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Voulons-nous vraiment d'une mémoire parfaite?

Temps de lecture : 8 min

Les avancées technologiques nous permettent d'oublier de moins en moins de choses, modifiant ainsi la manière même dont nous vivons.

Des capteurs enregistrent la mémoire d'une souris à l'université normale de la Chine de l'est à Shanghaï, REUTERS
Des capteurs enregistrent la mémoire d'une souris à l'université normale de la Chine de l'est à Shanghaï, REUTERS

Cet article est traduit de Future Tense (Temps Futur), une collaboration entre l’Université d’Etat de l’Arizona, la fondation Nouvelle Amérique et Slate.com. Future Tense explore la façon dont les technologies émergentes influent sur la société, la politique et la culture. Pour en savoir plus, visitez le blog de Futur Tense et sa page d’accueil. Vous pouvez aussi suivre Futur Tense sur Twitter.

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Selon les conclusions d’une étude récente, la précision de notre mémoire se détériore plus tôt qu’on ne le supposait. Il faut s’y faire: les 45 ans de notre corps correspondent aux 60 ans de notre «mental». Fort heureusement, il existe des moyens pratiques pour renforcer l’agilité mentale: de l’exercice physique, une alimentation saine, des temps de repos suffisants et un apprentissage permanent.

La technologie joue un rôle croissant dans la préservation de nos facultés cognitives. De la guerre contre Alzheimer aux emplois non indiqués de la Ritaline, de l’Adderall au Modafinil, une chose est sûre: nous sommes bien décidés à perfectionner notre mémoire.

L’omniprésence des informations et des technologies a des effets majeurs sur l’état de notre mémoire. Je ne fais pas allusion aux produits de lutte contre les déficiences, à l’image de cette application de l’iPhone qui combat la maladie d’Alzheimer. Je parle plutôt des dispositifs informatiques plus courants que l’on utilise pour se rappeler les choses plus aisément, plus largement et pour faciliter leur visualisation.

On ne retient plus l’info, mais l’endroit où la trouver

A ce sujet, la journée de mobilisation contre le projet de loi SOPA (de lutte contre le téléchargement), a rendu 162 millions d’internautes – habitués à visiter l’encyclopédie collaborative pour satisfaire leur curiosité au quotidien – pour ainsi dire amnésiques. [NDLR: le site Wikipedia a fermé durant cette journée]. Personne n’est venu déranger mon hippocampe ou votre cortex préfrontal. Si ces actions de Wikipedia ont été retentissantes, c’est parce que l’utilisation d’Internet a un effet sur la mémoire transactive, c’est-à-dire «la capacité à se rappeler qui sait quoi».

Si nous savons que des informations sont disponibles sur Internet, nous avons tendance à retenir l’endroit où les trouver plutôt qu’à nous efforcer de les mémoriser. Cette tendance liée à l’évolution, qui vise à aplanir les obstacles de la cognition dans son environnement – naturel ou créé – s’étend au-delà des dispositifs de mémorisation des informations que nous connaissons déjà.

C’est ce qu’on appelle la «cognition étendue», et elle joue un rôle crucial dans la thèse controversée de l’esprit étendu («extended mind thesis»). Les tenants de cette théorie affirment que les technologies de gestion de l’information, qui vont de la calculatrice la plus basique aux ordinateurs les plus sophistiqués, ne fonctionnent pas toujours comme de simples outils de stimulation de la mémoire. Parfois, ils doivent être envisagés comme le prolongement de l’esprit humain.

Mémoire transactive

Si la science de la mémoire transactive ne suscite guère de polémiques, ses implications font l’objet de vifs débats. Le philosophe de la science américain Ronald Giere réfute l’idée d’un esprit étendu pour éviter tout problème conceptuel ou éthique. D’autres font preuve de prudence: saurons-nous être responsables dans notre exploitation de la technologie? Nicholas Carr, l’auteur de Is Google Making Us Stupid? («Google nous rend-il stupides?») qualifie les recherches relatives aux effets de la technologie sur la mémoire transactive d’«alarmantes». Dans All Things Shining («Toutes les choses qui brillent»), le célèbre détracteur de l’intelligence artificielle Hubert Dreyfus et le chercheur d’Harvard Sean Kelly expliquent que notre dépendance vis-à-vis des GPS contamine le talent et diminue nos visées au point d’«aplatir la vie de l’homme». L’historien Edward Tenner suggère que «l’accès à la mémoire électronique a tendance à nous faire surestimer nos connaissances et nos compétences». Le caractère permanent de ces débats signale un changement culturel que nous nous efforçons tous d’accepter.

Jusqu’à récemment, on imputait les problèmes de mémoire à une déficience au niveau individuel, un manque d’éthique ou d’humanité. En réalité, cette conception s’inscrivait dans une époque révolue: la rareté de l’information alimentait un esprit individualiste. Aujourd’hui, les avancées technologiques et techniques nous permettent de stocker et récupérer facilement, en toute sécurité et à bas coût, d’immenses quantités d’informations en réseau. L’abondance de l’information crée sa propre philosophie au sein de laquelle l’interdépendance et les intermédiaires occupent une place prépondérante.

Allez à une fête et vantez-vous de connaître par cœur les coordonnées de beaucoup de monde. Personne ne vous rendra hommage pour cet exploit à l’heure où la mémoire des hommes fait de plus en plus défaut. On vous conseillera plutôt de vous débarrasser de vos sensibilités obsolètes, de vous acheter un smartphone et une vie au passage.

Les transhumanistes, à l’image de George Dvorsky, s’obstinent à rechercher la mémoire parfaite ou la «total recall» («mémorisation de tout»). «Surtout, prévenez-moi quand la mémoire parfaite deviendra médicalement possible», a-t-il écrit.

Préserver l’oubli

Au risque de vous paraître vieux jeu, je trouve cela terrifiant. Notre faculté à oublier nous permet aussi de pardonner («le temps guérit toutes les blessures», comme on dit) à mesure que s’estompe la douleur du souvenir. De son côté, l’éthicien Justin Weinberg imagine qu’un souvenir parfait de la douleur de l’accouchement et du supplice des nouveaux parents privés de sommeil pourrait avoir un impact sur la reproduction. Il y a plus d’un siècle, Nietzsche émettait l’hypothèse selon laquelle l’oubli actif était la clé d’une vie débarrassée des ressentiments. Aujourd’hui, les scientifiques sont unanimes: la mémoire est considérée comme un «moyen créatif de constamment réécrire le moi».

Heureusement pour moi (mais pas pour Dvorsky), le souvenir parfait est encore une parfaite illusion. Nous n’avons pas trouvé les médicaments ou les interventions qui pourraient lui permettre d’exister. Les moyens numériques non plus. Du reste, Lawrence Busch de l’université d’Etat du Michigan explique que les technologies de stockage des informations sont plus avancées que les outils de catalogage des données:

«Les grandes bases de données couramment stockées sur des ordinateurs présentent beaucoup de problèmes similaires à ceux des technologies d’amélioration de la mémoire. Premièrement, les données sont souvent issues d’échantillons peu représentatifs et contenant de nombreuses erreurs; quelques données aberrantes peuvent fausser l’interprétation de l’ensemble des données. Deuxièmement, les programmes d’extraction de données ne sont souvent pas à la hauteur de leur réputation. Ils n’arrivent pas à détecter les nuances ou à identifier ce qui est important.»

Cependant, il est possible que de nouvelles avancées en matière de «capacités de recherche d’expressions-clés» suffisent pour augmenter considérablement nos souvenirs.

L’amélioration profonde de la mémoire serait-elle une pure bénédiction ou un échange faustien? Viktor Mayer-Schönberger, auteur de Delete: The Virtue of Forgetting in the Digital Age («Effacer: la vertu de l’oubli à l’ère du numérique»), penche pour la deuxième option:

«Avec la fonction Timeline de Facebook [Journal, dans la version française], on a l’impression que notre passé ne nous quitte pas d’une semelle. La faculté d’oubli, cette faculté humaine primordiale déjà menacée par l’omniprésence de la mémoire numérique complète, sera de plus en plus mise à mal. Un tel système renforce les outils d’accumulation de données volumineuses au détriment de l’individu. Il entrave nos possibilités de tourner la page, d’avoir une seconde chance. Il réduit notre capacité à agir dans le présent, sans rester encombré par un passé qui nous poursuit. En résumé, il nous empêche de synthétiser, d’évoluer, de grandir et de pardonner, et de voir la forêt dans son ensemble plutôt que les milliers d’arbres qui la composent. C’est là un élément fondamental de l’être humain qui disparaîtrait.»

Ma collègue Elizabeth Lawley, professeure de jeux interactifs et de médias au Rochester Institute of Technology, s’inquiète elle aussi de notre relation qui évolue par rapport à ce que Mayer-Schönberger appelle la «mémoire numérique». Prenons l’exemple de Timehop, une appli de lifelogging (NDT: enregistrement d’informations sur sa vie) qui réalise un travail de «memory engineering» (NDT: reconstitution des souvenirs). Grâce à une interface avec des programmes de check-in et de geo-tagging tels que Foursquare (NDT: ces programmes consignent l’ensemble de vos déplacements et activités), l’appli vous envoie des rappels de ce que ce que vous avez fait il y a un an. Ce retour dans le passé nous pousse à utiliser les outils informatiques des réseaux sociaux pour à la fois écrire un journal de bord et diffuser des informations à notre sujet.

Le risque d’un comportement artificiel

Pourquoi pas? Elizabeth Lawley pose toutefois une question intéressante: si nous menons notre vie, conscients que nous laissons derrière nous des archives numériques détaillées auxquelles pourront accéder les générations futures, ne serions-nous pas tentés de nous comporter de façon artificielle pour que nos traces informatiques donnent une image idéalisée de nous?

Dans le même ordre d’idées, un professeur de psychologie de l’Université de Princeton, Daniel Kahneman, aime faire une distinction entre le «moi qui expérimente» et le «moi qui se rappelle». Il propose un exercice d’imagination qui force à la réflexion: «Vous savez qu’à la fin des vacances, toutes vos photos seront détruites. De plus, vous prendrez une drogue amnésique qui vous empêchera de vous rappeler quoi que ce soit. Choisirez-vous les mêmes vacances?» Si la réponse est non, c’est peut-être que vous accordez plus d’importance aux souvenirs d’une expérience qu’au fait de la vivre.

A tous ceux évoqués ici, il faut ajouter un danger. Le fait d’améliorer les technologies de stimulation de la mémoire fait plus que renforcer nos capacités de mémorisation. Il nous pousse à recourir à des processus automatisés pour de plus en plus d’activités. Avec les cartes de vœux automatiques, les rappels Facebook de l’anniversaire de nos amis seraient déjà presque dépassés.

Dans la même veine, Hallmark vous permet de créer très rapidement des cartes de vœux pour toute l’année. Comment dire que ces systèmes n’altèrent pas, pour ne pas dire ne diminuent pas, la signification des rituels? En particulier quand nous sommes nombreux à avoir développé des réflexes pavloviens aux stimulations.

Le train de la transformation de la mémoire a quitté la gare, mais son terminus reste encore inconnu. Depuis longtemps, on nous met en garde contre une éventuelle capacité à effacer nos souvenirs douloureux. Si nous prenons de mauvaises décisions, on ne pourra pas prétendre que leurs conséquences sont dues à une éthique de «diminution de la mémoire» mal comprise.

Quant à une mémoire augmentée, elle semble encore illusoire. Comme un enfant qui abuse de son gâteau d’anniversaire, nous avons du mal à imaginer que nous pourrions en manger encore plus.

Evan Selinger
Professeur de philosophie au Rochester Institute of Technology

Traduit par Micha Cziffra

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