Retrouvez notre classement des vingt-six films de Steven Spielberg
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Steven Spielberg a toujours entretenu une relation étonnamment houleuse avec l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences. Le chapelet de ses premiers classiques (Rencontres du troisième type, Les Aventuriers de l'arche perdue, E.T.) lui a valu des nominations pour l’Oscar du meilleur réalisateur sans jamais lui en faire remporter aucun.
Certes, La Liste de Schindler, qui lui a rapporté moult récompenses dans la catégorie meilleur film et meilleur réalisateur (Oscars, Bafta, Golden Globes, Césars...), peut avoir des airs d’apothéose, mais près de vingt ans plus tard, il fait plutôt figure d’exception. Si l’univers technique du royaume du film honorera à jamais les œuvres de Spielberg, l’académie des Oscars dans son ensemble paraît faire de son mieux pour le snober à chaque fois que l’occasion se présente.
Cheval de guerre, sur les écrans français le mercredi 22 février, a récolté un paquet d’avis favorables dans le domaine technique cette année, jusqu’à même faire une percée dans la catégorie meilleur film (l’unique nomination obtenue par Les Aventures de Tintin, l’autre film de 2011 de Spielberg, est allée à John Williams pour sa bande originale; il s’est fait évincer de la catégorie meilleur film d’animation par deux films étrangers et Kung Fu Panda 2).
Mais il n’a pas été nominé dans la catégorie meilleur réalisateur, comme la plupart des fois où Spielberg a tenté de forcer le respect de l’Académie, avec L'Empire du soleil, Amistad, A.I. Intelligence artificielle et même La Couleur pourpre (malgré 11 autres nominations!). Et évidemment, quand il a remporté sa deuxième statuette de réalisateur pour Il faut sauver le soldat Ryan, l’Académie a attribué l’Oscar du meilleur film à Shakespeare in Love, une production Harvey Weinstein.
Souvenez-vous aussi que l’Académie aime les gros succès du box-office —et les prouesses commerciales de Spielberg ont pris de telles proportions qu’elles en sont difficiles à relativiser. Il est de loin le réalisateur qui a le mieux réussi de toute l’industrie du cinéma (et en mettant systématiquement le grappin, par le biais de sa société, sur beaucoup d’autres franchises lucratives, de Retour vers le futur à Transformers, il est aussi, et de loin, le plus gros producteur de l’histoire d’Hollywood).
Il a réalisé deux des dix plus gros succès de tous les temps, et quatre des vingt premiers. Et corrigé de l'inflation, encore. C’est une réussite extraordinaire pour un seul réalisateur opposé à cent ans de concurrence.
Il est arrivé tard, évidemment, et la démographie avait pris de l’ampleur à son époque; on pourrait penser que cela retire un peu de son prestige à cette prouesse. Mais le déclin du nombre de spectateurs est tel que les entrées sont moins nombreuses aujourd’hui qu’à l’époque d’Autant en emporte le vent. D’abord la télévision, puis tant d’autres choses, ont éloigné les gens des cinémas. Mais Spielberg les y ramène constamment.
Machine à faire des films
Il est aussi une véritable machine à faire des films: deux douzaines en quarante ans, plus une autre demi-douzaine dans laquelle il s’est intimement impliqué en tant que producteur ou scénariste. Woody Allen fait mieux, évidemment, mais ses films sont généralement de petites pièces de théâtre filmées, sans caractère technique. Spielberg se lance souvent à lui-même des défis de production extrêmes, et les résultats sont fréquemment révolutionnaires d’un point de vue technologique. Sa force de travail —et sa pure capacité à garder sur les rails deux ou trois projets d’une complexité absolue en même temps— donne le vertige.
Spielberg fait aussi l’objet de nombreuses louanges: beaucoup de grands critiques de films le considèrent respectueusement comme un vrai auteur américain. Mais il est clair que certains trouvent qu’il manque quelque chose. Le fait que les Oscars aient snobé la plupart de ses films les plus sérieux laisse penser que son travail suscite une profonde ambivalence chez nombre de professionnels du cinéma. Après avoir regardé et re-regardé tous les films de Spielberg, je crois que je comprends d’où cela vient.
Les films de Spielberg sont incontestablement puissants. Ils font office de divertissements ultimes, presque par définition. Mais en les revoyant, j’y ai cherché leurs idées: après tout ces longs métrages, qu’avait vraiment dit Spielberg?
Mon verdict? Pas grand-chose. Toute sa sorcellerie technique ne cache qu’un simulacre d’esthétisme. Une noblesse d’âme jacassière, un humour et une conscience de soi les plus ternes du monde; une exposition ennuyeuse et vaguement pompeuse qui témoigne d’une personnalité aux lèvres de laquelle tout le monde est suspendu et que personne ne rembarre plus jamais depuis un bail (regardez Spielberg dans le matériel promotionnel qui accompagne la sortie en DVD de ses films. Il parle avec la suffisance enjouée de quelqu’un que plus personne ne semble plus jamais contredire. On dirait qu’il vit sur un nuage).
Donner de l'ampleur au familier
Steven Spielberg a construit une remarquable carrière en donnant de l’ampleur à ce qui nous est familier: il prend ce que nous connaissons, à la fois dans le domaine du cinéma et sur les thèmes qu’il veut développer, et il nous en parle très fort. Mais il ne dit rien de nouveau.
Un essai vidéo appelé Les Visages de Spielberg a fait l’objet d'une grande attention récemment. Il est divertissant à regarder, et l’auteur y développe son argumentaire avec intelligence et élégance. Pourtant, je n’ai pas réussi à comprendre en le regardant comment la propension d’un cinéaste extrêmement commercial à inclure dans ses films des gros plans religieusement éclairés de visages humains levant les yeux d’un air étonné pouvait être considéré comme autre chose qu’un truisme (on pourrait faire un essai bien plus, heu, intéressant sur les visages de David Lynch en quelques heures).
Entre les mains de Spielberg, ce genre d’image est une manière éprouvée de nous dire à nous, le public, qu’il va nous montrer quelque chose de merveilleux. Ça marche, évidemment. Mais il faut le prendre pour ce que c’est: une prouesse de manipulation émotionnelle, pas du grand art.
Les visages pensifs et levés avec inquiétude ou détermination sont une béquille, tout comme le contre-jour rougeoyant et la musique grandiloquente. On pourrait faire le même essai vidéo sur l’approche chaloupée des personnages de Spielberg, qui se retournent avant de se lever et de prendre un air de défi ou de faire une déclaration ou —comme dans les plans douloureusement répétitifs d’Emily Watson dans Cheval de guerre— de prendre l’air dur-mais-soucieux.
Il reste au premier degré
Les grands cinéastes prennent des histoires du passé qui donnent des frissons et façonnent leurs films contre elles pour leur donner profondeur et résonance. Pensez au bouleversement que Lynch a infligé au film noir de type Cherchez la femme dans Mulholland Drive, ou avec quelle complexité Baz Luhrmann a tissé les fils d’Autant en emporte le vent et du Magicien d'Oz dans le film Australia, qui n’a pas eu beaucoup de succès.
Quand Spielberg joue avec ce genre de choses (Pinocchio dans A.I., Peter Pan dans Hook), il reste au premier degré: le robot deviendra-t-il un vrai enfant? Il prend des images et des archétypes dont il sait qu’ils vont fonctionner parce qu’ils ont déjà fait leurs preuves, et les présente sans y ajouter la moindre nuance ou complexité (ses partisans objecteront que cela ne les empêche pas d’être efficaces. D’accord: alors on laisse le talent artistique au second plan).
Cette répétitivité d’ensemble s’accompagne en parallèle de petites touches à la Spielberg, présentées avec la même monotonie. Dans un film de Steven Spielberg, quand un personnage va dehors, il doit y avoir une corde à linge dans la cour et dans chaque cour de chaque maison de la rue. Invariablement, un gros vent doit se mettre à souffler et faire voler les draps et les vêtements à l'horizontale.
Le soir, il doit toujours y avoir un chien qui aboie dans le lointain. Si la scène se passe en ville, un personnage va forcément jaillir dans la rue et une voiture freiner à mort pour l’éviter (j’ai été content de voir celle-ci resservir dans Tintin). Dans un film de Steven Spielberg, il y a toujours des lampes-torches qui fouillent la forêt (E.T., I.A. et tutti quanti: cette scène de Jurassic Park pourrait bien être une private joke).
Des scènes de foule révélatrices
Plutôt que d’étudier les gros plans de Spielberg, il est plus révélateur de s’attarder sur ses scènes de foule, qui trahissent non seulement sa trop grande tendance à s’appuyer sur des tropes cinématographiques familiers, mais aussi sa faiblesse de plus en plus grande pour le grand spectacle et son intérêt de plus en plus réduit pour la logique narrative. En regardant de nouveau son œuvre, j’ai perdu le compte du nombre de fois où les foules apparaissent et disparaissent comme par magie.
Dans La Guerre des mondes, on voit à un moment une foule suffocante, puis la fille de Tom Cruise s’éloigne tranquillement, et la foule réapparaît. La même chose arrive au personnage de Christian Bale dans L’Empire du soleil, quand il est séparé de ses parents. Dans A.I., la Foire à la chair est mise en scène comme une sorte de mélange de concert de heavy metal et de show de monster trucks. À un moment, on entend du Ministry —il semble que le métal sera toujours là, même après un déluge—, la foule est en délire et les robots sont font massacrer. Une minute plus tard, le public est docile et silencieux.
Et peu importe le degré de chaos de la scène de foule, le héros du film a toujours toute latitude pour annoncer le programme, prendre le contrôle des meetings, faire montre de talents d’orateur inattendus, etc. Spielberg pousse ce cliché à l’extrême. Avec lui, les foules bruyantes font immédiatement silence quand ses protagonistes prennent la parole, leur logique arbitraire accueillie à grand renfort de très sérieux hochements de tête approbateurs.
(Son travail sur les foules —arbitraire, forcé, confus— est en harmonie avec beaucoup de ses intrigues. J’ai été moult fois arraché au fil narratif du film par des scènes qui n’avaient simplement aucun sens. Il prend ses personnages et les fourre dans des scénarios en tous genres sans grande considération pour la logique ou le bon sens. Pour un récit détaillé de certains des plus énormes soubresauts narratifs de Spielberg, cliquez ici).
Dépendance aux éléments confortables
Ce sont là des clichés issus des films avec lesquels nous avons (et il a) grandi, et dont on garde un souvenir vague. En effet, une grande partie du confort et du plaisir des premiers films de Spielberg venait du fait qu’il appréhendait le mode de fonctionnement des films de la même façon que nous. Il nous parlait alors une langue qui nous était commune.
Mais quand on regarde de nouveau ses films, surtout les plus récents, les frayeurs, les drames, les hauts et les bas émotionnels ont l’air rebattu et même maniéré. Regardez les clichés de Cheval de guerre. Propriétaire bourru? Présent! Mère austère mais aimante? Présente! Fermier au cœur d’or? Présent! C’est une épopée guerrière colorée au pastel.
Cette dépendance aux éléments confortables et communs devient plus problématique dans les films à thèse de Spielberg: La Couleur pourpre, La Liste de Schindler, Amistad, et, sans doute, Il faut sauver le soldat Ryan. Chacun de ces films a ses vertus: il faudrait être plus cruel que je ne le suis pour nier d’emblée la sobre dextérité de la plus grande partie de Schindler, la bouleversante technique de certaines parties de Ryan et la vision du monde noble et humaniste influençant tous ces films.
Mais cette vision du monde noble et humaniste commence à s’émousser quand on les regarde tous à la suite. Dans chacun de ses films à thèse, Spielberg présente un monde désolé avant d’y trouver une lueur d’espoir. Souvent, ce contraste entre lumière et désespoir est rendu visuellement, et pas toujours de façon très confortable.
Dans Ryan, la sensation grise, granuleuse et nerveuse du débarquement en Normandie contraste avec les scènes vaporeuses d'un Matt Damon vieilli devant les sépultures. Dans Amistad, l'atroce description de la traversée de l'Atlantique détonne avec les scènes où John Quincy Adams, tel un personnage de pièce de théâtre, s’écarte de son auditoire pour déclamer ses répliques de loin. Spielberg sacrifie l’esthétique dans son intense désir de séquestrer la matière filmique crue. Il n’expose jamais une vision du monde qui n’arbore pas au final une patine optimiste.
Deux mauvais films sur les questions raciales
En bon progressiste, il a fait deux essais sur les questions raciales. Je trouve que les acteurs noirs, à la fois dans La Couleur pourpre et Amistad, sont abominablement dirigés.
La Couleur pourpre est un film à la construction, au jeu et au montage gênants. Quand Shug et son nouveau mari font une visite-surprise à Mister et Celie, ces deux derniers (Danny Glover et Whoopi Goldberg) ne font montre d’aucune émotion humaine cohérente. Ils se contentent de se tenir debout sur le porche en silence, avec l’air de gamins qui ne veulent pas manger leurs épinards. Le mari de Shug ne semble pas le remarquer, même quand Celie s’essuie minutieusement la joue, sous son nez, après qu’il l’a embrassée.
Si vous vous souvenez de l’histoire d’Alice Walker, Mister cache à Celie les lettres de sa sœur. Dans le film, pour que le pot au rose soit découvert, Shug doit annoncer qu’elle va voir si le couple a reçu du courrier (dans quel univers un invité va fouiller la boîte aux lettres de son hôte?). Pendant ce temps, à l’intérieur, Mister et le mari de Shug se collent littéralement de la nourriture sur le visage l’un de l’autre.
Dans Amistad, particulièrement au début, les imposants acteurs noirs sont montrés en train de se donner des coups de poitrine, évoquant des singes de façon dérangeante. Une fois libérés, leurs corps aux muscles saillants n’ont rien à voir avec la probable apparence de prisonniers ayant moisi à fond de cale pendant des semaines. Je ne suis pas sûr d’être d’accord, mais il faut signaler que Spielberg a également été critiqué pour la beauté des corps des femmes dans la scène de nu dans les douches de la Liste de Schindler.
Pour ce qui concerne ce dernier film: ceux qui l’aiment ne se laisseront pas dissuader, et d’autres, comme moi, qui trouvent que son rythme pesant et son exposition plombée sont fatals ne se laisseront pas convaincre du contraire. Mais je vais évoquer une scène qui me semble illustrer cet échec, vers le début du film, dans le ghetto de Cracovie (je n’arrive pas à la trouver dans les scripts disponibles sur Internet, donc je suppose qu’il est possible que ce soit Spielberg qui l’ait mis lui-même dans le film).
Des gens attroupés dans la rue évoquent leur triste sort. Un type parle, un peu jovial, d’un rêve qu’il a fait: «J’étais fauché et je partageais une chambre avec douze inconnus.» Il se réveille, et voilà la réplique qui se veut comique: «Et je découvre que je suis fauché et que je partage ma chambre avec douze inconnus!»
Cet exemple d’humour juif mordant, qui à mon avis peut être assez justement qualifié de tiédasse, est suivi, incroyable mais vrai, par une femme qui dit laborieusement: «Ça te fait rire?» Le gars répond, avec un haussement d’épaules à la Jackie Mason: «Je suis bien obligé!»
Il ne sait pas faire de comédies
Avec les films de Spielberg, ceci dit, on n’est pas vraiment obligé de rire. En fait, une des faiblesses de son travail qui a, elle, été remarquée —sans, à mon avis, avoir fait l’objet d’assez de commentaires— c’est qu’il ne sait pas faire de comédies. Plus tôt dans sa carrière, on trouve quelques sympathiques moments comiques—dans Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type et E.T. (souvenez-vous de la scène où les enfants sortent demander des friandises pour Halloween et où E.T., caché sous un drap, aperçoit un Yoda miniature et se met à le suivre).
Mais il n’a dirigé aucune comédie à succès. Cela n’a pas été faute d’essayer, pourtant. 1941 était une tentative de réaliser une panoplie comique dans le style Un Monde fou, fou, fou, fou, avec combats élaborés et scènes dansées, le tout dans le contexte d'une Los Angeles supposément soumise à la paranoïa d’une potentielle attaque japonaise. Le voir aujourd’hui, c’est comme regarder un humoriste se prendre un bide sur scène. Beaucoup d’énergie, des tentatives de plus en plus désespérées, mais ça ne fait rire personne.
Dix ans plus tard, avec Always, où jouent Richard Dreyfuss et Holly Hunter, Spielberg s’est essayé à la comédie romantique, un genre rebattu dont on pourrait penser qu’un bon élève d’Hollywood pourrait se sortir avec les honneurs. Le résultat est pourtant une non-comédie non-romantique de premier ordre: il y a des films avec Sarah Jessica Parker et Matthew McConaughey que j’aurais plus de plaisir à voir.
L’humour est forcé (non mais sérieusement! Regardez juste les «scènes drôles» du film). Richard Dreyfuss ressemble à un gigolo sur le retour. Dans une scène, John Goodman, Dieu sait pourquoi, se livre à des figure de danse absolument pas drôles, devant lesquelles Hunter doit réussir à faire semblant de rire. C’est le genre de scène qu’un réalisateur de comédie romantique habile aurait pu gérer avec sang-froid, mais là, ça fait grincer des dents.
Hook, de 1991, est un autre film gâché par la gestion pataude et ratée de l’élément comique. Plus récemment, Spielberg a tenté un curieux mélange de mime à la Tati et de grosse comédie bouffonne à sketches avec Tom Hanks, grand acteur comique, dans Le Terminal. Le résultat est assommant.
Peu de grandes performances d'acteur
Pourquoi Spielberg n’arrive-t-il pas à faire de comédies? La comédie s’appuie sur l’humain, généralement sous la forme d’un habile jeu d’acteur comique. Et Spielberg arrive étonnamment peu à obtenir de grandes performances d’acteur. Il fait des merveilles au niveau non-humain —requins, dinosaures, robots aliens envahisseurs et patin-couffin— mais les vrais êtres humains n’ont pas l’air de l’intéresser beaucoup.
Pour un réalisateur de sa stature, un nombre surprenant de ses films sont remplis de relatifs moins que rien. Sam Neill, l’acteur principal de Jurassic Park, est un acteur correct, je suppose, mais j’ai du mal à le visualiser, alors que je viens juste de revoir le film. Est-ce que le nom de Paul Freeman vous dit quelque chose? Il jouait le rôle de Belloq dans Indiana Jones. Les têtes d’affiches dans E.T.? Dee Wallace et Peter Coyote.
Même lorsqu’il fait travailler des comédiens de haut niveau, il arrive rarement à en tirer des merveilles. Dreyfuss, Goodman et Hunter sont de vrais bons acteurs, mais ils pataugent tous péniblement dans Always.
Glover est aussi un véritable talent, mais voyez comme il manque de relief dans La couleur pourpre. Il passe la moitié du film à faire le pitre à la Buckwheat. Il grimace, roule des yeux exorbités, saute partout en faisant toute une comédie stupide pour sortir des chaussettes d’un tiroir, j’en passe et des meilleures. Il est censé gérer une grande ferme, et pourtant quand il n’est pas occupé à menacer ou à brutaliser quelqu’un, c’est un pitre absolu.
En quarante années de films généralement acclamés par la critique et souvent assez prestigieux, Steven Spielberg a engrangé plus de 100 nominations aux Oscars pour son travail, mais la grande majorité relève de catégories techniques. Martin Scorsese, contemporain de Spielberg qui a réalisé à peu près le même nombre de films, a propulsé cinq acteurs jusqu’aux Oscars. Spielberg? Zéro.
Cheval de guerre, un Spielberg classique
Pour l’instant, les critiques de Cheval de guerre sont honnêtes, celles de Tintin plutôt moyennes. Personne ne va regretter d’avoir raté Tintin. Si vous vous retrouvez coincé au cinéma devant Cheval de guerre, vous verrez un Spielberg classique, où beaucoup de gens font un tas de choses arbitraires pour faire avancer l’intrigue, le tout accompagné d’une indéniable maîtrise technique et arrosé à la louche de bonne grosse musique bien appuyée.
L’histoire? Eh bien, il semblerait que quelques preux Britanniques se soient un peu fait cogner dessus au début du XXe siècle, et apparemment, quelques-uns y seraient même restés. Mais Dieu merci, un bon cheval a réussi à traverser l’épreuve indemne, même après avoir couru tout droit —horreur!— dans du barbelé, donc bon, tout n’est pas si noir.
Je n’ai jamais compris les récriminations suscitées par les conséquences que les premiers succès de Spielberg (Les Dents de la mer, Rencontres du troisième type et les autres) auraient eu sur l’industrie du film. Quel est le problème de films d’action inoubliables aux scènes conçues avec imagination et à l’écriture nerveuse —des films qui, pour un temps, ont rassemblé tout un pays dans une expérience esthétique commune? Cela n’a pas empêché Pulp Fiction ou Blue Velvet. À cette époque, Spielberg utilisait des clichés d’une ère révolue; aujourd’hui, ce sont ces films-là qui sont les archétypes imités par une nouvelle vague de réalisateurs.
Des hommages semi-ratés
L’année dernière, Jon Favreau (Cowboys contre Aliens) et J.J. Abrams (Super 8) nous ont livré des hommages à Spielberg (dans les deux cas, curieusement, sous la houlette protectrice d’une production de Spielberg lui-même). Est-ce une coïncidence si, à chaque fois, les réalisateurs ont produit une œuvre bien en-deçà de ce dont ils sont capables?
Cowboys contre Aliens, qui aurait pu propulser Indiana Jones dans un nouvel univers de mélange des genres, débute plutôt gentiment en introduisant un éventail de personnages un par un. Mais ensuite, les exigences des exhibitions technologiques prennent le pas sur l’histoire. Les personnages deviennent inconsistants et l’intrigue de plus en plus risible (attendez, les aliens ont renvoyé Daniel Craig sur terre avec une arme secrète sur le poignet susceptible de faire exploser leur navette spatiale?!)
Super 8 est encore plus bizarre: c’est un hommage délibéré à l’œuvre du Grand Maître, jusqu’au flare, qui est un salut à E.T. Le film commence par un groupe d’ados qui font des films, exactement comme Spielberg. Abrams leur soutire charme et émotions sans efforts.
Mais la deuxième partie du film est une tannée: forcée, arbitraire, bruyante et sans queue ni tête, exactement comme beaucoup des derniers films de Spielberg. Abrams laisse sa sensibilité se faire engloutir, tout comme Spielberg l’a fait —par la raideur de La Couleur pourpre, les manipulations sentimentales à gros sabots de Hook, la médiocrité de Cheval de guerre ou simplement le foutoir proprement ignoble de Minority Report ou de La Guerre des mondes.
C’est presque comme si Abrams avait inconsciemment encodé dans le film tout le spectre de la carrière de Spielberg. L’histoire d’un cinéaste dont le talent pour le grand art populaire était trop mince pour servir de fondation à de plus grandes choses, et qui finit comme le récit de promesses non tenues.
Bill Wyman
Traduit par Bérengère Viennot