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Fukushima: le Japon a-t-il vraiment évité de justesse une évacuation de Tokyo?

Temps de lecture : 4 min

Le rapport de Rebuild Japan qui dit que le Japon a «évité de peu une réaction en chaîne démoniaque» faite de fusions de réacteurs nucléaires et de l'évacuation de Tokyo est à prendre avec du recul.

Mike Weightman, envoyé de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) examine le réacteur n°3 de la centrale de Fukushima Dai-ichi, le 27 mai 2011. REUTERS/Ho News
Mike Weightman, envoyé de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) examine le réacteur n°3 de la centrale de Fukushima Dai-ichi, le 27 mai 2011. REUTERS/Ho News

À l'occasion du premier anniversaire du tsunami qui coûta la vie à 20.000 personnes et causa la fusion partielle de la centrale nucléaire de Fukushima, une nouvelle ONG, nommée Rebuild Japan [reconstruire le Japon], a publié fin février un rapport à l'origine d'une terrifiante couverture médiatique.

«Le Japon a envisagé l'évacuation de Tokyo pendant la crise nucléaire» hurlait la manchette du New York Times surplombant un article de Martin Fackler dans lequel on pouvait lire que «Le Japon a frôlé une crise nucléaire encore plus grave que celle qui a englouti la centrale de Fukushima Daiichi».

Cette crise encore plus grave était un scénario du pire imaginé par les autorités japonaises au moment de la catastrophe. Si les ouvriers de la centrale Fukushima Daiichi avaient été évacués, écrit Fackler, certains craignaient que «la centrale échappe à tout contrôle, libère des quantités encore plus importantes de substances radioactives dans l'atmosphère, ce qui, ensuite, aurait forcé à l'évacuation d'autres centrales voisines et causé davantage de fusions de réacteurs».

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Fackler cite un ancien patron de presse et fondateur de Rebuild Japan, Yoichi Funabashi, pour qui: «Nous avons évité de peu le scénario du pire, même si le public ne l'a pas su».

Beaucoup de doutes sur l'exécution d'un tel plan d'urgence

Dire que le Japon a «évité de peu» ce qu'un autre haut responsable nomme une «réaction en chaîne démoniaque» faite de fusions de réacteurs nucléaires et de l'évacuation de Tokyo est une affirmation bien extraordinaire.

On tremble en pensant aux problèmes, aux drames et aux accidents qu'aurait quasi certainement signifié toute tentative d'évacuer une métropole de 30 millions d'habitants. Le rapport de Rebuild Japan n'a pas encore été publié, mais les raisons ne manquent pas pour douter que le Japon ait été, à un moment ou à un autre, sur le point de mettre un tel plan d'urgence cauchemardesque à exécution.

Le jour-même où le New York Times publiait son article, PBS diffusait, dans le cadre de son programme Frontline, un documentaire sur la catastrophe de Fukushima qui invitait à une interprétation quelque peu différente.

Dans une interview menée dans le cadre de cette émission, le premier ministre de l'époque, Naoto Kan, laisse entendre que la crainte de défaillances en cascades de plusieurs centrales nucléaires n'était rien d'autre que des spéculations émises par certains de ses conseillers sur le coup de la panique.

Possible n'est pas probable

«J'ai demandé à plusieurs de mes collaborateurs de faire des prévisions», a expliqué Kan à PBS, «et l'une de ces prévisions était un scénario du pire. Mais ce scénario était simplement quelque chose de possible, cela ne voulait pas dire qu'il pouvait arriver».

Les auteurs du rapport de Rebuild Japan ont aussi parlé à Kan, et à 300 personnes au total. Selon le Times, ces entretiens apportent la preuve que Tokyo Electric Power Company (Tepco) avait l'intention d'abandonner la centrale défaillante, ce qui aurait aggravé la crise de manière significative.

Mais est-ce que cela allait réellement se produire? Interrogé par PBS, Kan déclare que, selon les membres de son cabinet, Tepco «voulait se retirer», mais ajoute que le PDG de l'entreprise «n’avait pas dit ouvertement [à Kan] qu'ils voulaient se retirer, ou qu'ils n'allaient pas se retirer».

Confusion et indécision

Le producteur du documentaire Frontline, Dan Edge, déclare, dans une interview postée sur le site de PBS, que les ouvriers de Fukushima avec lesquels il s'est entretenu avaient été informés, au soir du 14 mars, qu'une évacuation complète allait avoir lieu, pour qu'on leur dise le lendemain matin qu'elle n'aurait finalement pas lieu.

Tout cela suggère beaucoup de confusion et d'indécision, et ce qui s'est passé à Fukushima exige sans aucun doute de désigner des coupables après une enquête approfondie. Que Tepco ait ou non mal géré la centrale après le déferlement du tsunami, il est prouvé que les dirigeants de l'entreprise n'ont pas rénové la centrale à temps et ont ignoré le risque d'un énorme tsunami capable de briser la digue de protection.

Une étude crédible mais pas assez critiquée

D'un côté, le rapport de Rebuild Japan semble avoir été rédigé par une équipe extrêmement crédible de «30 professeurs d'université, avocats et journalistes». Mais une étude aussi légitime mérite quand même d'être analysée d'un œil sceptique.

Pourtant, Fackler et le Times font le choix de ne citer aucun expert indépendant face à Funabashi, de Rebuild Japan. Que Rebuild Japan envoie son rapport aux journalistes une semaine entière avant sa publication officielle, évitant ainsi à des experts extérieurs d'évaluer ses affirmations, aurait pu leur mettre la puce à l'oreille.

Et on aurait pu aussi envisager que le rapport mérite un avis contradictoire en voyant qu'il exclut la version des dirigeants de Tepco, qui n'ont pas voulu répondre aux enquêteurs de Rebuild Japan.

Les conclusions de l'étude de Rebuild Japan méritent sans aucun doute d'être relayées dans la presse, mais le Times aurait pu faire un peu mieux attention au sophisme de son scénario du pire.

Il y a toujours un scénario du pire

«Dans n'importe quel domaine», écrivait le physicien Bernard Cohen en 1980 dans son classique, The Nuclear Energy Option [le choix de l'énergie nucléaire], «il est possible de concocter un scénario catastrophe qui est pire que tout ce qui a déjà été proposé». Cohen déroule ainsi le scénario d'une fuite d'essence provoquant des incendies incontrôlables, une épidémie et, au final, une guerre nucléaire.

Cohen conclut sa fantastique expérience de pensée en déclarant:

«On m'a souvent dit que les probabilités importaient peu –le simple fait qu'un tel accident soit possible rend l'énergie nucléaire inacceptable. Sur ce modèle, nous avons montré que l'usage de l'essence n'est pas acceptable, comme à peu près n'importe quelle activité humaine est aussi inacceptable. Si les probabilités importent peu, nous pourrions tous mourir demain car des milliers de dangers constituent notre vie quotidienne.»

Au lendemain de la catastrophe de Fukushima, il était parfaitement raisonnable pour les autorités japonaises d'imaginer et d'envisager le pire enchaînement d'événements. Mais avec le recul, c'est une erreur de surestimer les risques d'un tel scénario.

Certes, les choses auraient pu encore plus mal se passer –tout comme elles auraient pu encore mieux se passer. Et si le New York Times et d'autres médias veulent parler de l'anniversaire du tsunami, mieux vaut qu'ils n'oublient pas les mises en garde du professeur Cohen.

Ted Nordhaus et Michael Shellenberger

Ted Nordhaus et Michael Shellenberg sont les auteurs de Break Through: From the Death of Environmentalism to the Politics of Possibility et les co-fondateurs de l'institut Breakthrough.

Traduit par Peggy Sastre

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