L'analyse de Jérôme Jaffré, directeur du CECOP (Centre d'études et de connaissances sur l'opinion publique).
-Comment définissez vous et expliquez vous la rupture voulue par Nicolas Sarkozy et ressentie clairement par les Français dans l'exercice depuis deux ans de la fonction présidentielle?
-Nicolas Sarkozy rompt avec la tradition, l'idée et l'image que se font les Français de la fonction de Président de la République. Forcément, il décontenance et du coup en subit le contre coup dans les sondages de popularité.
Il s'agit d'un changement radical dans la Vème République. Contrairement à ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy ne cherche pas à incarner et à mettre en valeur l'unité du pays et des Français. Auparavant, le Président laissait aux ministres et au premier d'entre eux les décisions difficiles qui créaient des clivages dans l'opinion. Il se protégeait ainsi et pouvait aussi assurer une fonction d'arbitre et de recours. Il s'agissait d'un modèle hérité de fait de la monarchie. Sarkozy rompt totalement avec ce modèle.
Non seulement, il ne met pas ou rarement en avant le thème de l'unité. Mais au contraire, il cible directement des adversaires, pas seulement politiques, mais des catégories sociales ou des professions, les chercheurs enseignants, les agents de la fonction publique, les grévistes, les patrons, les banquiers...
Le Président n'apparaît plus comme celui qui cherche à apaiser, à rassurer, à résoudre les crises, mais comme quelqu'un qui n'hésite pas à jeter de l'huile sur le feu, qui cherche de fait à diviser et provoquer. Il manque du coup pour les Français l'étage supérieur des institutions. La fonction classique de l'arbitre n'est pas remplie.
-Est-ce que cela est la conséquence du passage au quinquennat?
-Non, ce n'est pas directement lié au passage au quinquennat. Rien n'empêcherait un président élu pour cinq ans de continuer à mettre en avant les thèmes de l'unité et de l'arbitre. C'est une rupture voulue. Nicolas Sarkozy est resté après son élection un chef de guerre, un chef politique. Cela explique pourquoi le Président n'est pas populaire, ce qui n'est pas seulement la conséquence de la crise.
De fait, il ne recherche pas la popularité, comme ses prédécesseurs, mais l'affrontement politique, le clivage et à fédérer son camp. Le Président de la République se fait conspuer dans les manifestations, ce qui est rarissime dans la Véme République, où le Premier ministre occupait habituellement ce rôle .
-Qu'est-ce qui protège Nicolas Sarkozy ?
-Son pouvoir et son poids politiques sont préservés pour plusieurs raisons.
D'abord, les institutions de la Vème République le protègent comme ses prédécesseurs. Avec ces institutions, sauf coup d'Etat ou révolution, il est inexpugnable.
Ensuite, la construction du parti unique de la droite est devenu un atout extraordinaire. Il n'y a pas de concurrence organisée au sein de la droite. Dominique de Villepin, par exemple, ne dispose de pratiquement aucune troupe pour combattre le Président. Toujours dans cette logique, le fait que les élections législatives dépendent maintenant avec le quinquennat directement de la présidentielle rend les députés encore plus dépendants du succès du Président en 2012. L'UMP bloque de fait toute concurrence à Nicolas Sarkozy dans son propre camp et la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels successifs renvoie les ambitieux à des calculs pour 2017.
L'action syndicale protège aussi de fait le Président. En dehors des entreprises où il y a des plans sociaux - mais où la lutte y reste confinée, le mouvement social court depuis plusieurs mois sans un grand impact. Il y a bien des journées d'action à intervalles réguliers mais annoncées longtemps à l'avance et sans enchaînement, elles ne comptent pas beaucoup. Finalement, les manifestations n'ont d'autre objet que de conspuer le Président, mais sans mot d'ordre fort et compréhensible, elles ne peuvent déboucher sur rien. Elles servent simplement de défouloir et d'exutoire, ce qui ne gêne pas vraiment Nicolas Sarkozy.
Enfin, évidemment Nicolas Sarkozy bénéficie de la faiblesse de l'opposition. Le PS est toujours bloqué dans ses divisions et les excès de langage de Ségolène Royal et François Bayrou, qui n'est pas de gauche, ne leur assurent pas aujourd'hui un poids et une crédibilité suffisants. L'anti-sarkozysme pavlovien réjouit les irréductibles mais ne construit pas une alternative politique.
Paradoxalement, Nicolas Sarkozy résiste donc plutôt bien aux difficultés économiques et sociales, à l'impopularité et au fait de se faire conspuer dans les manifestations. Cela ne remet pas aujourd'hui en cause sa capacité mener son quinquennat. En revanche, ses chances de réélection en 2012 sont beaucoup plus incertaines puisque le scrutin exige de pouvoir passer de 30% au 1er tour (que les sondages continuent à lui accorder) à plus de 50% au second tour. Bref de réussir à rassembler au-delà de son propre camp.
Propos recueillis par Eric Leser
Photo: Des employés de Continental défilent le 1er mai Pascal Rossignol / Reuters