Des héros forts qui ne pleurent jamais, des filles pas souvent héroïnes qui se retrouvent à materner les garçons rentrés de la chasse au dragon, de la poupée rose à foison contre des voitures bleues...
Les stéréotypes sexistes fourmillent dans les albums jeunesse, renvoyant plus ou moins implicitement des messages sur le rôle et la place à tenir dans la société des garçons et des filles, des hommes et des femmes.
Ce n’est pas nouveau et on sait l’urgence de s’attaquer dès la petite enfance aux stéréotypes tant leur impact commence dès le plus jeune âge. Ce que l'on sait moins, c’est que la loi du 9 juillet 2010 sur les violences faites aux femmes prévoit notamment «une information consacrée à l'égalité entre les hommes et les femmes, à la lutte contre les préjugés sexistes» et ce «à tous les stades de la scolarité».
Pour pouvoir informer les enfants sur ces préjugés, il faut commencer par les débusquer, ce qui n'est pas toujours évident. Il y a d’ailleurs des formations pour ça. La ville de Suresnes (Hauts-de-Seine), signataire de la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale, a ainsi réuni début janvier ses bibliothécaires, directeurs de centres de loisirs, responsables de crèche, psychologues en crèche et éducateurs pour leur apprendre à chasser le sexisme dans la littérature de jeunesse.
L’idée étant qu’en sachant détecter ces stéréotypes, les éducateurs pourront les prendre en compte lors de la lecture et de la discussion avec les enfants, et qu’ils diversifieront aussi leur bibliothèque, pour renvoyer aux enfants autre chose qu’un message unique sur leur rôle de garçon ou de fille dans la société.
Déséquilibre quantitatif et qualitatif
Face aux Suresnois plus ou moins sensibilisés à la question, Bénédicte Fiquet, qui assure la formation pour l’association Adéquations, rappelle que la lutte contre la discrimination à l’école «n’est pas une option» face à l’«énorme gâchis» d’une éducation qui «assigne les enfants à une fonction selon leur sexe» et limite leurs possibilités:
«Des fois, on nous demande si ce n’est pas une ingérence dans l’éducation des familles. Mais on ne se pose pas la question pour le racisme ou pour l’importance d’un bon petit déjeuner.»
Divisés en petits groupes, les participants travaillent sur une sélection d’ouvrages, du «pire» («Ça, c’est méchant», râle gentiment un participant quand la formatrice explique que plusieurs d’entre eux plancheront sur un magazine rose bonbon intitulé Charlotte aux Fraises) au «meilleur» (Quand Lulu sera grande, des éditions Talents Hauts, engagées en faveur de l’égalité des sexes). Ils doivent compter le nombre de garçons et de filles présents dans les histoires, voir quel est leur caractère, s’ils/elles sont les héro(ïne)s ou pas, etc.
Le magazine Charlotte aux Fraises, accueilli par un «Oh non» général lors de sa présentation
Le bilan est rapide et clair: celui d’un déséquilibre quantitatif et qualitatif. Les éducateurs dénombrent moins de personnages féminins que de personnages masculins: un groupe a comme exemple un exemplaire du Petit Quotidien sur les 60 millions de Français où pas une seule femme n’est visible sur la large photo de une, un autre un catalogue livres jeunesse de la Fnac où les héros solitaires sont des garçons, là où les héroïnes ont besoin d’être en groupe…
Dans la lignée d’une étude, publiée il y a deux ans, de la docteure en psychologie et auteure de Filles-Garçons, socialisation différentiée? Anne Dafflon-Novelle, qui constatait que, sur la littérature jeunesse francophone publiée en 1997, 51% des livres racontaient l’histoire d’un héros, 25% l’histoire d’une héroïne [PDF].
Le traitement des filles et des garçons diffère aussi. Dans 7 histoires pour calmer les colères et les petits chagrins, les mini-histoires sont suivies de conseils pour se calmer: alors que les quatre histoires sur la colère ont trois héros et une seule héroïne, c’est aux petites filles que se destinent les conseils pour ne pas être en colère, pas aux petits garçons.
Un garçon, ça pleure quand ça gagne
Examiné en dernier, le groupe des livres «non-sexistes» montre que même les anti-stéréotypes tombent parfois dans le piège du cliché. Dans A quoi tu joues?, ouvrage réalisé pour Amnesty International pour contredire des idées reçues, on voit l’image d’une petite fille pleurant illustrée par la phrase «Les garçons, ça ne pleure pas» et, quand on ouvre le rabat de la page opposée, la photo d’un homme pleurant… de joie: l'ancien tennisman Yannick Noah.
Message décrypté par les participants: «Les hommes ont le droit de pleurer, mais que quand c’est de joie et parce qu’ils ont gagné.» Les autres idées reçues sont déjouées de la même manière:
Les petites filles jouent à la dînette...
...Les grands hommes sont des chefs
«Ce livre dit qu’un homme ou une femme ne peut se sortir des stéréotypes que s’il ou elle est le/la meilleur(e)», résume Bénédicte Fiquet, alors qu’on aurait pu voir un homme faisant la cuisine à la maison par exemple.
«Extirper les filles du rose»
Heureusement, il y a Quand Lulu sera grande, et son héroïne qui imagine tout ce qu’elle fera une fois adulte, de championne de foot à vétérinaire dans la jungle et peintre en bâtiment avec des loooongs cheveux à chasseuse de dragons, le tout en embrassant Aurélien en premier parce que y a pas de raison que ça soit au garçon de faire le premier pas.
Le livre est certes plein de rose, mais pas du rose bonbon, et puis «les filles sont tellement bombardées par la télé et la publicité qu’elles réclament du rose», remarque la formatrice. «Avec Quand Lulu sera grande, on les prend là où elles sont pour les extirper du rose.»
Quand Lulu sera grande
La formatrice se défend pourtant de vouloir, à l’image des livres qu’elle critique, imposer des cadres de pensée aux enfants. «Il n’y a aucun risque qu’on fasse lire aux enfants que des livres où les filles jouent au foot et des garçons à la dînette. Nous, on veut des livres où les filles et les garçons jouent au foot et à la dînette, explique Bénédicte Fiquet. Je ne suis pas dans un extrémisme pour qu’ils jouent tous aux deux, mais je ne veux pas non plus que si un garçon n’aime pas le foot, il soit un garçon raté.»
Nina Daoud, une directrice de crèche, explique être gênée par le message des livres Ma maman et Mon papa (elle trouve que Ma Maman insiste sur la relation de la mère à l’enfant là où Mon papa se concentre sur les supers qualités sportives du père), mais ne veut «pas dégager Ma maman, parce qu’il y a des enfants qui adorent ça. Il faut que je voie pourquoi ils l’aiment. J’ai envie de poursuivre la réflexion autour de ces deux livres, peut-être en parler plus avec eux quand on les lit». Amélie N’Dia, qui travaille à la médiathèque de Suresnes, estime elle que «ce n’est pas forcément à [elle] d’évoluer si les illustrateurs et les auteurs et éditeurs n’évoluent pas», mais que son rôle est de «proposer de la diversité» sans faire de «censure».
«On autorise assez peu les avis mitigés»
Difficile en effet pour l’école, même en proposant des livres «non sexistes», de lutter contre les stéréotypes relayés non seulement par les éditeurs, mais aussi par les parents, la télévision, la publicité, le comportement des autres en société…
Philippe Guez, de la Ligue de l’enseignement de Paris, raconte ainsi l'opération «Cassons les clichés», menée fin 2011 auprès de 35.000 élèves de CP et CE1: un petit livret proposait aux écoliers l’image d’un ours dans des situations de la vie quotidienne (lecture, repassage…) et leur demandait de cocher s’il s’agissait de «Monsieur Ours», «Madame Ours» ou des deux.
Un élève de primaire du 18e arrondissement avait décidé que l’ours qui lisait était «Monsieur Ours» et, lors de la discussion, a «soutenu mordicus que seuls les papas lisaient le journal, alors que sa maman est journaliste». Une attitude dont il voit une des explications possibles dans le système scolaire français:
«On autorise assez peu les enfants à l’école à ne pas avoir d’avis ou des avis mitigés, ils sont toujours dans le oui/non ou le vrai/faux. Là, c’est ou l’homme ou la femme, la réponse "les deux" les perturbe au point qu’ils n’arrivent pas à changer de position.»
Bénédicte Fiquet pointe aussi la responsabilité des éditeurs et derrière eux des parents, qui expliquerait en partie, par exemple, qu’un catalogue 6-9 ans de la Fnac soit rempli de héros, les héroïnes apparaissant davantage dans les livres pour adolescents:
«Il y a plus de héros pour les petits parce que les parents ont des réticences à acheter des livres avec des héroïnes pour les petits garçons et que l’inverse n’est pas vrai. Mais le jour où les filles décident elles-mêmes de ce qu’elles veulent lire, les héroïnes sont là.»
Des livres sur l’égalité lus par des femmes
La formation de Suresnes a aussi pour effet d’élargir ses enseignements à d’autres domaines, dans la lignée du «modèle suédois» que tentent de transposer certaines crèches franciliennes en travaillant sur l’égalité garçons-filles dans tous les domaines simultanément.
Directeur de centre de loisirs, Stéphane Cary explique ainsi qu’il va faire attention aux livres qu’il va acheter, mais aussi plus généralement discuter de sa formation avec son équipe pédagogique:
«Par exemple, qu’on ne se dise pas qu’on ne va pas faire de foot parce que les filles ne vont pas y jouer.»
Mais toute cette bonne volonté est présente dans des professions elles-même très fortement «genrées»: sur les dix-huit participants à la formation, seuls quatre étaient des hommes, comme un signal envoyé implicitement aux enfants dont ils s’occupent sur le rôle des hommes et des femmes dans notre société.
Suresnes n’a qu’un seul puériculteur homme, explique Catherine Colon, directrice de crèche, exemple local d'une réalité nationale, puisque 99% des auxiliaires de puériculture sont des femmes en France.
La conseillère municipale déléguée à l’égalité Gunilla Westerberg-Dupuy estime que c’est «lié aux stéréotypes de ce qu’on peut faire ou pas quand on est un garçon, et aux salaires», les métiers «féminins» étant les moins payés. Elle se dit certaine «qu’il y a des parents qui n’aimeraient pas avoir des hommes dans les crèches» mais pense que cette formation et les autres évènements prévus dans le cadre du plan d’action pour l’égalité hommes-femmes sont une bonne voie à suivre pour avancer.
Et Bénédicte Fiquet de conclure:
«Le jour où l’on décidera que l’éducation des jeunes enfants est importante dans notre société et où on paiera les éducateurs normalement, là on aura des hommes dans ce domaine plutôt qu’en finance.»
Cécile Dehesdin
Quelques ressources pour nos lecteurs qui voudraient trouver des livres non-sexistes à lire ou offrir à leurs enfants/petits neveux/cousins (même si, comme on a pu s’en rendre compte lors de la formation, les livres qui luttent pour l’égalité des sexes peuvent aussi renfermer des clichés…)
L’association Adéquations, qui organisait la formation à Suresnes, a mis en ligne plusieurs outils, dont un livret sur la littérature jeunesse non-sexiste à télécharger gratuitement, avec une bibliographie.
Lab-elle, une association co-fondée par Anne Dafflon-Novelle, la docteure en psychologie dont l’étude sur le nombre de filles et de garçons dans la littérature francophone est citée dans cet article, propose une liste de 300 livres garantis sans sexisme, comme le rappelle MadmoiZelle.
Les éditions Talents Hauts, où est notamment paru Quand Lulu sera grande, le livre que j'ai préféré de tous ceux présentés par Bénédicte Fiquet.