France

«City of Poros»: histoire d'un procès fantôme et de victimes oubliées

Temps de lecture : 7 min

Pendant quatre jours, la cour d’assises de Paris a jugé par contumace les auteurs de l’attentat qui a coûté la vie à neuf personnes, dont trois Français, en Grèce en 1988. Des audiences qui n’ont pas totalement permis aux familles des victimes de faire leur deuil.

Le Palais de justice de Paris. REUTERS/Benoît Teissier.
Le Palais de justice de Paris. REUTERS/Benoît Teissier.

S'ils sont toujours en vie, Samir Ahmed Khaidir, Adnan Mohamad Sojod et Abdul Hamid Amoud liront peut être dans la presse que la cour d’assises spéciale de Paris vient de les condamner à trente ans de réclusion criminelle pour «homicides volontaires et tentatives d’homicides volontaires».

En tout cas, jeudi 1er mars, à l’annonce de ce verdict conforme aux réquisitions de l’avocat général, personne ne s’agitait dans le box des accusés désespérément vide. Sans surprise, les trois ombres des coupables ont écopé de la peine maximale pour l’attentat survenu en Grèce, le 11 juillet 1988, à bord du City of Poros, qui avait fait neuf morts —dont trois Français­— et des dizaines de blessés.

Pendant quatre jours, la cour a jugé des fantômes, des hommes dont l’absence est devenue chaque matin plus pesante pour la quarantaine de parties civiles présentes dans la salle d’audience. Ces bancs de bois déserts narguaient les victimes de l’attaque terroriste, venues témoigner si longtemps après les faits, et leur laissaient un goût amer.

Tant de patience face à des «délais scandaleux», comme le dénonce d’emblée leur avocat, Me Francis Szpiner, pour finalement se résoudre à ne jamais obtenir de réponses. «Les assassins resteront pour nous sans visage, a déploré Christiane Vigneron, la mère de Laurent, un jeune homme décédé des suites de ses blessures à l’âge de 22 ans. Aujourd’hui, je suis plus mal que je ne l’étais auparavant, je ne sais pas si ce procès va m’aider.»

Huit ans entre l'ordonnance et le procès

Au-delà du symbole, quel sens en effet donner à ce rendez-vous intervenu si tardivement pour les rescapés et leur famille? A quoi cela rimait-il d’exhumer les reliques de cette période sanglante des années 80 durant laquelle les bombes explosaient par intermittence aux quatre coins du monde? La justice du présent peut-elle rattraper les errements du passé?

Depuis l’attentat du City of Poros, presqu’un quart de siècle s’est écoulé sans que le dossier ne surgisse sur la scène judiciaire, ni en France, ni en Grèce. L’ordonnance de mise en accusation a été rendue en 2004, mais il aura fallu ajouter huit ans de piétinement avant que ce procès d’outre-temps ait enfin lieu.

Cela n’a pas empêché des dizaines de victimes et ayants-droit de répondre présent. A la barre, les témoignages se sont enchaînés à un rythme soutenu pendant près de deux jours. Femmes et hommes, toutes générations confondues, se sont souvenus avec émotion de leur effroyable journée et ont raconté le massacre avec une somme impressionnante de détails.

Tandis que l’huissier assurait la distribution de mouchoirs et de verres d’eau, les victimes forçaient leur voix mal assurée à tenir bon afin de parvenir au bout du récit. A les écouter, l’attentat du City of Poros ne datait plus du 11 juillet 1988, c’était hier. Lors de cette journée très ensoleillée et particulièrement chaude, propice à une excursion en mer…

«Je pensais que l'arme était un jouet»

Ce jour-là, quelque 470 touristes à la recherche d’un peu de fraîcheur se laissent séduire par une croisière dans le golfe Saronique. Au programme: la découverte de trois îles, Hydra, Poros et Egine, en voyageant à bord d’une vaste embarcation avec piscine et restaurant. L’excursion se déroule sans anicroche au rythme des escales et baignades.

C’est au retour, vers 18h30, que la situation bascule. Un jeune touriste situé sur le pont supérieur se penche au-dessus de son sac et en extirpe un pistolet-mitrailleur. Sans hésitation, il fait feu à 180 degrés. «Au début, j’ai cru entendre des pétards», raconte, comme beaucoup d’autres passagers, Jérôme Gautier, âgé de 16 ans au moment des faits. Dans ce décor idyllique, difficile d’envisager immédiatement le scénario d’une tuerie. «Je pensais que l’arme était un jouet», explique à son tour Marylise Le Goff.

Pendant moins de cinq minutes —une éternité pour les passagers—, les coups de feu claquent et le chaos s’installe sur le bateau. «J’avais 35 ans et je me suis dit: "Ca y est, ma vie est finie"», se souvient Martine Lewandowski, alors couchée sur sa fille pour la protéger. «Je me suis trouvée face-à-face avec le tireur qui avait un air cynique et un petit sourire, évoque de son côté Michèle Schuh. Il a tiré une première balle au niveau de ma cuisse, puis une seconde. Je me suis effondrée. Je pensais que c’était terminé mais deux autres balles se sont logées dans ma jambe.» Le sol vert des coursives est maculé de sang.

Après une courte accalmie, un projectile dévale les escaliers menant au pont intermédiaire. Lorsque la grenade explose, la déflagration projette à terre les touristes alentour. Des éclats de verre se nichent irrémédiablement dans la peau. «J’en ai même dans le cerveau que l’on ne pourra jamais ôter. Ils peuvent bouger et, à plus ou moins long terme, je risque de finir comme une plante verte», confie à la barre Laurette Hervé.

Pendant ce temps, à l’étage du dessus, une bombe incendiaire ravage le pont. C’est la panique. Certains passagers sautent à l’eau et sont secourus par un autre bateau de croisière. D’autres tentent de porter assistance aux blessés. Il faudra plusieurs heures avant que tous les rescapés ne débarquent enfin, complétement hagards, sur le port du Pirée. Derrière eux, la carcasse du City of Poros fume encore.

«Votre fils va être accusé»

Pour les parents des trois victimes françaises —Laurent Vigneron et Annie Audejean, un jeune couple d’étudiants ingénieurs sur le point de se fiancer, et Isabelle Bismuth, secrétaire dans une entreprise d’emballage de Rungis—, le calvaire commence. Ils ignorent tout du drame qui vient de se dérouler en Grèce et ne seront informés du décès de leurs enfants que quelques jours plus tard. «On a laissé partir une fille en pleine santé et en plein bonheur et on a récupéré un cercueil», s’exclame la mère d’Annie.

Chez les Vigneron, le deuil s’accompagne d’un choc supplémentaire. «Le 15 juillet, nous avons reçu un coup de fil des Affaires Etrangères, relate Christiane d’une voix calme. On nous a dit: "Il va vous arriver pire, votre fils va être accusé d’être un terroriste et on ne peut rien faire pour arrêter l’information. Au revoir Madame".»

Apparemment, la peau un peu foncée du jeune homme a suffi à convaincre les enquêteurs grecs, peu scrupuleux, qu’il était le tireur. Et sa complice serait… Isabelle Bismuth. Comble du sordide, la jeune femme apparaît dans tous les médias sur une photographie prise à bord, en train de jouer aux cartes avec son futur assassin. Ils auraient sympathisé au cours de la journée.

Il faudra attendre 1989 pour que la mémoire des deux jeunes Français soit enfin blanchie. «Les Grecs ne se sont pas soucié de savoir qui étaient les gens qu’ils mettaient en cause, reproche Me Szpiner. Ils ne se sont, à ce jour, toujours pas excusé de leurs accusations mensongères.»

Des membres de l'organisation d'Abou Nidal

C’est grâce à une voiture piégée qui a explosé —accidentellement, semble-t-il— quelques heures avant l’attentat, sur le port du Pirée, que la police retrouvera finalement la trace des vraies coupables. Dans les débris d’une Nissan Sunny, ils ramassent en effet deux pistolets mitrailleurs, une grenade et… des photos d’identité.

L’attentat est désormais signé. A partir de là, les enquêteurs retracent l’emploi du temps des terroristes, fouillent les chambres d’hôtel et appartements et mettent la main sur des pièces compromettantes: de multiples passeports et billets d’avion aux noms de Sojod, Amoud et Khaidir.

Tous trois appartiennent à l’organisation du Fatah-Conseil Révolutionnaire. Née en 1974 à la suite d’une scission au sein du Fatah de Yasser Arafat, cette délégation s’établit d’abord à Bagdad sous le contrôle d’Abou Nidal. Considérant Arafat comme un traître qui négocie avec les Israëliens, le Fatah-CR refuse tout compromis.

«L’organisation a rapidement perdu toute idéologie politique pour devenir un groupe mercenaire à la solde de pays sponsors», souligne Michel Guérin, un enquêteur de l’ex-DST (Direction de surveillance du territoire). Soutenue successivement par l’Irak, la Syrie, la Libye et l’Egypte, l’organisation d’Abou Nidal reste la plus sanglante de toutes celles se revendiquant du terrorisme palestinien. Plus de 300 personnes ont péri de ses mains.

«Le tireur n'est pas mort dans l'explosion»

Le modus operandi du commando est bien rôdé. Les trois hommes ne voyagent pas ensemble, logent dans des hôtels différents et n’ont qu’un seul lien: un «contrôleur» qui organise les opérations sur place. Selon l’accusation, c’est Samir Mohamed Ahmed Khaidir, alias Jaballa, alias Raphael ou Rouphael, né en 1951 à Naplouse (Jordanie, actuellement territoire occupé de Cisjordanie), qui a endossé ce rôle.

Après une ascension au sein du Fatah-CR, il était, depuis 1985, le chef du comité de renseignement étranger. En Grèce, deux jeunes recrues sont là pour lui prêter main forte: Abdul Hamid Amoud, présumé libanais, qui serait mort dans la mystérieuse voiture piégée, et Adnan Sojod, de nationalité inconnue, identifié comme le tireur par une trentaine de témoins à bord.

Que sont-ils devenus? «Je suis formelle: le tireur n’est pas mort dans l’explosion sur le bateau. Je suis sûre que je l’ai vu dans l’eau au milieu de la foule en panique», soutient fermement Nadège Montigny, une ancienne passagère. D’autres personnes ont expliqué dans leur déposition avoir vu un voilier blanc qui suivait de près le City of Poros et qui aurait pu servir à rapatrier Adnan Sojod.

En ce qui concerne Samir Mohamed Ahmed Khaidir, le cerveau du commando, il aurait été tué en Libye lors des purges organisées en 1990 au sein du Fatah-CR par Abou Nidal, selon certaines informations de la DST. Aucune preuve de son décès n’existe. Enfin, Hamid Amoud est peut-être mort dans l’explosion de la voiture piégée. Aussi, dans ce dossier pétri d’incertitudes, l’avocat général a-t-il demandé que de «nouveaux mandats d'arrêt» soient prononcés contre eux.

Ces mystères autour du destin des accusés, conjugués à une enquête grecque bâclée, une coopération calamiteuse avec la France et des délais interminables, ont rendu cette affaire bien épineuse d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée. D’ailleurs, toutes les victimes dressent le même constat: tout au long de ces années, elles ont été totalement «ignorées» et «abandonnées».

«Je crois que le terrorisme dérange énormément et que ses victimes représentent la mauvaise conscience de notre pays», déclare à la barre Christiane Vigneron. N’est-ce pas en fait le sens de ce procès : l’occasion pour la France de donner enfin une place centrale aux «oubliés», de laisser le dernier mot à la justice plutôt qu’aux terroristes?

Julie Brafman

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