Voici le premier volet de la série réalisée par Daniel Engber pour Slate.com sur ces petits rongeurs devenus les outils incontournables de la recherche médicale. Pour lire directement les autres articles, cliquez sur le titre de votre choix ci-dessous.
Les rats et les souris n’ont aucun secret pour Mark Mattson. Il les a nourris; il les a élevés; il leur a coupé la tête au scalpel. Voilà 25 ans que Mark se consacre aux neurosciences. Une carrière brillante: il a été chef de laboratoire au National Institute on Aging, professeur de neurosciences à John Hopkins, consultant auprès d’organisations —à but non lucratif— de lutte contre la maladie d’Alzheimer; et il demeure l'un des principaux spécialistes des maladies cérébrales dégénératives. Il a signé plus de cinq cent études (originales, validées par ses pairs), et a utilisé pour cela quelque vingt mille rongeurs de laboratoire.
Il s’est intéressé à la progression et à la prévention des maladies liées à l’âge chez les souris et les rats de toutes sortes: des noirs et des bruns; des agoutis et des albinos; des jeunes et des adultes; des mâles et des femelles. Mais il n’avait jamais remarqué à quel point ces rongeurs étaient… gras —ballonnés, sédentaires, maladifs. C’est par un mardi après-midi de février 2007, alors qu’il donnait une conférence à l’Emory University d’Atlanta, que l’idée lui est venue: ses animaux n’étaient rien de moins (et rien de plus) que des petites boules de graisse sacrément paresseuses. Et il en était de même pour le reste des animaux de laboratoire de la planète.
Ce mardi-là, Mattson parlait d’un programme de recherche qu’il supervisait depuis 1995; un programme portant sur les vertus protectrices d’un régime alimentaire strict vis-à-vis des lésions et des maladies cérébrales. Les données recueillies pour soutenir cette théorie étaient spectaculaires: si l’on réduisait le rythme d’alimentation d’un rat (autrement dit, si on le privait de nourriture un jour sur deux), et que l’on obstruait l’une de ses artères cérébrales pour provoquer une ischémie, les lésions cérébrales s’en trouvaient largement réduites. Même chose pour les souris spécialement élevées pour développer une maladie proche de celle de Parkinson: lorsqu’elles étaient privées de nourriture, leurs cerveaux se montraient plus résistants.
Dans la salle, quelqu’un a demandé si ces découvertes pourraient s’appliquer à l’homme. Fallait-il commencer à sauter des repas? Mattson mesure 1,73 mètres, pour 56 kilos, et l'on pourrait justement croire qu’il a pour habitude d’en sauter plus d’un. C’est effectivement le cas. Le chercheur ne prend ni petit-déjeuner, ni déjeuner: il consomme l’ensemble de sa nourriture sur un court laps de temps, chaque après-midi: un bol de choux cuit à la vapeur, un peu de saumon et - éventuellement - un peu de yaourt. Régime proche de celui qui semble prévenir les cancers, les accidents vasculaires cérébraux (AVC) et les maladies neurodégénératives. «Pourquoi prenons-nous trois repas par jour?», m’a-t-il demandé lors d’un entretien téléphonique. Et de poursuivre sans attendre ma réponse: «D’après mes recherches, c’est plus une convention sociale qu’un impératif biologique».
Devant ses auditeurs d'Atlanta, Mattson s'est toutefois bien gardé de recommander son régime draconien. Il avait foi en ses recherches consacrées aux effets d'un régime strict sur le cerveau, mais commençait à comprendre qu’elles étaient potentiellement grevées d’une complication de taille. Il se pouvait effectivement qu’une souris affamée soit en meilleure santé – qu’un cerveau émacié et privé de nourriture soit plus robuste qu’un cerveau bien nourri. Mais ces données pouvaient être interprétées d’une autre manière. Il avait initialement postulé que les restrictions alimentaires amélioraient l’état de santé des souris… mais c’était peut-être l’absence de restrictions qui les rendaient malades. Mattson réalisa que ses animaux témoins (les rongeurs sensés réagir normalement face aux AVC et à la maladie de Parkinson) étaient peut-être en surpoids, faussant du même coup l’ensemble de ses données de référence.
Les souris témoins sont des pantouflards bien enrobés
«J’ai commencé à me rendre compte que les animaux "témoins" utilisés par les chercheurs du monde entier étaient des pantouflards bien enrobés», explique-t-il. Il a été démontré que les souris vivant dans des conditions normales de laboratoire mangent plus et sont plus grosses que leurs cousines des champs. Au National Institute on Aging, comme dans tout centre de recherches important, les animaux sont regroupés dans des cages en plastique (de la taille d’une grande boîte à chaussures) munies d’un couvercle en fil de fer et d’une mangeoire à trémie toujours pleine. Ce type d’élevage, appelé «alimentation ad libitum», est pratique et bon marché: les techniciens peuvent se contenter jeter un œil aux mangeoires de temps en temps pour vérifier leur contenu. Sans jouets ou roues d’exercice pour les distraire, les souris ne font que manger et dormir —avant de manger de nouveau.
Qu’un tel mode de vie soit mauvais pour la santé des rongeurs —et qu’il limite leur intérêt dans le cadre des recherches scientifiques— pourrait paraître évident, mais le problème est si flagrant et si répandu que bien peu de scientifiques s’en inquiètent. Alimentation ad libitum et manque d’exercice: deux normes industrielles pour les fermes d’élevage intensif de rongeurs, qui produisent des millions de souris et de rats de laboratoire chaque année et qui approvisionnent une industrie mondiale d’1,1 milliard de dollars en réactifs vivants destinés à la recherche médicale.
Lorsque Mattson a tenu ces propos à Atlanta, et lorsqu’il a laissé entendre que les animaux témoins qui étaient utilisés dans les laboratoires étaient, en règle générale, sédentaires et en surpoids, plusieurs personnes n’ont pas retenu une exclamation de surprise. L’insinuation était claire: l’instrument de base de la biomédecine —et la cheville ouvrière de l’élaboration de nouveaux médicaments et autres thérapeutiques— avait été transformé en produit industriel de mauvaise qualité. Aux Etats-Unis comme dans le reste du monde, les chercheurs tiraient la majeure partie de leurs conclusions relatives à la nature des pathologies humaines —et à la Nature elle-même— en étudiant un organisme devenu complètement dissocié de son état naturel, tel un bœuf issu d’un parc d’engraissement ou un poulet de batterie.
Lorsqu’il revient sur l’évènement, Mattson (photo ci-contre) ne se montre pas véritablement alarmiste. Il résume la tumultueuse après-midi d’Atlanta d’une voix monocorde: «J’ai réalisé qu’il était important que cette information soit plus largement diffusée». En 2010, il a co-rédigé une analyse plus approfondie - mais toujours mesurée - de ce problème, publiée par les Proceedings of the National Academy of Sciences. L’article (intitulé "Les rongeurs ‘témoins’ de laboratoire sont atteints d’obésité morbide : en quoi cela importe") explique dans quelle mesure l’épidémie d’obésité qui touche ces rongeurs pourrait concerner la santé humaine.
Les auteurs expliquent notamment que les rats et les souris de laboratoire résistent à l’insuline, qu’ils souffrent d’hypertension artérielle et que leur espérance de vie est limitée. L’accès illimité à la nourriture augmente les risques de cancer, de diabète de type 2 et d’insuffisance rénale; il altère l’expression des gènes de façon significative; il provoque un déclin cognitif précoce. Et il y a des raisons de penser que les rongeurs souffreteux et épuisés réagissent différemment —voire anormalement— aux médicaments que l'on expérimente sur eux.
Mattson a constaté ce problème dans son propre domaine de recherche. Il y a vingt ans, des scientifiques ont commencé à développer de nouvelles méthodes pour prévenir les lésions cérébrales provoquées par les AVC. On venait de découvrir que le glutamate —un neurotransmetteur— agissait comme une toxine vis-à-vis des cellules nerveuses affectées, et certains groupes pharmaceutiques cherchaient à découvrir un moyen de neutraliser ses effets. Les nouveaux médicaments furent testés sur des rats et des souris; un essai couronné de succès. Mais ce qui avait fonctionné chez les rongeurs a échoué chez l’homme. Après une série d’essais cliniques coûteux —en temps et en argent—, les inhibiteurs de glutamate se sont avérés inutiles: ils n’amélioraient en rien la santé des victimes humaines d’AVC.
Des souris qui peuvent fausser les études médicales
Mattson pense aujourd’hui connaître les raisons de cet échec: tous les animaux témoins d’origine étaient particulièrement grassouillets. Le cerveau d’un rongeur obèse et sédentaire amplifie peut-être les effets d’un inhibiteur de glutamate —ceci expliquerait le succès du médicament chez les animaux de laboratoire et son échec chez les humains (un ensemble nettement plus diversifié). En juin dernier, il a publié un article confirmant cette première intuition: lorsqu’il a soumis ses souris à un régime restrictif avant de leur administrer les inhibiteurs de glutamate, les effets miraculeux du médicament se sont presque tous évanouis.
Selon Mattson, ce problème pourrait expliquer l’échec d’un grand nombre de traitements prometteurs; il faudrait selon lui réexaminer plusieurs essais cliniques —mais il doute que la chose soit réalisable à court terme. Comme il l'explique:
«C’est toujours une question d’argent et de ressources. Il est possible que certains travaux de recherche aient été en partie faussés par [ces] problèmes, mais pour en avoir le cœur net, il faudrait reproduire ces expériences avec des animaux témoins valables».
C’est bien là l’inconvénient majeur des souris de laboratoire modernes. Elles sont bon marché, efficaces et hautement normalisées —trois caractéristiques qui en ont fait l’instrument favori des grands centres de recherche biomédicale. Mais Mattson remarque qu’on ne peut —sans s’exposer à des risques— faire reposer une si grande partie de notre savoir sur des animaux produits à la chaîne. Les rongeurs utilisés de nos jours —consanguins, élevés par millions, en usine, dans des chambres stérilisées, suralimentés, livrés à eux-mêmes, et parfois même dopés aux antibiotiques —pourraient incarner une menace invisible pour de vastes domaines du savoir et de la découverte. Comme il le résume:
«Ce problème concerne les scientifiques de très près, mais la question n’effleure jamais leurs esprits.»
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Mattson n’est pas le seul à émettre de tels doutes: d’autres, comme lui, grignotent lentement mais sûrement les barreaux de leur cage. Les ramifications de l’essor de la souris d’élevage industriel s’étendent bien au-delà de ses recherches sur la maladie de Parkinson et l’accident vasculaire cérébral. Nous accordons toute notre attention à un organisme unique, élevé d’une façon bien particulière, et cette habitude altère peut-être notre connaissance du cancer, des troubles cardiaques ou de la tuberculose – autant d'affections qui tuent des millions de personnes chaque année. Si Mattson a raison, la science pourrait être confrontée à un problème d’une portée considérable. Dans les années qui viennent, les agences américaines et européennes de financement de la recherche scientifique vont dépenser des centaines de millions de dollars pour modifier et améliorer l’organisme standard de laboratoire. On va ainsi doubler la mise d’un pari lancé il y a au moins soixante ans: faire d’un seul et même animal la pierre angulaire des recherches consacrées aux pathologies humaines, de l’élaboration des nouveaux médicaments et de l’étude fondamentale de l’être humain.
A quel point le rongeur expérimental est-il aujourd'hui véritablement omniprésent? En fait, les rats et les souris sont les rois et les reines de la hiérarchie des espèces d’animaux de laboratoire. Une récente étude de l’Union européenne dénombre tous les vertébrés utilisés dans le cadre d’expériences scientifiques pour l’année 2008: tous les poissons, oiseaux, reptiles, amphibiens et mammifères (autrement dit, tout animal plus évolué qu’un ver ou qu’une mouche) morts prématurément dans le cadre d’un travail de recherche. Les poissons et les oiseaux représentaient 15% du total; les cochons d’Inde, les lapins et les hamsters, 5%; les chevaux, les singes, les cochons et les chiens, moins de 1%. Les rats et les souris de laboratoire constituaient la quasi-totalité du reste, soit les 4/5ème des douze millions d’animaux concernés. Si l’on comptabilise les données des autres pays du monde, les chiffres deviennent presque incroyables: les chercheurs ont chaque année recours à quatre-vingt huit millions de rongeurs.
Les rats et les souris ont la côte dans la recherche
Les souris meurent trois fois plus vite que les rats, ce qui, au vu de leurs tailles respectives, n'a rien de bien étonnant. Les scientifiques font généralement plus de victimes chez les petits animaux bon marché que chez les gros. Un chercheur peut tuer douze souris, une demi-douzaine de lapins ou deux singes pour aboutir au même résultat; soit un article publié dans les colonnes d'une revue spécialisée. Il est donc d’autant plus surprenant de constater à quel point les souris et les rats —quelles que soient leurs proportions respectives— dominent le monde de la recherche universitaire. Selon une récente étude des tendances d’utilisation des animaux dans le domaine des neurosciences, près de la moitié des pages des revues publiées entre 2000 et 2004 sont consacrées à des expériences conduites sur des rats et des souris.
Et une étude de la base de données de la National Library of Medicine, qui compte plus de 20 millions de références d’articles de recherche, montre que cette même tendance s’applique à l’ensemble de la biomédecine. Depuis 1965, le nombre d’articles publiés portant sur les chiens et les chats demeure relativement constant. Même chose pour les cochons d’Inde et les lapins. Mais le nombre d’articles issus de travaux menés sur des souris et aux rats est aujourd’hui plus de quatre fois supérieur à celui d’il y a quarante-quatre ans. Qu’en est-il des organismes plus simples, que les scientifiques aiment à triturer —la levure, les poissons zèbres, les drosophiles et les vers de terre? En 2009, les seules souris étaient trois fois utilisées que l’ensemble de ces derniers.
C'est ainsi: le monde de la biomédecine est aujourd’hui dominé par une sorte de monoculture. Une large fraction de notre compréhension des maladies et de nos tentatives thérapeutiques dérivent de deux espèces de rongeurs, sélectionnées (pour des raisons qui, rétrospectivement, peuvent sembler quelque peu arbitraires) parmi des milliers de mammifères, des dizaines de milliers de vertébrés, et des millions d’autres espèces animales que compte notre planète —qu’ils marchent, nagent ou rampent. Nous avons sorti le rat et la souris d’un habitat plus naturel (les champs, les granges, les égouts) pour en faire de parfaits humains de substitution: une créature conçue sur mesure pour —et par— les sous-sols des universités et les parcs scientifiques des multinationales pharmaceutiques.
Un couteau suisse biologique
Il ne faut voir ici que la dernière étape d’une tendance initiée voilà plus de cent ans. Depuis le début des années 1900, la ménagerie splendide qui constituait jadis la base de la recherche physiologique —les moutons, les ratons-laveurs, les pigeons, les grenouilles, les oiseaux, les chevaux— a été réduite à une poignée de "systèmes modèles" clés. Ces animaux se distinguent par leur absence d’originalité, se reproduisent à très grande vitesse en élevage, et disposent de gènes pouvant être manipulés avec facilité; ils constituent un groupe choisi et sélectionné pour se substituer à l’ensemble de la création.
Les scientifiques tentaient autrefois de réunir des connaissances en étudiant les divers fragments de la Nature; aujourd’hui, ils bâtissent le savoir en assemblant quelques composants uniformisés —un assortiment de mammifères, quelques nématodes et autres drosophiles, bactéries E. coli, levures Saccharomyces. On a néanmoins trouvé le moyen de réduire un peu plus encore ce minuscule jeu d’outils vivants au cours des dernières décennies, et ce pour aboutir à un duo favori: le rat et la souris. Cette dernière est devenue un véritable couteau suisse biologique —un organisme à tout faire pouvant fournir des données sur les cancers, le diabète, la dépression, le stress post-traumatique, ou toute autre maladie, trouble ou inconfort pouvant perturber un être humain. La souris de laboratoire moderne compte parmi les produits les plus renommés de la biomédecine industrielle. Toutefois ce puissant outil pourrait for bien avoir atteint les limites de son efficacité. Et s’il n’avait plus rien à nous apprendre?
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Germantown, État du Maryland (Etats-Unis). Chez Clif Barry (photo ci-contre), meilleur spécialiste de la tuberculose (qui est encore l’infection la plus mortelle au monde) du gouvernement. Sa demeure ressemble plus à un parc zoologique qu’à une maison ordinaire. Le modeste édifice est situé dans une rue bordée d’arbres ; il abrite deux tortues d’espèces différentes, trois caméléons casqués, deux caméléons de Jackson, dix espèces de grenouilles, une demi-douzaine d’aquariums (qui contiennent —séparément— des cichlides, des poissons rouges et des piranhas), deux chiens (Jacques et Gillian) et un python vert d’Australie.«J’adore les animaux, m’explique-t-il. Si le comté de Mongtomery voyait ce qui se passe ici, on m’obligerait à passer un diplôme de gardien de zoo.»
Mais à vingt kilomètres de là, à Bethesda (où il est directeur de la Section de recherches sur la tuberculose au sein du National Institute of Allergy and Infectious Diseases), un seul et même animal domine l’ensemble de l’écosystème. Il y infeste chaque publication, chaque conférence, et constitue un obstacle —vivant et frémissant— pour les nouveaux médicaments en voie d’essais cliniques.
«Nous nous sommes toujours contentés de tester nos produits sur des souris, m’explique Barry un après-midi, lors d’un entretien téléphonique. La vérité, c’est que pour certaines questions, les souris constituent un système modèle fort pratique et facile d’utilisation permettant de comprendre certains des aspects du fonctionnement du corps humain. Mais les souris restent des souris, et les humains, des humains. Si nous prenons la souris comme modèle pour chaque aspect des pathologies humaines, et pour élaborer chaque traitement, nous perdons notre temps, purement et simplement.»
Selon Barry, le problème commence avec la méthode des “trois M”. Le processus de la découverte médicamenteuse est le même depuis des dizaines d’années. Le chercheur commence par tester un nouveau composé dans une boîte de Pétri, pour savoir si l’on peut ralentir le développement d’une bactérie dans un milieu de culture particulier. Il obtient la plus petite dose d'une molécule antibiotique faisant effet, la "minimum inhibitory concentration" [concentration minimale inhibitrice], ou MIC. Le premier M.
Il se tourne ensuite vers un animal vivant: le composé a-t-il un effet sur la maladie d’une souris de laboratoire? Si oui, il a passé l’étape du deuxième M [mouse] et il peut tester le composé sur le troisième: l’homme [man]. Les étapes se succèdent: aucun médicament ne peut être testé sur l’homme avant d’avoir prouvé son efficacité chez la souris, et on ne peut tester un médicament sur une souris avant d’avoir établi la relative efficacité du composé dans la boîte. «L’inconvénient de cette méthode, explique Barry, c’est qu’aucune des trois étapes n’est prédictive»: un nouveau composé testé avec succès dans la boîte n’aura pas forcément d’impact sur l’état de santé de la souris, et si une substance expérimentale permet de soigner la tuberculose du rongeur, elle peut s’avérer sans effet chez l’homme.
La méthode des trois M
Prenons l’exemple de la pyrazinamide, l’un des médicaments de première ligne pour le traitement de la tuberculose. Associé à trois autres antibiotiques, il constitue aujourd'hui le seul cocktail médicamenteux permettant de vaincre l’infection —et ce malgré les efforts soutenus des chercheurs. Ce traitement n’a pas été validé par la méthode des trois M: son efficacité est nulle dans la boîte (on ne relève aucune concentration minimale inhibitrice) et elle n’a presque aucun effet sur les souris. Selon Barry, si l’on découvrait un composé de ce type en 2011, il n’aurait sans doute jamais atteint l’étape des essais cliniques. Il y a quarante ans, le système était nettement plus souple. C’est l’éminent médecin chercheur Wallace Fox, du Medical Research Council (Grande-Bretagne), qui a remarqué un intrigant détail dans les données animales: la pyrazinamide continuait à faire effet lorsque les autres médicaments cessaient d’agir. Il insista pour expérimenter le médicament sur l’homme; ses effets antituberculeux étaient particulièrement importants. Selon Barry, le fait qu’aucune substance ne puisse aujourd’hui être testée sur l’homme sans avoir été expérimentée —avec succès— sur la souris «nous a coûté une nouvelle génération de médicaments».
De fait, depuis le début des années 1970, aucune avancée réelle —aucune découverte pharmaceutique de premier plan— n’a été réalisée dans le traitement de la tuberculose. Le premier antibiotique actif contre le bacille de Koch, le premier à avoir pu percer sa pellicule cireuse, a été découvert (et testé sur des cochons d’Inde) au début des années 1940. La première utilisation chez l’homme de notre meilleur vaccin préventif date de 1921. (Il fonctionne relativement bien chez l’enfant, contre les formes les plus graves, mais s’avère beaucoup moins efficace dans les autres cas.)
Et ce qui se rapproche le plus du remède miracle (cocktail de médicaments ne fonctionnant pas contre toutes les souches bacillaires et nécessitant un traitement de six mois accompagné de graves effets secondaires) a été mis au point sous la présidence de Richard Nixon. Depuis, la quasi-totalité des nouvelles idées de traitement se sont appuyées sur des examens conduits sur des souris de laboratoire. Grâce à elles, nous disposons d'assez de données pour noyer les personnes infectées sous un raz-de-marée de graphiques et de tableaux; pour les enterrer sous des tombereaux de carcasses d'animaux. Et pourtant, la lutte contre la maladie ne progresse guère; elle est même au point mort. La tuberculose tue plus de deux millions de personnes par an, et les traitements que nous utilisons datent de 1972.
La tuberculose de la souris est différente de celle de l'homme
L'un des principaux problèmes du modèle de souris - et l'origine de leur efficacité mitigée lors des essais cliniques —est bien connue des les professionnels: la tuberculose de la souris est bien différente de la nôtre. Chez l'homme, la maladie s'installe lorsque des bacilles infectieux ont été inhalés dans les poumons, où ils se multiplient tandis que le système immunitaire envoie ses soldats cellulaires pour les repousser. Les globules blancs se pressent autour des bactéries tuberculeuses en une formidable mêlée alvéolaire, formant des masses d'un blanc nacré, grosses comme des balles de golf: les granulomes. C'est ici que la guerre entre le corps et l'envahisseur fait rage, en une série d'escarmouches intérieures.
Au fur et à mesure que les cellules immunitaires sont réquisitionnées pour combattre l'infection, certaines de ces balles enflent et se stratifient pour former une forme plus développée: une sphère de macrophages et de lymphocytes entourés d'une carapace fibreuse, avec, en son centre, une masse de cellules mortes et de bactéries, semblable à du fromage blanc. A ce stade, la bataille s'arrête; la bactérie cesse de se diviser; le corps est parvenu à contrôler l'infection, mais pas à l'éliminer. Et pour la plupart des malades, on en restera à ce cessez-le-feu armé.
Mais chez certains patients, une tuberculose latente peut se réactiver subitement. Les granulomes éclatent et se propagent, répandant des milliers d'organismes bactériens pathogènes dans les poumons, où ils peuvent prendre la forme d'aérosol, être expulsés via la toux, et transmis à de nouveaux hôtes. Si elle n'est pas traitée, l'infection peut aussi affecter d'autres organes par voie sanguine; les inflammations généralisées qui en résultent peuvent provoquer des lésions vasculaires, des ruptures œsophagiennes —et, dans la moitié des cas, la mort du malade.
Le granulome en couches est le facteur déterminant de la tuberculose humaine: c'est ici que l'hôte combat l'infection (avec succès, ou non), et c'est ici que doit agir tout médicament potentiel. Pour guérir la maladie, le traitement devrait pouvoir pénétrer chaque balle de cellules, quel que soit son type ou sa composition; toutes les bactéries doivent être détruites, jusqu'à la dernière. «C'est la structure de ces granulomes qui complique le traitement de la tuberculose», explique Barry. Or l'on n'observe rien de tel chez la souris.
La souris est devenue un obstacle à l'élaboration de nouveaux remèdes
Lorsqu'on transmet la tuberculose à une souris (en vaporisant une bouffée d'air infecté de bactéries dans ses narines à l'aide d'un tube, comme le font tant de laboratoires à travers la planète), les poumons de l'animal se remplissent rapidement de bactéries et de cellules immunitaires; en apparence, on est confronté à une méchante pneumonie. Pas de discrètes boules de tissu, pas de granulomes bien définis recouverts de fibrine, de cette structure si particulière abritant les bactéries à divers stades de leur développement. Les souris ne développent pas non plus de tuberculose latente, et ne peuvent transmettre le dangereux bacille. Elles se contentent de mourir, après un lent déclin progressif d'un an ou deux.
Selon Barry, c’est pour cette raison que les laboratoires qui utilisent les souris réalisent si peu de progrès en matière de médicaments et de traitements antituberculeux. En l’absence d’une réponse granulomateuse claire, qui permettrait de reproduire la maladie humaine, le deuxième "M" (les souris) est devenu un obstacle de taille sur la voie de l’élaboration de nouveaux remèdes. «La plus grande part de l’argent que nous consacrons aux essais cliniques murins est dépensé en pure perte», soutient-il.
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Demandez à Clif Barry pourquoi nous utilisons encore des souris pour étudier la tuberculose; posez la même question à Mark Mattson au sujet des nouveaux médicaments testés sur des souris obèses. Ils vous répondront la même chose: nous procédons ainsi parce que c’est ce que nous avons toujours fait. Nous nous sommes enlisés dans la routine. Mais pour une personne de l’extérieur —disons, un journaliste désirant en savoir plus sur la place de la souris dans le vaste secteur de la biomédecine— cette explication n’a ni queue ni tête. Si l’on estime que la science est une industrie des idées, un marché des technologies médicales, alors l’efficacité clinique devrait être clairement organisée, encouragée; chaque pipette, chaque microtome devrait être saisi par la main invisible de l’intérêt personnel. Lorsqu’il découvre un remède miracle, un groupe pharmaceutique peut gagner des centaines de millions de dollars lors de son introduction en bourse.
Lorsqu’il réalise une découverte d’importance, un professeur d’université se couvre de gloire et devient aussitôt titulaire à vie. L’élaboration d’un remède peut sauver un nombre incalculable de vies humaines. Les enjeux sont tels qu’on ne peut que se demander pourquoi tous les intéressés s’infligent cette méthode erronée. Par quel exploit, quel subterfuge une variété de rongeur est-elle parvenue à devenir l’un des trois «M» de la découverte médicamenteuse ? (Pourquoi ce «M» fait-il référence au «mouse» de souris, et non à «monkey» (singe), «marsupial» ou «mollusque» ?) Autrement dit: pourquoi les souris de laboratoire sont-elles devenues à ce point indispensables?
Cette question appelle une réponse-type, répétée (presque verbatim) par des biologistes appartenant à tous les domaines de la médecine. La souris est petite, bon marché, docile, et elle peut s’adapter aux derniers outils de l’ingénierie génétique.
Les rats et les souris sont certes plus petits, moins chers, et se reproduisent plus vite que bon nombre de mammifères. Notre dernier ancêtre commun arpentait la terre il y a 80 millions d’années; en termes d’évolution, ils sont donc plus proches de nous que les chats et les chiens (nos deux génomes sont identiques à 95% —cependant, ces comparaisons sont souvent plus rhétoriques que scientifiques). Et même chez ceux qui s’inquiètent du traitement des animaux de laboratoire, on ne s’émeut guère de leur sort (les rats et les souris ne jouissent pas de tous les droits accordés aux autres mammifères de laboratoire). Mais d’autres créatures de petite taille auraient pu satisfaire à ces conditions, tout étant plus adaptées pour aider à répondre à certaines questions. Si vous voulez en savoir plus sur la fonction visuelle, par exemple, pourquoi choisir un animal qui passe son temps à renifler et à filer ventre à terre? Ne vaudrait-il pas mieux se tourner vers un mammifère dont la survie repose sur la vue, comme l’écureuil?
Utiliser les rats et les souris est devenu une habitude
Mais toute évaluation rationnelle des avantages et des inconvénients de l’animal de laboratoire moderne passe à côté de sa véritable raison d’être. La véritable source de son influence —et l’origine de sa popularité parmi les scientifiques du monde entier est d’une simplicité extrême: ils ont été choisis. Tout simplement. Lorsque nous avons décidé de focaliser nos efforts sur le rat et la souris, nous avons appris à manipuler ces espèces pour les plier à nos moindres besoins. Lorsque des technologies et des méthodes nouvelles faisaient leur entrée au laboratoire —produits de soins animaliers plus perfectionnés, meilleurs réactifs (biochimie), nouvelles méthodes de manipulation génétique— nous les testions, et les adaptions, à nos rongeurs-types. Plus les données liées aux rats et aux souris envahissaient les pages des publications scientifiques, plus il était tentant de conduire des expériences de suivi en faisant appel aux mêmes rongeurs. De ce point de vue, Barry et Mattson ont raison: si nous utilisons ces animaux, c’est avant tout par habitude.
La boucle de rétroaction a été initiée il y a plus de 60 ans, lorsque l’État fédéral investissait dans la biomédecine, et que les sommes en question augmentaient de façon exponentielle. Pour éradiquer les derniers vestiges des maladies infectieuses, gagner la guerre contre le cancer et mobiliser les ressources de la nation pour lancer une révolution industrielle de la science, le gouvernement américain avait besoin d’un modèle de recherche simplifié —un animal, ou une gamme d’animaux de laboratoire aptes à la standardisation et à la production de masse en fermes d’élevage centralisées, pouvant être expédiés au quatre coins du pays et s’adapter aussitôt à tous les besoins des chercheurs. Une gestion efficace des fonds de recherche fédéraux nécessitait un animal de recherche non moins efficace.
Ce sont les rats et les souris qui ont été choisis pour remplir ce rôle; en partie du fait de leur taille et de leurs capacités de reproduction, mais aussi parce qu’ils étaient déjà utilisés dans les laboratoires depuis le début du siècle. Les subventions de recherche allouées par Washington ont commencé à pleuvoir dans les années 1950 et 1960, et des éleveurs de rongeurs issus du privé ont signé de juteux contrats avec les laboratoires financés par le gouvernement. Les fermes d’élevages ont poussé comme des champignons dans le Nord Est des Etats-Unis, avant de s’étendre au reste du monde. Les souris étaient expédiées aux laboratoires de pointe de la médecine industrielle; elles servaient à tout, des traitements contre le cancer aux tests d’exposition aux radiations en passant par les simples procédures médicales de routine. (L’un des premiers tests de grossesse nécessitait une injection d’urine humaine dans une souris femelle). Les rats, eux, étaient les grands favoris des chercheurs en toxicologie industrielle, et l’animal-type des expériences de psychologie comportementale. L’offre et la demande se sont envolées en une spirale effrénée de reproduction et de massacres bon marché.
Les cages standardisées, les granulés de nourriture et les techniques d’élevage ont fait baisser les prix. (Une souris de laboratoire classique coûte environ 5 dollars et peut être entretenue pour 5 cents par jour). Les fournisseurs industriels ont facilité la vie des chercheurs. (Un scientifique peut se faire livrer des animaux dans les deux jours, via Internet ou en composant le 1-800-LAB-RATS). Et les races génétiquement standardisées —qui permettent de s’assurer que chaque souris et chaque rat est un clone virtuel de ses frères et sœurs, mais aussi de ses ancêtres— ont facilité la reproduction et la vérification des études d’un laboratoire à un autre.
Un âge d'or de la recherche sur souris
Ce procédé a atteint son apogée il y a trente ans. Ces décennies d’investissement dans le modèle murin ont fini par payer en donnant naissance à une extraordinaire invention: la souris transgénique. En décembre 1980, un groupe de chercheur de l’université de Yale annonce qu’il est parvenu à insérer un fragment d’ADN étranger dans des cellules d’embryon de souris, avant d’implanter l’embryon pour obtenir un souriceau génétiquement transformé, mais en bonne santé. Le génome des mammifères peut désormais être modifié à loisir.
Cette découverte en entraîne une autre: en 1981, des chercheurs de Cambridge parviennent à mettre en culture des cellules souches embryonnaires; cette fois encore, ils s’appuient sur les souris standards de laboratoire. A la fin de la décennie, ils élaboraient un outil de recherche encore plus puissant, la «souris knock-out». Il est désormais possible de modifier ou d'éliminer certaines régions précises des spirales d'ADN du génome des animaux ainsi élaborés. On peut faire subir des mutations à des gènes individuels, les supprimer, ou les ajouter de novo; un âge d'or de la recherche sur souris commence.
Durant les vingt années qui suivirent —et jusqu'à aujourd'hui—, les animaux de laboratoire furent conçus pour permettre l'activation et la désactivation de certains gènes s'exprimant dans certaines régions de leur organisme, ou en réaction à des médicaments mélangés à leur eau, ou encore à des signaux lumineux émis via des câbles à fibre optique. Non seulement ces outils nous ont fourni une meilleure compréhension des gènes et des molécules associés aux maladies, mais ils ont introduit de nouvelles approches de la recherche et des traitements (concernant les cellules souches humaines, par exemple); on pouvait ainsi envisager un futur sans animaux de laboratoire. Les possibilités étaient infinies. Les simples animaux de laboratoire s’étaient transformés en jeux de construction pour biologistes; les plus formidables qui soient.
Le modèle murin gagnait en puissance, et les chercheurs avaient de moins en moins de raisons d’étudier le reste de la faune. Le brave rat de laboratoire commençait lui-même à paraître dépassé et inutile. (Le développement d’outils génétiques permettant d’étudier les rats s’avère beaucoup plus lent : la création de la première cellule souche embryonnaire remonte à 2008; trente ans après la souris). En 1990, les National Institutes of Health (NIH) ont placé la souris de laboratoire transgénique à l’avant-garde de la recherche médicale; ils en on fait le modèle du modèle de l’animal moderne. Sous la houlette de Harold Varmus (lauréat d’un Nobel de médecine pour avoir utilisé des cellules de poulets et de souris afin d’identifier les gènes les plus susceptibles de favoriser les mutations cancérigènes), les NIH ont annoncé que Mus musculus serait la deuxième espèce de mammifères (après l’homme) à faire l’objet d’un séquençage génétique intégral. Selon Varmus, «cet animal est l’un des plus importants modèles de laboratoire des maladies humaines».
La souris choisie pour le projet de séquençage du génome
Le gouvernement a toutefois continué de financer les recherches portant sur d’autres organismes, comme il l’a toujours fait. «Tout le monde préfère travailler sur le système qui, tout en étant simple et le plus bon marché, peut donner de bons résultats, explique Varmus lors d’un entretien téléphonique. Mais les NIH n’oublient bien évidemment pas qu’il est important de contribuer à l’élaboration de nouveaux modèles.» En 1997, il est à la tête d’un projet engageant l’ensemble des NIH et visant à promouvoir l’étude du poisson zèbre; à l'état embryonnaire, ce cyprinidé est totalement transparent (et déjà capable de nager). Il est aujourd’hui considéré comme le modèle de recherche le plus important en biologie du développement ainsi que dans d’autres domaines. Varmus s’enthousiasme également pour de nouvelles méthodes d’étude de cellules prélevées sur les tissus humains (sains ou non), et mises en culture dans une boîte de Pétri. Mais c’est la souris qui a été choisie pour le projet de séquençage du génome, et c’est vers elle qu'est allée la majorité des investissements consacrés aux modèles d’animaux vivants dans la recherche biomédicale. Comme il l'explique:
«Elle n’a pas été seulement choisie parce qu’elle était au centre d’un grand nombre de travaux, mais parce que nous savions faire deux choses importantes: comment ajouter des gènes à sa lignée germinale, et comment manipuler les gènes présents dans sa lignée germinale.»
Les spécialistes des souris avaient des outils extraordinaires à leur disposition —dont la capacité de créer des animaux transgéniques et d’amasser leur sperme et leurs ovules dans des congélateurs pour les reproduire à loisir. Et ces outils leur ont permis d’envisager un catalogue complet d’«animaux knock-out»; ce que Varmus appelle un «projet encyclopédique» de biomédecine. «Toutes les expériences que nous menons sur les souris sont des approximations», déclare-t-il —mais les scientifiques ont déjà créé des dizaines de milliers de variétés de souris, toutes élaborées pour répondre à une série de questions expérimentales bien spécifiques. «Nous utilisons ces modèles dans l’espoir de reproduire les maladies humaines, et d’aménager un terrain d’expérimentation visant à prévenir et à traiter les maladies».
* * *
La microbiologiste JoAnne Flynn s’inquiète quelque peu de l’utilisation qui est faite des souris; elle soupçonne certains domaines d’être trop dépendants des variétés les plus communes. Mais si vous lui demandez pourquoi elle les utilise depuis plus de vingt ans dans son laboratoire pour étudier la tuberculose, elle énumère ses raisons du tac au tac:
«Elles ne toussent pas. Elles ne répandent pas la maladie. Elles vivent dans des cages de taille réduite. On peut les infecter facilement, par toutes les voies… »
Je lui demande vite de ralentir, pour me laisser le temps de prendre des notes.
«…On peut prélever les poumons de quatre souris, et obtenir des données très proches pour chacune d’entre elles. On peut mettre n’importe quel gène K-O chez la souris; pas chez le cochon d’Inde ou chez le lapin. On peut activer un gène pour un temps donné, puis le désactiver. Tous les réactifs immunologiques sont à votre portée – tous types de dosages et d’anticorps…»
Dans son laboratoire de biosécurité de niveau 3 de l’université de Pittsburgh, Flynn utilise le modèle animal standard de la tuberculose pour comprendre comment certains éléments du système immunitaire combattent la maladie. En 1995, elle a employé deux méthodes développées chez la souris (le gène knock-out et les anticorps monoclonaux) pour montrer qu’une protéine appelée TNFα permettait à la souris de survivre à l’infection pendant plusieurs mois, et non plus seulement quelques semaines.
«… On peut obtenir des souris ne partageant pas le même bagage génétique, afin de déterminer quel gène peut faire la différence. On peut tester des vaccins. On peut s’arranger pour que certaines cellules prennent une couleur donnée. Les cellules T peuvent devenir jaunes lorsqu’elles sont en activité. On peut mener des études de trafic; injecter des cellules pour suivre leur itinéraire. On peut collaborer avec d’autres chercheurs pour élaborer de nouveaux types de souris…»
Lorsqu’elle a appris que certains médecins pourraient prescrire des inhibiteurs du TNF à des patients atteints de maladies auto-immunes, comme la polyarthrite rhumatoïde, Flynn a contacté l’un des laboratoires pharmaceutiques fabricant ces médicaments. Si les études menées sur les souris disaient vrai, ce traitement pouvait selon elle s’avérer dangereux —et ce tout particulièrement chez les porteurs d’une tuberculose latente.
En 2001, des chercheurs de l’université de Boston et de la Food and Drug Administration (FDA) ont passé au crible la base de données des signalements d’effets indésirables pour un inhibiteur de TNF très répandu; ils ont découvert plus de soixante cas de tuberculose. Le taux d’infection des personnes utilisant ce médicament était quatre fois supérieur à celui des personnes auparavant dans un état de santé comparable. Et douze patients avaient succombé à la maladie. Flynn avait raison. Les résultats ont été publiés dans le New England Journal of Medicine.
La souris est tombée de son piédestal
«La souris ne peut pas se plier à tout vos désirs, mais elle demeure un modèle particulièrement flexible», explique encore Flynn avant de reprendre —enfin— son souffle. Parmi ses collègues, le rapport entre les études menées sur les souris et celles s’appuyant sur les autres animaux de laboratoire est de cinquante contre un. «La souris est un modèle très réducteur, et il vous permet de poser des questions très spécifiques», poursuit-elle. La découverte du rôle du TNFα n’est qu’une de ses nombreuses contributions à l’étude de la tuberculose:
«les progrès réalisés dans la recherche sur la tuberculose sont astronomiques. Mais il a fallu faire amende honorable; prendre du recul, et se dire: "Nous faisons fausse route. Nous ne découvrons plus de cibles médicamenteuses. Nous ne découvrons plus de médicaments qui fonctionnent conformément à nos attentes".»
Flynn a entamé ce processus d’introspection il y a dix ans. Elle a consacré sa carrière à l’étude approfondie de l’immunologie de la tuberculose chez la souris; un parcours couronné de succès. Mais elle savait qu’un traitement efficace et rapide de la tuberculose latente —qui affecte environ un tiers de la population mondiale— ne pourrait naître de son domaine d’étude. La souris de laboratoire qu’elle utilise depuis son premier emploi de chercheuse post-doctorante —et qui est utilisée depuis des décennies par la quasi-totalité des laboratoires qui dans le monde se consacre à la recherche sur la tuberculose— ne peut développer que la forme active de la maladie. «La souris est tombée de son piédestal, explique-t-elle. Je me suis demandé si je n’étais pas en train de rater quelque chose.»
Pour étudier la tuberculose latente, il lui fallait opter pour un nouvel animal de laboratoire: le macaque crabier. Les singes contractent la tuberculose à la manière des humains : leurs poumons se remplissent de granulomes de différents types, et dans 60% des cas, ils supportent l’infection sans présenter aucun symptôme. Mais la transformation d’un laboratoire entier n’est pas une mince affaire. Le coût d’entretien des singes est plusieurs milliers de fois supérieur à celui des souris, et ce notamment dans les environnements contrôlés aptes à l’étude des maladies infectieuses. Les expériences menées sur des singes sont en outre beaucoup plus longues, ce qui réduit d'autant le nombre d’articles publiés dans la presse scientifique, limite l’obtention de subventions et ralentit la carrière du chercheur.
Ce dernier doit par ailleurs s’accommoder d’un échantillon réduit, et travailler sans outils génétiques et autres réactifs. Mais Flynn ne s’est pas découragée, et elle a réalisé son projet. Voilà dix ans qu’elle expérimente sur des singes —et pourtant, elle consacre un peu de son temps à la reproduction des découvertes réalisées grâce aux souris il y a plus de dix ans (comme le rôle joué par les cellules immunitaires CD4 dans la lutte contre la tuberculose). Bon nombre de ses collègues auraient accepté les données d’hier sans les remettre en question. «Pour nous, c’est un pari risqué et éprouvant, avoue-t-elle. Un saut dans l’inconnu.»
Le macaque supérieur au modèle murin?
Selon Richard Chaisson, directeur du Centre de recherche sur la tuberculose de l’université John Hopkins, les avantages de l’abandon du modèle murin ne seraient pas forcément à la hauteur de l’investissement en temps et en argent qu’il représente. Comme il l'explique dans un email:
«Lorsqu’on est confronté à un nouveau médicament, on se demande toujours s’il va se comporter comme les anciens dans l’organisme de la souris. Mais lorsqu’il s’agit d’anticiper l’effet qu’aura une substance sur le corps humain, le système murin demeure le plus précis à ce jour - et de loin. Un grand nombre de chercheurs s’intéressent aujourd’hui aux modèles primates, mais jusqu’ici, rien ne permet d’affirmer que cette approche très onéreuse égale —ou surpasse— le modèle murin».
Il serait pour le moins difficile de prouver une telle affirmation. Quel procédé —scientifique et satisfaisant— permettrait d’établir la supériorité d’un animal de laboratoire face à un autre? Nous ne pouvons revenir en arrière; impossible de reproduire cinquante années de recherche en utilisant les singes en lieu et place des souris, avant de comparer les médicaments obtenus. Le cours de l’histoire de la biomédecine n’a qu’un sens; elle ne fourni aucune série de statistiques pouvant être comparées ; c’est une expérience unique, et elle ne peut être répétée.
Avant la vague murine des années 1960, les modèles classiques des recherches consacrées à la tuberculose étaient le lapin et le cochon d’Inde —des mammifères également bon marché, de petite taille; leur réponse granulomateuse est assez proche de celle des humains. Depuis, un certain nombre de nouveaux modèles ont vu le jour: les poissons rouges et les grenouilles peuvent développer une maladie similaire, tout comme le poisson zèbre, le cyprinidé préconisé par les National Institutes of Health: on peut observer la formation de ses granulomes en temps réel. Flynn estime que chacun de ces modèles a sa place dans le monde de la recherche. Selon elle, chaque question différente appelle une méthode différente. Mais si vous souhaitez étudier l’évolution de la tuberculose latente chez l’animal, il vous faudra vous contenter d’un macaque ou d’un autre primate.
Pour ce qui est des souris,
«Je ne leur reproche pas d’être inutiles, ni même de ne pas être le système le plus utile de tous. Mais en concentrant toute notre attention sur la souris, nous nous exposons à un risque des plus graves.»
Les souris parlent aux souris, les primates aux primates...
Pour un scientifique, changer d’animal de laboratoire en milieu de carrière, c’est un peu comme de changer de religion. Les chercheurs universitaires cultivent l’entre-soi. Ils se regroupent généralement en fonction de leur système-modèle : les «souris» parlent aux souris; les «primates», aux primates. Chaque groupe s’organise au sein de son propre granulome fibreux fait de congrès, de conférences et de comités de lecture. Lorsque vous faite une demande de subvention auprès des NIH, ou que vous soumettez un manuscrit à une revue scientifique, les pairs qui évaluent votre travail sont généralement vos compagnons de route; les membres de votre groupe animalier. Changer d’espèce de prédilection, c’est tourner le dos à sa caste; et lorsque cette caste est la plus importante et la mieux financée, eh bien… Flynn finit par m’avouer qu’elle en a «perdu le sommeil». Et d’ajouter avec un petit rire: «J’ai toujours dit que c’était un suicide professionnel.»
* * *
Cliff Barry, le chercheur féru d'animaux de Germantown, semble au fait des mérites de l’uniformisation. Lorsque je l’ai rencontré dans son bureau des National Institutes of Health, en juillet dernier, il portait un pantalon noir, une ceinture noire et des chaussettes noires, un polo noir moulant, une paire de lunettes noires rectangulaires Armani Exchange —et j’ai aperçu une paire de tennis noires à ses pieds, sur le sol. Il m’explique que sa garde robe unie lui simplifie la vie. Tout va avec tout. Un souci en moins.
Et pourtant, Barry a pris ses distances avec le modèle standard de la recherche sur la tuberculose —celui qu’on peut commander par téléphone, par paquets de cent, réparties en souches et en variétés bien définies. Il a rejeté l’animal qui permet les manipulations moléculaires les plus complexes; l’animal qui permet de tester les nouveaux médicaments le plus rapidement possible —tout comme JoAnne Flynn. Pour lui, les vertus tant vantées du complexe industriel murin ne sont qu’illusion. Les médicaments passent de la souris à l’homme, et ils sont inefficaces.
Dans son propre laboratoire, il a passé les trois dernières années à élaborer ce qu’il appelle un «modèle avancé» de la découverte thérapeutique. Le primate a les yeux bruns; deux touffes de poils blancs ornent ses oreilles; son pelage noir est moucheté de gris. Le ouistiti mesure dix-huit centimètres et il pèse environ 225 grammes; il n’est pas beaucoup plus gros que le rat de laboratoire, et atteint sa maturité sexuelle deux fois plus vite que le macaque. Les cas de jumeaux chimériques sont très fréquents (environ 90% des naissances); ces jumeaux partagent le même système immunitaire —pour Barry, c’est là un parfait outil de contrôle applicable à l’ensemble des expériences; c’est comme s’il il menait une série d’études portant sur d’innombrables (et minuscules) jumeaux. Il administre un nouveau médicament à un ouistiti, tout en en privant son frère (ou sa sœur); puis il compare les résultats. Certains espèrent même pouvoir soumettre le ouistiti à tout l’éventail des technologies issues du génie génétique: en 2009, une équipe de chercheurs japonais a créé une lignée de ouistitis transgéniques —une première chez les primates.
Seulement, lorsqu’on le compare à la recherche murine, le modèle avancé de Barry avance à pas de tortue. Ses animaux nécessitent trente-cinq fois plus d’espaces que les souris, ainsi qu’une supervision vétérinaire de tous les instants. Ils sont contagieux ; les employés de laboratoire doivent donc enfiler d’épaisses tenues de protection équipées de ventilateurs. Chaque animal doit être dressé jour après jour, de façon à ce qu’il accepte les injections et apprenne à se faufiler dans le scanner. Somme toute, Barry explique que le passage au ouistiti a divisé le nombre de composés pouvant être testés par 50, voire par 100. «Je ne cesse de remettre cette décision en question», avoue-t-il. Ce modèle d’animal plus lent et moins efficace pourra-t-il vraiment nous permettre de vaincre la tuberculose ?
«Ne me parlez plus jamais du modèle murin»
Barry en est persuadé, mais une éminence grise [en français dans le texte, NDT] lui barre la route: le microbiologiste Jacques Grosset, 82 ans. Ce Français aux cheveux blancs et duveteux forme la nouvelle génération de chercheurs depuis la moitié du siècle dernier ; il a testé des médicaments et des polythérapies sur une souche de souris résultant de croisements entre animaux consanguins : la «Bagg’s Albino». Ils procèdent à des injections et en infectent par centaines, en une éternelle parade d’oreilles pâles, d’yeux roses et de pelages blancs comme neige.
Dans les années 1960 et 1970, Grosset a participé au développement de la fameuse combinaison de quatre antibiotiques permettant de lutter contre la tuberculose; depuis, il procède à des mises au point et à des substitutions pouvant améliorer le traitement, et teste le tout sur ses souris. Certaines variations se sont avérées plus efficaces que d’autres. En 1989, il a remarqué qu’un des ingrédients gâchait l’ensemble du cocktail: les souris de laboratoire infectées se portaient mieux lorsqu’on le retirait du mélange. Quinze ans plus tard, les membres de l'équipe de Grosset ont fait une autre découverte de taille: lorsqu’ils remplaçaient l’ingrédient problématique par un autre, appelé moxifloxacine, les souris guérissaient en un temps record. «Les constatations semblent indiquer que cette association pourrait raccourcir la durée de la thérapie permettant de guérir la tuberculose humaine», ont-ils écrit.
La vidéo ci-dessus montre les radios des poumons de ouistitis jumeaux atteints de tuberculose. Le jumeau de gauche souffre d’une forme plus virulente, connue comme le Beijing clade, potentiellement très dangereuse pour l'humain. Cette distinction est invisible sur des souris.
Barry considère Grosset comme un ami; il a même baptisé l’un de ses bichons à poil frisé «Jacques», en son honneur. Mais lorsque les découvertes relatives à la moxifloxacine ont été annoncées lors d’une conférence parisienne sur les pathologies pulmonaires, il a émis quelques réserves. Tout le monde voulait tester cliniquement l'association thérapeutique de Grosset, aussi vite que possible —mais rien ou presque ne permettait d’affirmer que les données murines se traduiraient de la même manière chez l’humain.
«Les gens étaient fous de joie; l’excitation était à son comble. Alors je me suis levé, j’ai pris le micro et j’ai dit: "C’est une erreur. Ce sera un échec. Et lorsque l’échec sera constaté, accordez-moi une faveur: ne me parlez plus jamais du modèle murin."»
L'apparente disparité entre les résultats murins et ceux de l'essai clinique
Personne ne l’a écouté. Un important essai clinique s’en est suivi avec plus de quatre cent patients dans vingt-six hôpitaux répartis sur quatre continents (ce type de recherche coûte en général plusieurs dizaines de millions de dollars), et comme on pouvait s’y attendre, les résultats furent désastreux. L’introduction du nouvel ingrédient n’avait aucun effet notable sur la durée du traitement. Lorsque les scientifiques responsables de l’étude (Grosset y compris) ont publié leur rapport en 2009, ils ne purent qu’admettre leur surprise face à «l’apparente disparité entre les résultats murins et les résultats de cet essai clinique».
Peu de temps après, un second groupe a conduit un essai clinique similaire —et tout aussi cher— en s’intéressant cette fois à la tuberculose chez les patients américains et asiatiques, plutôt que sur des malades noirs africains —qui prédominaient dans l’étude de Grosset. Les résultats furent plus ou moins identiques. Barry estime qu’«on nous mène en bateau – et ça fonctionne à tous les coups». Les médecins qui ont mis au point la thérapie classique il y a quarante ans n’avaient pas besoin de données murines précises —ils ont découvert le traitement en favorisant une approche brutale: une série d’essais cliniques chez l’humain, qui a duré près de vingt ans, afin de tester toutes les combinaisons possibles et imaginables. «La méthode d’élaboration de ces quatre antibiotiques est extraordinaire. Nous ne verrons jamais plus rien de tel.» Depuis, des milliers d’études murines portant sur la tuberculose ont été réalisées, mais aucune d’entre elle n’a pu être utilisée pour mettre en place un nouveau traitement validé par une étude clinique. «Et ce problème ne concerne pas uniquement la tuberculose ; c’est vrai pour la quasi-totalité des autres maladies, explique-t-il. Nous consacrons de plus en plus d’argent à ces recherches, mais le nombre de médicaments-candidats n’augmente pas».
* * *
Cliff Barry n’est pas le seul scientifique à faire part de sa frustration face à la lenteur de l’innovation médicale. L’essor de la souris —et les millions d’articles de recherches qui en ont découlé— a-t-il révolutionné le monde de la santé publique? Rien n’est moins sûr.
Dix ans d'efforts et 800 millions de dollars pour un nouveau médicament...
Il est bien évidemment toujours difficile d’évaluer de tels domaines dans leur globalité, mais les décideurs du monde de la santé et de la science sont aujourd’hui d’accord sur un point presque inavouable: le domaine de la découverte de médicament est aujourd’hui en crise. En hiver dernier, Francis Collins (actuel directeur des NIH) à inauguré un nouvel institut (le 28ème). Sa mission: régler le problème de «tuyauterie » de la biomédecine: la recherche engloutit un flot de milliards de dollars chaque année, mais elles n’offre plus qu’un mince filet d’innovations à l’arrivée. Un nouveau médicament viable nécessite dix ans d’efforts et 800 millions de dollars d’investissement; parmi les composés pouvant être envisagés pour les essais, seul 1 sur 10 000 porte ses fruits.
Sombres statistiques; de celles qu’on brandit lors des discussions tournant autour de la réforme des soins de santé et du déficit du budget national. Nous avons assisté à une révolution de la génétique moléculaire, mais la recherche médicale est au point mort. Le budget de la Santé américain est plus de deux fois supérieur à celui de la plupart des pays occidentaux, mais l’espérance de vie de ses citoyens, leur taux de mortalité infantile et les taux de survie des malades du cancer (entre autres chiffres importants) sont estimés d'une qualité moyenne ou faible. Et personne ne sait pourquoi.
Selon certains, notre large gamme de méthodes génétiques minutieuses nous aurait transformés en obsédés du détail; de la petite mécanique de chaque maladie. L’arbre qui cache la forêt, argument bien connu: les médecins étaient plus efficaces dans les années 1970, lorsqu’ils tentaient de découvrir des médicaments qui fonctionnaient lors des essais cliniques, en dépit des mécanismes sous-jacents. D’autres disculpent les sciences fondamentales, mais s’en prennent au manque de rigueur des essais cliniques: ces derniers seraient si mal conduits qu’ils feraient échouer des médicaments de bonne qualité, sûrs et efficaces. Un autre groupe se demande si le problème ne vient pas de la phase préclinique: les chercheurs utiliseraient peut-être des méthodes statistiques erronées lors de leurs tests sur animaux; peut-être mettent-ils de côté les résultats négatifs; peut-être biaisent-ils subtilement leurs données en choisissant un certain type de souris plutôt qu’un autre dans la cage.
Les chercheurs finissent par ressembler à leurs animaux: paresseux et persuadés du bien fondé de leurs méthodes
Il y a une autre façon d’expliquer les grandes dépenses et le faible taux d’innovation de la biomédecine: peut-être les animaux sont-ils eux-mêmes à la source du problème. Les rats et les souris produits à la chaîne sont devenus les principaux véhicules de la recherche de base et des tests préclinique, toutes maladies confondues. Une approche «taille unique» de la chose scientifique. Et si cette taille était bien trop grande?
Pour certaines maladies, comme la tuberculose, le modèle murin est peut-être inadapté par essence; peut-être lui manque-t-il les principaux mécanismes de la pathologie humaine. Pour d’autre, la simple omniprésence de ces rongeurs —et leur utilisation standard— pourrait entraver la recherche. Jeffrey Mogil, qui étudie les douleurs chroniques à l’université McGill (Montréal), remarque que la quasi-totalité des données de la recherche murine proviennent de spécimens mâles, et ce en dépit du fait que les souris mâles et femelles réagissent à la douleur de façons différentes. Mark Mattson déplore les conditions et les techniques d’élevage de masse, qui faussent ses expériences et donnent naissance à des souris trop nourries et en mauvaise santé.
Peut-être les chercheurs finissent-ils par ressembler à leurs animaux favoris: si paresseux et persuadés du bien fondé de leurs méthodes, si bien nourris par les subventions du gouvernement, que toutes les failles du modèle sont passées inaperçu, passant sous leur nez tels des gadgets détraqués sur un tapis roulant. Peut-être que les chercheurs et les sujets de leurs recherches sont-ils prisonniers de l’abrutissant mécanisme de la science, unis —main dans la patte— dans la grande fabrique du savoir. Si les rongeurs posent problème —pas seulement par leur poids ou leur manque d’exercice, mais par leur manque d'utilité fondamentale en tant qu’instrument d’apprentissage— les scientifiques ne remarqueraient peut-être rien.
«Pour la première fois de l'histoire, nous allons pouvoir tout savoir d'un mammifère»
Pour constater le problème, peut-être faudrait-il faire appel à une personne de l’extérieur, au-delà des portes de l’usine. Au début des années 1990, alors même que la souris transgénique prenait son essor, plusieurs historiens et philosophes des sciences ont commencé à mettre sur pied une critique formelle de la biomédecine industrielle. Ils commencent par reconnaître que la souris et le rat se sont avérés extrêmement productifs, et que l’uniformisation a permis de réaliser d’incroyables économies d’échelle. Mais ils se demandent si une monoculture de laboratoire —et l’excès de donnée qui la caractérise— peut être viable sur le long terme. Les rats et les souris sont moins pratiques pour élaborer des médicaments que pour enregistrer des données pour la forme : ils nous ont fourni un million de sujets d’articles, et pourraient nous en offrir un million de plus. On pourrait bientôt empiler toutes ces recherches dans une remise poussiéreuse, aux côtés d’autres mastodontes de la recherche (la phrénologie, la théorie des miasmes, le behaviorisme radical) qui ont suivi leur petit bonhomme de chemin pendant plusieurs décennies, avant de s’arrêter net. Sans grande utilité ; peu cités.
Charles River est le leader mondial des souris, rats et rongeurs de laboratoire. Ci-dessus un cochon d'inde glabre vendu au prix de 136 dollars (102 €).
Paranoïaques ou prophètes, ces détracteurs n’enrayent pas la progression triomphante des hordes de souris. Les modèles transgéniques ont colonisé la biomédecine toute entière, et leur influence grandit chaque jour. Lors d’un congrès organisé l’an dernier à Londres, les scientifiques ont annoncé l’inévitable prochaine étape: un projet audacieux visant à faire muter l’ensemble des gènes du génome murin et à enregistrer leurs fonctions dans une base de données publique. Une entreprise gigantesque, menée de front par plusieurs gouvernements, qui pourrait conforter la souris dans sa position d’organisme animal le plus examiné et le plus analysé de la planète. «Une occasion historique», pour reprendre l’expression d’un des organisateurs, Mark Moore. «Pour la première fois de notre histoire, nous allons pouvoir tout savoir d’un mammifère, en procédant de manière systématique».
Ce projet, qui a le soutien d’organismes scientifiques aux Etats-Unis et en Europe, coûtera au moins 900 millions de dollars. Un projet de «mégascience» tout simplement monumental, pour le prix du Large Hadron Collider. Au final, nous aurons une archive des lignées de cellules souches; une structure communautaire à l’aide de laquelle chaque chercheur pourra créer (et commander via Internet) une souris ayant un gène (sur 20 000) de désactivé. Chacune de ces innombrables variations passera une batterie de tests; ses caractéristiques essentielles seront sauvegardées dans une banque de données.
Il faut choisir de nouveaux animaux et de nouveaux systèmes
Ce type de rêves bio-utopiques pourrait faire naître de grandes espérances —et nous y emprisonner. Lorsqu’on investit tant de temps et d’argent dans un seul modèle, comment savoir si ce modèle a perdu son utilité, et s’il est temps de passer à autre chose? Vinny Lynch, biologiste de l’évolution à Yale, envisage l’avenir de la biologie avec les yeux de Don Quichotte. C’est le modèle «en sablier» de la recherche animale; nous avons commencé par étudier l’ensemble de la Nature, de façon presque aléatoire —les chercheurs menaient de vastes études biologiques des oiseaux, des escargots et des éléphants, sans comprendre les mécanismes de la Nature. Au XXe siècle, tout change et tout se réduit: l’ensemble des travaux de recherche passent désormais au fin tamis des systèmes modèles. Nous sommes en train d’atteindre les limites de ce goulet d’étrangement —prenons les limites inhérentes de la souris, par exemple— et il nous faut à nouveau élargir nos horizons, pour appliquer tout le savoir accumulé lors du siècle dernier afin de choisir de nouveaux animaux et de nouveaux systèmes, et de bâtir une science plus rationnelle, plus pertinente.
Dans un article intitulé «Utilisez avec précaution: les divergences des systèmes de développement et les dangers potentiels des modèles d’animaux», Lynch appelle de ses vœux l’entrée dans cette prochaine phase. Il m’explique que nous pourrions d’ailleurs déjà avoir atteint le point critique. Le monopole de la souris vacille face à des technologies génétiques plus rapides et moins onéreuses. De plus en plus d’espèces font l’objet d’un séquençage et d’une manipulation génétique en laboratoire. Dans un hameau du nord de Long Island, le Cold Spring Harbor Laboratory suit chaque étape de notre évolution. Son site Web déclare : «la variété d’organismes étudiés par nos soins connaît une expansion massive». Parmi les modèles émergents détaillés sur le site, on peut citer le wallaby et la guêpe, la caille et l’escargot, l’igname et le muflier.
Ces indicateurs sont encourageants. Ils semblent indiquer qu’en dépit du projet de mutation murin à un milliard de dollars qui se profile à l’horizon, nous pourrions bientôt prendre nos distances d'avec les normes industrielles qui ont dominé la recherche biomédicale pendant tant de décennies. Clif Barry et JoAnne Flynn sont peut-être à l’avant-garde d’un nouveau mouvement scientifique, un rejet des sirènes de l’«organisme-modèle-isation» —pour se tourner vers des sujets d’étude plus variés. Un retour aux méthodes du XIXe siècle, peut-être; plus lentes, plus comparatives. Un temps où les théories étaient bâties à partir des différences du plus grand nombre, plutôt que sur les similitudes de quelques organismes.
Chaque organisme-type à ses limites, et ne recèle qu’une quantité finie de connaissances. Le jour viendra où nous saurons tout du fonctionnement de la souris; où nous aurons disséqué chacun de ses petits organes pour les étudier à l’échelle nanoscopique —et le filon de données sera définitivement épuisé. Lorsqu’elle creuse depuis trop longtemps, la science finit toujours par s’embourber. Ses explorations souterraines sont si profondes, si spécifiques, et elle s’égare si facilement dans les lettres d’un génome étranger —qu’au final ses rapports de recherche perdent toute espèce de sens. Pour sortir de cette impasse, pour développer de nouveaux traitements et comprendre le fonctionnement des maladies la science doit se faire plus inclusive, plus organique; cette entreprise de recherche doit ouvrir ses portes aux souris, aux mouches et aux vers, sans oublier les ouistitis —tous les insectes, tous les oiseaux et toutes les bêtes qui partagent notre éclatant écosystème de découverte.
Daniel Engber
Traduit par Jean-Clément Nau
Crédits photo:
National Institute on Aging
Clifton E. Barry, 3rd.
National Library of Medicine / Jerry Hecht
OMS
Tuberculosis Research Section, National Institute of Allergy and Infectious Diseases
Charles River Laboratories