus cultivé. On sort de ses livres avec le sentiment d’avoir conversé avec un esprit exceptionnel qui a consenti à se mettre à votre niveau.
Son dernier livre (Poésie de la pensée, Gallimard) n’est pas le plus facile: on y sent le prof de littérature comparée (qu’il fut), et il vaut mieux avoir révisé ses classiques avant, sinon on se perd un peu dans toutes ses références érudites. Mais il y a, comme toujours chez lui, au milieu de considérations savantes sur Lucrèce ou Milton, une soudaine fulgurance, un rapprochement inattendu, un raccourci éclairant, une formule percutante. Il brasse les genres et les siècles avec aisance, passant de la musique aux mathématiques, de la poésie au théâtre, de la médecine à l’architecture. Ce diable d’homme sait tout, ou presque.
L'héritage viennois
Son éducation n’y est pas pour rien. Il est né à Vienne, dans une famille de la bourgeoisie juive éclairée, où, à table, on parlait allemand à l’entrée, anglais au plat de résistance, et français au dessert (à moins que ce ne soit l’inverse). Pressentant le délire antisémite qui allait s’abattre sur l’Europe, la famille déménage en France, où le jeune Steiner envisage de préparer Normale Sup, avant de s’exiler aux Etats-Unis. De cette enfance et de cette jeunesse cosmopolites, très Mitteleuropa, Steiner gardera une curiosité sans cesse en éveil pour toutes les cultures du monde.
A bien des égards, c’est un héritier de la Vienne des années 1880-1938, ville de foisonnement intellectuel et de renouveau artistique uniques pour l’époque, qui a donné les peintres Klimt, Schiele et Kokoschka, les musiciens Strauss, Mahler et Schönberg, les écrivains Schnitzler, Musil et Canetti, le philosophe Wittgenstein, Sigmund Freud…Vienne a connu dans ces années-là un moment de grâce. C’était, après Paris, la plus grande ville d’Europe continentale, au cœur d’un Empire multinational déjà en déclin. La civilisation des Habsbourg se mourait lentement en jetant ses derniers feux. L’imminence de sa fin inspira des dramaturges comme Schnitzler, des musiciens comme Mahler, ou des peintres «décadents» comme Klimt. Pleine de nostalgie d’un côté, Vienne fut aussi, d’un autre coté, le creuset du XXe siècle naissant, d’une inventivité qui a donné la psychanalyse (Freud), la musique sérielle (Schönberg) ou la littérature avant-gardiste (Musil). Avant d’être broyée par la machine nazie. Steiner est un enfant de cet esprit-là, tout-à-la fois hanté par le déclin et fasciné par la modernité (voir le catalogue de l’exposition Vienne, l’Apocalypse Joyeuse, 1986).
Il est aussi enfant de cet esprit viennois en tant que juif – comme l’étaient la plupart de ceux qui ont contribué à cet âge d’or. «A moins de se boucher les yeux et les oreilles, écrit Schnitzler à cette époque, on ne peut pas ignorer la question juive». Théodore Herzl, l’inventeur et le promoteur du sionisme, était l’une des figures marquantes de cette Vienne-là. Schnitzler se définissait lui-même comme Allemand par la culture, Autrichien par l’esprit viennois, et Juif par tout le reste…Steiner, lui, est un citoyen du monde très conscient de sa judéité.
Réflexions sur la question nazie
Il a échappé à l’Holocauste. Mais la grande interrogation qui traverse toute son œuvre est celle-ci: comment le bourreau d’Auschwitz pouvait-il aimer Mozart? S’il est vrai que le nazisme a largement fait appel aux repris de justice pour exécuter ses basses œuvres, tous les nazis n’étaient pas des brutes incultes: beaucoup étaient nourris de littérature, de musique, voire même d’humanisme. Comment ont-ils pu prêter main-forte à un régime qui bafouait les principes les plus élémentaires ? Et comment les Allemands, en général, ont-ils pu fermer les yeux (au mieux) sur ses exactions? Autrement dit, comment une civilisation raffinée peut-elle engendrer la barbarie? La culture n’est-elle pas censée réfréner les pulsions diaboliques de l’espèce humaine? Steiner n’a pas de réponse, bien sûr: personne n’en a. Mais, toute sa vie, il aura médité sur ce tragique paradoxe.
Il n’est ni philosophe, ni historien, ni romancier: c’est un humaniste brillantissime, un touche-à-tout inspiré, un cavalier aux aguets, comme le fut un Montaigne, par exemple, ou, plus près de nous, un Octavio Paz ou un Lévi-Strauss. Avec lui, on se promène dans l’Histoire et la modernité, on côtoie les plus grands écrivains, les meilleurs cinéastes, les musiciens géniaux. Il a un goût très sûr de l’excellence et ne supporte pas la médiocrité. Pour lui, le rap ne vaut pas Mozart. Réactionnaire, incontestablement, non pas comme un esprit inculte et borné qui refuse par principe toute nouveauté, mais comme un homme qui a mille points de comparaison en tête et qui sait faire la différence. Fasciné par la science et les perspectives qu’elle ouvre, il pense, comme Chateaubriand en son temps, qui fut témoin de l’agonie de l’Ancien Régime, qu’elle va rendre caduques bon nombre de questions qui nous agitent encore aujourd’hui.
Les Lumières s'éteignent
Qu’est-ce qu’un homme un peu curieux peut lire aujourd’hui de Steiner, sans être rebuté par une érudition qui vous laisse parfois au bord du chemin? Errata, son autobiographie écrite de façon simple, abordable par n’importe qui, retraçant le cheminement historique et intellectuel d’un enfant du XXe siècle. Nostalgie de l’absolu, petit livre éblouissant qui met en parallèle Marx, Freud et Lévi-Strauss, trois auteurs déterminants pour la compréhension du monde. Ses Chroniques du New Yorker, enfin, qu’il a tenues pendant de longues années, preuve s’il en était besoin que ce professeur ne s’est jamais réfugié dans une tour d’ivoire hors du temps.
Est-il possible, aujourd’hui, de croiser un esprit aussi encyclopédique? Notre époque a parcellisé les savoirs: nous évoluons dans un univers de spécialistes, où la technicité empêche d’embrasser le monde. Chacun travaille et réfléchit à son poste, muni de compétences pointues, sans regarder ce que fait l’autre à côté. De ce point de vue, Steiner l’éclectique est peut-être l’un des derniers représentant des Lumières.