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On les surnomme les deux «jumelles» de De Gaulle: en octobre 1965, Marie-Claire Lefort et Marie-Francine Oppeneau, deux jeunes dessinatrices de 27 ans, inséparables depuis leur rencontre sur les bancs du lycée Claude-Bernard, à Paris, sont contactées par l’équipe de campagne du général-président. Leur rôle? Dessiner l'affiche de campagne de celui qui s'apprête à se présenter à l'élection présidentielle.
Après avoir beaucoup hésité, le général saute le pas pour pérenniser la Constitution qui prévoit, pour la première fois sous la Ve République, l'élection du président au suffrage universel direct. Les deux femmes ont déjà réalisé des affiches politiques pour De Gaulle, notamment pour le référendum de 1958. «C’est donc naturellement qu’ils se sont tournées vers nous, confie Marie-Claire Oppeneau, qui signait d'un candide «Openo» ses centaines de dessins publicitaires. Pour nous, c’était une simple commande parmi d’autres. On nous a donné un sujet, on a tiré cinq ou six maquettes et voilà tout!»
De Gaulle sans De Gaulle
L’affiche dessinée est originale. Parmi celles réalisées pour la campagne de 1965 sous le patronage de l’Association nationale pour le soutien de l’action du Général de Gaulle, créée en 1958 par Pierre Lefranc, c’est la seule où ni le visage ni le nom du général de Gaulle n’apparaissent. A la place, on ne voit que sa main, qui s'apprête à saisir celle d'une petite fille représentant Marianne, allégorie de la République. En dessous, le slogan: «J'ai sept ans, laissez-moi grandir».
Dans le style, cette affiche «n’est pas étonnante», selon Dobritz, dessinateur au Figaro depuis 24 ans: «C’est très connoté années 60, c’était la mode de l’époque. Le PCF était beaucoup dans cette mouvance avec des affiches dessinées par Raoul Cabrol.» Guillaume Doizy, historien de la caricature et auteur, en collaboration avec Didier Porte, de Président, poil aux dents!, rappelle que «depuis la fin du XIXe siècle, il n’est pas rare d’utiliser le dessin dans la propagande politique, voire électorale».
On imagine pourtant mal De Gaulle faire confiance à des publicitaires pour faire sa campagne. Converti au marketing politique, l’homme du 18-Juin? Pas totalement. En réalité, comme l’écrivait Pierre Lefranc, «les campagnes étaient faites sans que le principal intéressé soit au courant», même s’il donnait son imprimatur aux affiches.
«De Gaulle s’en foutait! Il cherchait un dialogue direct avec les Français, le reste importait peu», explique Thierry Vedel, chercheur au Cevipof et auteur du livre Comment devient-on président(e) de la République? (Robert Laffont). «Jusqu’en 1965, sa communication est assez traditionnelle mais l’affiche est une nouveauté car son visage n’est pas reproduit. Il reste quand même ses conférences de presse (les «grand-messes») où il apparaît encore comme un monument», affirme Alain Kerhervé, maire adjoint de Quimperlé (Finistère) et animateur du site gaullisme.fr.
«Très datée» ou «terriblement moderne»?
Rupture sur la forme, donc, pour le «produit» De Gaulle. Mais que contient-il? Pour l'historien Fabrice d’Almeida, professeur à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, un message clair:
«S’il y a l’alternance, nous allons en revenir au désordre et à la pagaille qui caractérisent le régime des partis et la République tombera!»
«Je trouve que cette affiche est terriblement moderne car elle relève du domaine de l’affectif», estime Thierry Vedel. «On pourrait croire à de la publicité s’il n’y avait pas un vrai fond derrière. Or, le message que veut faire passer le Général de Gaulle est cohérent, honnête et subtil, déclare Laurent Pinsolle, porte-parole de Nicolas Dupont-Aignan, candidat se réclamant du gaullisme à l’élection présidentielle de 2012. Il suggère qu’il ne serait pas raisonnable de confier la conduite de la France à quelqu’un d’autre, mais pas de manière agressive.»
D'autres sont plus nuancés, comme Gérard Obadia, spécialiste de la communication politique et directeur associé de l'agence Opérationnelle:
«L’affiche paraît très datée, ce sont les prémices de la communication. On est dans un entre-deux: pas encore dans la communication politique, mais déjà dans une recherche sophistiquée.»
L’année 1965 est un carrefour pour les communicants: «C’est l’irruption en force des hommes dont le métier est de faire la publicité dans le champ de la communication politique, jusque-là fermé à leurs interventions», écrivait René Remond dans La Politique à l’affiche, publié en 1986.
«Des petits enfants qui ont besoin de lui»
Se présenter en père de la nation, l’initiative est «à la fois gonflée et risquée», estime Thierry Vedel: «Avant, c’était Pétain qui incarnait ce rôle!» L’âge du général de Gaulle, 75 ans au moment du vote, suggère plus la position du grand-père qui guide ses petits-enfants. Pour Gérard Obadia, «c’est du De Gaulle pur sucre: il ne dit pas que les Français sont des veaux mais que ce sont des petits enfants qui ont besoin de lui!»
Le 5 décembre 1965, «seulement» 44,6% des Français votent pour De Gaulle, qui espérait être élu dès le premier tour. Déception des gaullistes et nouvelle révolution communicationnelle pour le général, qui accepte d'utiliser son temps de parole à la télévision, qu'il avait dédaigné au premier tour, avec une interview en trois parties avec Michel Droit, le rédacteur en chef du Figaro littéraire.
L’utilisation de ce nouveau média est une innovation inspirée du modèle anglo-saxon et certains candidats, comme Jean Lecanuet, ont parfaitement intégré sa puissance de frappe à une époque où 6 millions de téléviseurs trônent dans les foyers français. C’est la véritable rupture. Et un basculement dans la campagne. «Il fait un tabac à la télévision car il se lâche complètement. Les Français découvrent une autre image du général, plus intime, plus humain», se rappelle Alain Kerhervé, qui avait 17 ans à l’époque.
«Vous m’avez fait mettre en pyjama!»
Le ton est familial, cordial, mais le général menace: «Sans une solidarité nationale, la France risque de ne plus jouer son rôle et de ne plus exister», tance-t-il. Et quand Michel Droit s’entête à lui demander par qui les institutions pourraient être menacées, alors que «ni Mitterrand, ni Lecanuet ne les remettent en cause explicitement», De Gaulle ironise:
«On a fait des confessionnaux pour tacher de repousser le diable, mais si le diable est dans le confessionnal, alors ça change tout!»
Le 19 décembre, De Gaulle l’emporte avec 55% des voix face à François Mitterrand, derrière qui se sont ralliés tous les autres candidats du premier tour, y compris Jean-Louis Tixier-Vignancour, représentant de l’extrême droite. Content de sa prestation télévisuelle, il n’en reste pas moins sceptique face aux nouvelles techniques de communication qui se développent. Et adressera, après l’entretien, un reproche célèbre à son directeur de cabinet: «Vous m’avez fait mettre en pyjama devant les Français!»
Juste avant le second tour, le dessinateur du Figaro Jacques Faizant avait lui publié un dessin montrant Marianne sur les genoux de De Gaulle, s'exclamant: «Ah, si tu m'avais toujours parlé comme ça, gros bêta! »
Jérémy Collado