Un homme marche dans la nuit. Qui est-ce, cette voix étrange, ce visage un peu inquiétant? Nous allons passer 90 minutes à ses côtés, pas sûr qu’on sache répondre à la question à la fin de la séance. Ni à beaucoup d’autres d’ailleurs, ce serait plutôt l’inverse : L’œil de l’astronome, film sorti le 22 février et consacré au savoir, à la connaissance, à la science et à ceux qui la font vivre, est une grande fabrique de questions, et fort peu de réponses.
Qui est-il, cet homme en noir dans la pénombre qu’éclaire à peine une bougie? L’acteur Denis Lavant, assurément, et le grand savant Kepler, dont Lavant interprète le rôle. Un héros, un chercheur, un type un peu fou, assez courageux, en mauvaise santé, un visionnaire dont la vue baisse et qui pourtant va rendre visible, c’est-à-dire compréhensible, davantage de l’univers que quiconque avant lui, et peut-être même d’ailleurs après lui.
Ce sale type de Galilée
Astronome, mathématicien, inventeur, écrivain et poète, Kepler est un bourreau de travail et un aventurier de la pensée capable de prendre aussi des risques physiques considérables, à une époque où on vous brûlait vif pour une théorie savante en odeur d’hérésie. Le film raconte une de ses aventures, moment connu de sa biographie: les 10 nuits de l’été 1610 durant lesquelles Johannes Kepler obtient de ce sale type de Galilée d’avoir en main sa première lunette télescopique. Il est aussi le premier à en comprendre le fonctionnement, et en déduit nombre d’observations, aussi bien astronomiques que sur le fonctionnement de l’œil, et sur celui de l’esprit humain, alors que se jouent intrigues et complots autour de l’empereur proche de sa fin.
Entièrement filmé de nuit à la lumière des chandelles, le film est un conte fantastique et politique, qui parie sur une intransigeante rigueur historique pour rendre sensible l’expérience même de la recherche. Avec la complicité de Denis Lavant, d’une grande finesse jusque dans les grimaces et les excès, c’est bien davantage qu’un tournant important de l’histoire des sciences que met en scène Stan Neumann: l’odyssée matérielle, physique, d’une pensée inscrite dans son temps, ses illusions, ses phobies et ses limites, et qui pourtant ose aller de l’avant.
L'hommage superbe aux savants
Auteur de nombreux documentaires, dont beaucoup de ceux de la collection «Architecture» (et d’un film extraordinaire sur les travaux du philosophe et philologue Klemperer sous le joug nazi, La langue ne ment pas), Neumann sait assez ce que signifie transmettre de la connaissance par les images pour refuser tout pensum pédagogique, toute complaisance romanesque, toute hagiographie. Son film, au-delà du cas Kepler, passionnant, est exemplaire des puissances du cinéma pour accompagner l’élan d’un travail de recherche, c’est tout simplement un des plus beaux films jamais dédiés à un savant.
La beauté parfois inquiétante des images, la rudesse des matières et des manières, le côté humain, personnel, du travail scientifique donne à la traversée de ces nuits un souffle d’épopée, dont les échos vibrent encore bien après que la lumière se soit rallumée.
Jean-Michel Frodon
» A lire aussi, l'entretien avec Stan Neuman, sur le blog Projection Publique