Pour des raisons évidentes, les agences de renseignement ont tendance à stocker leurs secrets. Le résultat peut être dévastateur quand elles sont forcées de dévoiler publiquement des informations sur des crimes de guerre ou des génocides. Un effet multiplicateur de l’information se déclenche, semblable à celui qui existe en économie, conduisant au déverrouillage d’informations encore plus importantes. Pour comprendre comment cela marche, il suffit de considérer l’impact de la photographie de reconnaissance aérienne ci-dessus.
Comme le suggère la légende, elle montre un groupe de musulmans de Bosnie retenus prisonniers dans un endroit appelé Nova Kasaba, le 13 juillet 1995 vers 14 heures, deux jours après la chute de Srebrenica. On peut y voir des bus filant le long de la route principale.
La photographie a été prise à peu près en même temps que Ratko Mladic s’adressait aux hommes regroupés sur le terrain de football. J’ai décrit dans un précédent post comment le commandant militaire des serbes de Bosnie avait promis aux prisonniers qu’ils seraient échangés contre des soldats serbes tenus captifs par le gouvernement bosniaque.
Cette image aérienne précise a attiré l’attention des analystes de la CIA après que des réfugiés musulmans de Srebrenica, une ancienne «zone protégée» des Nations unies, ont commencé à raconter des histoires terrifiantes de massacres commis par les forces loyales à Mladic. Des milliers de musulmans ont été capturés par les Serbes de Bosnie alors qu’ils essayaient de traverser la route à Nova Kasaba, dans une tentative désespérée pour atteindre un territoire contrôlé par le gouvernement. Des soldats de maintien de la paix néerlandais détenus durant la nuit au quartier général d'une unité de police militaire dans le village ont aussi fait état d'exécutions sommaires.
Le 2 août, un analyste de la CIA identifiait des perturbations terrestres inhabituelles près du terrain de football de Nova Kasaba, suggérant l’excavation de deux fosses communes. Il a alors comparé une photo aérienne du 27 juillet avec une autre photo du 13 juillet qui montrait un terrain intouché. Vous pouvez en juger par vous-mêmes ci-dessous:
Les preuves de crimes de guerre ont été présentées au président Clinton dans le briefing quotidien top secret des services de renseignement le 4 août. Mise sous pression pour enquêter sur les atrocités présumées commises à Srebrenica, l’administration a autorisé son ambassadrice auprès des Nations unies, Madeleine Albright, à présenter les photographies lors d’une réunion à huis clos du Conseil de sécurité le 10 août. Les images sont vite devenues publiques: c’est là que le «multiplicateur d’information» s’est mis en branle.
Le 16 août, un reporter du Christian Science Monitor, David Rohde, était autorisé à visiter la République des Serbes de Bosnie. Plutôt que se rendre tout droit à Pale, la capitale, il s’est arrêté à Nova Kasaba, muni d’un exemplaire transmis par fax des «perturbations terrestres» de la photo ci-dessous. Après deux heures de recherche, il a trouvé des preuves d'excavations récentes, des boîtes de munitions vides, le diplôme d'école élémentaire d'un habitant de Srebrenica et une jambe humaine décomposée. Il s’est avéré que le diplôme appartenait à un musulman de 21 ans porté disparu de Srebrenica. Son reportage en date du 18 août 1995 lui a valu le prix Pulitzer.
Mais cela n’était pas tout. Après les accords de paix de Dayton de novembre 1995, des enquêteurs internationaux sur les crimes de guerre ont finalement pu accéder aux tombes de Nova Kasaba. Ils ont découvert 33 corps, identifiables comme ceux de musulmans de Srebrenica, dont la plupart avaient, de toute évidence, été exécutés alors qu’ils avaient les mains liées dans le dos par du fil métallique ou de la ficelle.
La photographie ci-dessous montre les enquêteurs au travail à Nova Kasaba, sur la tombe identifiée par un marqueur bleu sur la carte en bas de l'article.
La morale de cette histoire, c’est qu’une seule pièce à conviction des services de renseignement est souvent sans signification tant qu’elle n’a pas été recoupée avec d’autres. Quand les gouvernements, les enquêteurs sur des crimes de guerre, les organisations humanitaires et les journalistes partagent leurs informations, l’impact peut-être extraordinaire. Démêler ce qui s’est passé à Srebrenica aurait été impossible sans cette coopération, qu’elle soit formelle ou informelle.
Michael Dobbs
Ancien journaliste au Washington Post, Michael Dobbs tient pour Foreign Policy le blog Mladic in The Hague, consacré aux atrocités commises en ex-Yougoslavie pendant la guerre.
Traduit par Jean-Marie Pottier