C’est l’histoire d’une passion excessive. Victime d’une overdose d’Internet, le blogueur Thierry Crouzet se retrouve à l’hôpital et décide de rompre pour un temps avec l’infosphère. Que se passe-t-il alors? Il le raconte dans J’ai débranché.
Il s’accroche à sa famille: une femme tendrement ironique, qui par le rappel des tâches et plaisirs du quotidien, tente de le ramener sur terre; deux petits garçons, forcément intrépides et demandeurs d’attention.
Il dort sans répit, exténué comme un compétiteur de l’extrême. Il consulte une kyrielle de psys et de soigneurs des âmes en tous genres.
N’envisageant aucune entorse à son ascèse, il se remet aux échanges épistolaires et téléphoniques, il abandonne son GPS au profit des cartes routières, cherche une adresse en recourant à un vieil annuaire, et envisage même d’aller en voiture à la gare pour acheter un billet de train –sa femme, après un calcul écolo, commande elle-même le billet sur son ordinateur.
«Internet a pénétré ma chair»
Il fait du sport à haute dose (kayak, vélo et pédalo!) et sillonne les montagnes. Regardant ses amis d’enfance danser –la danse des canards, il faut dire…– lors d’une soirée, il perçoit ce spectacle comme l’incongruité d’une ancienne civilisation «à laquelle il n’appartient plus».
Il traîne son ennui, passe des heures devant des matchs à la télévision, tente de peindre une aquarelle, bricole et jardine jusqu’à l’épuisement, s’énerve pour n’importe quoi, et rêve à son ancienne vie qui continue de lui coller aux neurones.
Une séquence emblématique. Il prend rendez-vous avec une psy à qui il décrit la pression que fait peser sur lui Internet:
«Internet est une technologie intrusive qui a pénétré ma vie, ma chair, plus intimement qu’aucune autre au préalable. Les messages surgissent où je me trouve, même aux toilettes au milieu de la nuit. A travers le réseau, mes amis me donnent et je dois leur donner en retour. Nous sommes embarqués dans un processus ininterrompu. J’expérimentais, aussi incroyable que cela puisse paraître, une forme de conscience étendue. J’avais externalisé ma conscience.»
Au moment où elle lui tend ses tarifs, il refuse de payer:
«Je ne payerai pas. Je suis contre l’idée de payer a priori. Je préfère la méthode contraire: voir puis payer si je suis satisfait.»
S’ensuit une altercation entre celle qui croit à la société marchande, et celui qui croit qu’Internet sécrète une autre économie, plus égalitaire. Finalement, il lui propose un troc:
«Je vous crée un site web.»
Elle refuse et il claque la porte. «Tu dois admettre une fois pour toute que la culture du Net n’a pas gagné l’ensemble de la société», raisonne sa femme.
Dépité de ne pouvoir adapter la réalité aux critères de la Silicon Valley, il entame à l’aide d’une psychothérapie (payante) un retour sur lui-même: pourquoi à ma vie personnelle plutôt réussie je préfère l’isolement du geek, le flux trépidant de la communication en fil continu, et le dialogue avec des avatars?
Pourquoi préfère-t-on être geek?
Il découvre que le Net fournit un noble alibi pour ne pas trop s’occuper des siens, et échapper à bien des servitudes de l’existence comme le salariat, le consumérisme, les codes de la vie en société –de fait, il a la chance d’être un jeune rentier du Net, après quelques best-sellers qui lui ont rapporté une petite assise financière.
Cette introspection masochiste le conduit vers sa propre histoire avec l’ère numérique. Il s’abîme dans la nostalgie du Net des origines et développe un argumentaire à charge contre l’évolution de cette planète qu’il a tant arpentée.
L’argent ostensible a perverti l’écosystème des réseaux. Wired, de sympathique revue pour passionnés s’est transformée en magazine pour nouveaux riches. Les valeurs de l’informatique bricolée dans un garage ont disparu et les trouvailles technologiques des startup d’aujourd’hui visent à maximiser les flux et les connexions à des fins mercantiles.
Tout converge pour que le Net se constitue en machine à créer des addictions. De surcroît, une logique pernicieuse s’est infiltrée dans la sphère des geeks et des blogueurs: la foire aux vanités de la popularité. Une maladie que lui-même a d’ailleurs contractée:
«Sur mon blog, j’ai souvent publié des articles pour titiller mes lecteurs afin que leurs réactions me flattent. J’attirais les journalistes. Le résultat était garanti. Je faisais la course aux bonus. Comme les stock brokers, j’étais prêt à tricher pour emporter le jack pot. Je n’avais d’autre préoccupation, ne pensais à rien d’autre.»
Attendre frénétiquement le feed back de ses lecteurs, s’obséder à battre les autres au poteau d’arrivée de la notoriété, rechercher l’adrénaline du retour sur investissement intellectuel immédiat.
Thierry le frondeur n’en revient pas d’être tombé si bas, et d’avoir succombé à autant de pièges. Autre croc planté dans la belle image d’Internet: à vivre par écrans interposés, on est comme absent à la réalité, on oublie son corps, on le néglige et on n’est jamais entièrement engagé dans une relation au monde physique car une partie de soi est aspirée par les liens numériques. Progressivement, on se mue en cyborg.
Blancs, intellos, hommes
Cet autoportrait prend valeur plus large lorsqu’on examine le profil des blogueurs amis avec lesquels depuis des années il dialogue à travers les réseaux sociaux. Ils le soutiennent durant sa trêve, lui téléphonent, l’informent des derniers brouhahas du monde urbain, dont il n’entend les échos qu’à retardement.
Tous se ressemblent: hommes blancs, intellos, idéologues d’une Net philosophie acquise dans une carrière au sein des médias. Souvent ils ne se connaissent que comme identités virtuelles et ne sont jamais rencontrés dans le monde réel.
Des femmes dans ce microcosme? Pas une à l’horizon. La blogosphère politique semble une des dernières chasses gardées pour les hommes, un espace où l’on peut donner libre cours à certains comportements: la verve révolutionnaire, la guerre des idées, la guerre contre tous, l’activité compulsive, la projection vers des aventures flamboyantes, l’exploit filmé ou photographié et aussitôt recyclé pour la cantonade.
D’ailleurs, les seuls métiers où subsiste une vraie surreprésentation masculine sont les ingénieurs et les informaticiens.
La vérité: durant sa cure, Thierry Crouzet ne détache jamais sa pensée d’Internet et en examine toutes les facettes. Y compris les meilleures, celles qu’il encense depuis longtemps.
En aucun cas il ne revient sur les prophéties développées dans ses anciens livres, en particulier le Cinquième pouvoir qui affirme une conviction: la puissance politique du peuple des connecteurs.
Contrairement aux technosceptiques qui accusent Internet d’amollir la capacité de réfléchir, il croit à la révolution de la connaissance, l’intelligence collective, s’émerveille de l’individu augmenté par tous les flux d’information. Son enthousiasme à l’égard de la mutation anthropologique induite par les réseaux numériques n’a pas faibli, c’est elle qui le remettra devant un clavier.
Six mois ont passé. Après avoir administré la preuve qu’il pouvait être sobre, fier que son psy ne diagnostique qu’une intoxication passagère et non pas une addiction, il rouvre son ordinateur.
Depuis janvier 2012, il a repris son blog, pianissimo comme un convalescent, déterminé comme un retraité qui, après avoir joui d’une période d’oisiveté, reprend un boulot à temps partiel car «nous ne sommes heureux que dans l’action et l’action pour moi, est sur le Net».
Le titre de son livre J’ai débranché laisse entendre une charge contre la galaxie Zuckerberg, un cri contre la servitude du web, une parole de repenti? Non, finalement. C’est plutôt une méditation sur la complexité du lien entre l’individu en chair et en os et l’être/réseau, une réflexion sur la difficulté à gérer la double appartenance de l’identité sociale et de l’identité virtuelle. En quelque sorte, une exploration de la psyché masculine d’aujourd’hui.
Monique Dagnaud