A l’extrémité de la péninsule arabe, la violence que connaît le Yémen témoigne de la diversité des révoltes qui agitent le monde arabe depuis un an.
Comme en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Syrie, la population s’est soulevée contre un autocrate, entouré d’un clan familial et d’un système politique totalement à son service, qui gouverne depuis trop longtemps. Toutefois, si le président Ali Abdallah Saleh a dû quitter son pays, il a su se ménager une meilleure sortie que ses collègues, et a obtenu la garantie d’échapper à la justice, tout au moins pour le moment.
Sous la pression de manifestations populaires continuellement relancées malgré la répression qui a fait des centaines de morts, le président yéménite est parti aux Etats-Unis, officiellement pour recevoir des soins à la suite des blessures subies lors d’une attaque de son palais présidentiel en juin dernier. Ce départ, après trente-trois ans de pouvoir personnel, n’annonce cependant pas la fin des épreuves pour les Yéménites, tant les problèmes du pays sont multiples et souvent aggravés par la structure de la société.
Le président Saleh, 69 ans, a assuré ses arrières, en prenant soin de maintenir en place, au moins pour l’heure, son régime. Ainsi sa famille et ses alliés demeurent aux postes de commande des forces de sécurité, et la Garde républicaine, unité militaire d’élite, continue à être commandée par son fils aîné, Ahmed.
Les soupçons de manoeuvre politique
Avant son départ, le chef de l’Etat a obtenu du parlement une loi lui accordant, ainsi qu’à son entourage, l’immunité contre toute poursuite éventuelle, et faisant de son adjoint, le vice-président Abed Rabbo Mansour Hadi, le candidat unique pour les élections présidentielles fixées au 21 février.
Dans un discours télévisé avant son départ, le chef de l’Etat «a demandé pardon à tous les Yéménites pour les erreurs commises», et il a annoncé qu’il reviendra au Yémen pour diriger son parti, le Congrès populaire général, qui détient la majorité au parlement. Loin d’être convaincus par ce qu’ils craignent être un faux départ, les milliers de manifestants qui campent depuis un an dans plusieurs villes ont annoncé qu’ils continueront leur mouvement et ont demandé que le président Saleh soit traduit en justice.
Ces soupçons de manœuvre politique présidentielle reposent sur le fait que le vice-président Hadi est considéré comme un homme au caractère faible, sans soutiens politiques et militaires, alors que les vieux systèmes d’alliances civiles et militaires, les postes clefs détenus par des membres de la famille du président, demeurent inchangés et s’appuient en outre sur une majorité au parlement.
La sécession menace
Ce qui fait la particularité du Yémen, c’est qu’au-delà de la crise politique qu’il traverse depuis un an, il doit faire face à trois graves conflits internes dont on ne voit pas la fin.
Le pays est à majorité sunnite, mais les chiites zaïdites sont majoritaires dans la région montagneuse du nord-ouest autour de la ville de Saada et sont en rébellion contre le pouvoir central depuis 2004, bien qu’Ali Abdallah Saleh soit lui-même zaïdite comme de nombreux hauts responsables du régime. Les zaïdites yéménites, qui se sont séparés des autres chiites à propos de la succession du quatrième imam au VIIIe siècle, considèrent qu’ils sont victimes de discrimination politique et économique et religieuse notamment de la part des sunnites salafistes. A la suite d’incidents locaux sévèrement réprimés, le conflit, dirigé par la famille al-Houthi, s’est envenimé, impliquant des tribus autour de Saada. Pas moins de six offensives militaires ont été lancées contre les rebelles chiites dans ce conflit qui a fait des milliers de morts et quelque 350.000 déplacés, et provoqué la destruction de villages entiers.
Pour le pouvoir central yéménite, la situation dans le sud du pays est également préoccupante car la sécession menace dans cette région qui fut la République démocratique du Yémen, alliée de l’URSS, jusqu’à son rattachement au Nord Yémen, en 1990, pour créer la République du Yémen actuelle.
Une tentative de sécession a été déjouée en 1994 sans que la confiance revienne, les sudistes considérant qu’ils sont victimes d’une colonisation et sont dépossédés de leurs biens, notamment de leurs terres, par les dirigeants du nord, en particulier par des militaires. Un sentiment de colère s’est développé au long des années, donnant lieu périodiquement à des explosions de violence réprimées brutalement au prix de morts. L’opposition sudiste a constitué des alliances incluant parfois des islamistes revenus d’Afghanistan. A ces griefs s’ajoute le fait que les services de santé, d’éducation, ou la distribution d’eau et d’électricité sont délaissés dans les provinces du sud.
L'Afghanistan, période URSS
Le troisième conflit concerne al-Qaida qui depuis quelques années a développé fortement son implantation dans la péninsule arabe et a créé, en 2009, al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA), après la fusion de ses branches yéménite et saoudienne.
Cette expansion a été facilitée parce que le Yémen, pays d’origine de la famille d’Oussama ben Laden, a accueilli dans les années 1980 de nombreux combattants arabes revenus de la guerre contre les Russes en Afghanistan, et qui n’étaient plus acceptés dans leur pays d’origine.
L’organisation, implantée dans l’est et le sud du pays où elle dispose de camps d’entraînement, a notamment mené les attaques dans le golfe d’Aden, contre le destroyer américain USS Cole, en 2000, et contre le pétrolier français Limburg, en 2002, puis a organisé en décembre 2009 un attentat manqué contre un avion de ligne américain de Northwest Airlines, sur le vol Amsterdam-Detroit.
Les Etats-Unis ont apporté leur aide au gouvernement yéménite pour combattre al-Qaida et effectuent périodiquement des attaques à l’aide de drones ou de missile de croisière. A la faveur des troubles qui agitent le pays depuis un an et de la déliquescence de l’Etat, al-Qaida a encore étendu sa présence, mais se heurte souvent à l’hostilité de certaines tribus fortement armées, même si elle bénéficie du soutien d’autres chefs tribaux anti-gouvernementaux.
Ainsi, il y a quelques jours, des centaines de membres de l’organisation ont été contraints par les chefs de tribus locales d’évacuer la ville de Radah dont ils avaient pris le contrôle, à une centaine de kilomètres au sud de Sanaa. Le président Saleh a été souvent soupçonné d’accorder une importance secondaire à al-Qaida et les opposants yéménites sont convaincus qu’il a instrumentalisé cette menace pour conserver le soutien des pays occidentaux et apparaître comme un interlocuteur indispensable pour combattre le terrorisme.
Le gouvernement yéménite doit faire face à un quatrième front: la crise économique profonde qui affecte ce pays de 24 millions d’habitants, classé le plus pauvre de la péninsule arabique.
Depuis 1986, le pétrole soutenait l’économie du pays en représentant les trois quarts du budget et 90% des exportations, mais depuis dix ans, la production ne cesse de diminuer en raison de la baisse de rendement des deux principaux champs du pays. De 457.000 barils/jour en 2002, la production est tombée à 258.000 barils/jour en 2010, et les sabotages d’oléoducs au cours de l’année écoulée n’ont fait qu’aggraver les perspectives d’exportation.
Le pays le plus pauvre de la péninsule arabique
Toutefois, le Yémen dispose d’un autre atout avec des réserves prouvées de gaz s’élevant actuellement à 300 milliards de mètres cubes, ce qui représente au moins 25 années d’exploitation, si la situation dans le pays permet de mettre pleinement en service ce projet. Les Yéménites n’ont pas profité de ces années de richesse pétrolière et connaissent même aujourd’hui un manque d’eau dans les villes et des coupures d’électricité alors que l’entourage du chef de l’Etat a pris le contrôle des leviers de l’Etat et s’est enrichi grâce à la corruption.
Le départ du président Saleh, négocié par les Etats pétroliers du Golfe, n’a levé aucune des incertitudes qui assaillent le Yémen. Même si son retrait est réel, ce qui n’apparaît pas encore clairement, et si son régime est démantelé, ce qui s’annonce périlleux à réaliser, les nouveaux dirigeants yéménites hériteront d’un pays qui fait aujourd’hui partie des «Etats faillis», aux prises avec une importante rébellion à la fois religieuse et tribale, menacé par une sécession, incapable d’imposer son autorité sur des régions entières, et gangrené par la présence de groupes terroristes.
Le Yémen est peu présent dans la presse internationale, alors qu’il présente une importance stratégique vitale qui n’échappe pas aux grandes puissances. Le détroit de Bab el-Mandeb, entre Djibouti, l’Erythrée et le Yémen est la voie de passage obligée pour tout navire qui emprunte le canal de Suez.
Le détroit, large de 32 kilomètres, est utilisé par 10% du commerce maritime international et près de 30% du pétrole brut mondial. Son libre accès est donc vital dans une région où sévit déjà fortement la piraterie. L’importance de cette voie maritime a d’ailleurs justifié l’installation de forces occidentales à Djibouti, face à Aden.
L’Arabie saoudite est également très attentive à la situation au Yémen où elle n’a pas hésité à intervenir à plusieurs reprises à la suite de débordements militaires sur la frontière saoudo-yéménite souvent perméable et difficile à concrétiser. Riyad considère que le Yémen se trouve dans sa zone d’influence et que ce qui se passe dans ce pays affecte sa sécurité nationale. Le prochain dirigeant yéménite devra aussi en tenir compte.
Xavier Baron