Cette année comme chaque année, mais cette année plus qu’une autre, les nominations pour les Césars [PDF] racontent un état du cinéma en France. Le «portrait de groupe» composé par les nommés est significatif par sa composition, comme du fait de ceux qui en sont exclus. Et dans sa composition, il faut considérer aussi bien ceux qui dominent que ceux qui sont marginalisés.
2011 aura été une année remarquable, du fait de la fréquentation record des salles, et avec au moins quatre films phénomènes: le triomphe commercial d’Intouchables qui vogue vers les 20 millions d’entrées, le triomphe médiatique et international (c’est-à-dire surtout aux Etats-Unis) de The Artist, et le succès considérable de deux jeunes réalisatrices, Maiwenn avec Polisse et Valérie Donzelli avec La guerre est déclarée.
Grâce à des modifications récentes du règlement, ayant porté de 5 à 7 le nombre de nommés comme meilleur film et meilleur réalisateur, la liste des candidats en lice pour la distribution de statuettes du 24 février reflète à peu près ces aspects saillants. Avec ce correctif que la comédie de Nakache et Toledano n’est pas représentée proportionnellement à son succès.
Scholler, Kaurismaki, Cavalier, une part belle aux beaux succès de l'année
Comme toujours, il ne manquera pas de faux naïfs pour s’étonner que la fréquentation ne se traduise pas mécaniquement dans la distribution des prix, comme si ceux-ci n’étaient pas précisément destinés à faire prévaloir d’autres logiques. Comme toujours, il faudra répondre que s’il s’agissait de distinguer ceux qui ont eu le plus de succès, il n’y aurait nul besoin d’organiser un vote, il suffirait de regarder le box-office. Ceux-là, les faux naïfs, sont les mêmes qui pensent toujours que le marché devrait seul décider de tout.
Parmi les choix des 4.199 professionnels du cinéma électeurs des Césars, on peut noter le nombre particulièrement élevé de nominations (13) pour un film aussi racoleur que Polisse, qui déballe les ficelles les plus éculées de la sitcom en les pimentant de la souffrance des enfants, utilisée ici comme faire-valoir de manière particulièrement obscène.
C’est certainement le versant le plus antipathique du résultat d’un vote par ailleurs assez diversifié, qui a aussi fait la part belle à un des autres beaux succès de l’année, l’efficace L’Exercice de l’Etat de Pierre Scholler (11 nominations). Cette diversité est réelle, et il est parfaitement réjouissant de retrouver parmi les candidats au meilleur film et au meilleur réalisateur Pater d’Alain Cavalier et Le Havre du Finlandais Aki Kaurismaki, films aussi extrêmement modestes matériellement qu’extrêmement ambitieux artistiquement.
En revanche, il y a une forme d’absurde cruauté à ne nommer un des plus beaux films de l’année, L’Apollonide de Bertrand Bonello, qu’à des prix «secondaires», quand c’est à l’évidence d’abord un sommet de mise en scène. Cela dit en toute admiration pour les trois actrices citées, dont l’incontestable révélation Céline Sallette, comme pour l’image, le son, le décor, les costumes et la musique du film, en effet exceptionnels.
Mais à lire cette liste, on dirait que tout est bien dans ce film sauf la réalisation, ce qui est quand même un comble.
Exclusions injustes
La diversité visible des nominations peut aussi fonctionner comme un leurre, faisant oublier des exclusions parfaitement injustes. Parmi les absences les plus criantes figure Hors Satan de Bruno Dumont, une des œuvres majeures de cette année. Mais aussi Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Love, Les Bien-Aimés de Christophe Honoré et Tomboy de Céline Sciamma. Les jeunes actrices de Hansen-Love et de Sciamma auraient également dû se trouver nommées, au moins parmi les «Espoirs».
Côté «premiers films», si on ne se faisait guère d’illusion pour La Ligne blanche d’Olivier Torrès ou Léa de Bruno Rolland (mais Anne Azoulay est bien une des plus belles découvertes de 2011, elle aussi oubliée), il est injuste qu’Americano de Mathieu Demy soit absent et il est aberrant que ne figure pas parmi les nommés Donoma de Djinn Carrenard, exemplaire irruption dans la lumière d’une «marge» qu’à l’évidence les professionnels souhaitent maintenir dans les bordures.
Parmi les documentaires, si on se réjouit de retrouver Wiseman, et si le Larzac filmé par Christian Rouaud mérite sa place, l’absence de l’admirable Mafrouza d’Emmanuelle Demoris est scandaleuse, et regrettable celle de Nous Princesses de Clèves de Régis Sauder.
Un pré-palmarès démago
Dans la catégorie à part des films étrangers, bizarres et un peu bêtes sont les absences du si beau Hugo Cabret de Scorsese, du décisif Pina de Wenders, du si important et réussi Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi, des films des Coen, de Woody Allen, de Moretti – les électeurs des Césars ne sont que ce qu’ils sont, on n’a jamais espéré d’eux qu’ils accordent leur juste place à Bela Tarr, à Monte Hellman, à Manoel de Oliveira ou à Nuri Bilge Celan…
Globalement, les choix, les exagérations, les exclusions et les injustices de la liste des nominés correspondent assez fidèlement à cette année du cinéma français. Une année incontestablement riche, mais menacée de déséquilibres dangereux quand, malgré la belle présence de quelques œuvres inventives et singulières, une prime à la rentabilité immédiate et à certaines formes de démagogie occupe une place croissante.
C’est malheureusement logique dès lors que l’euphorie des plus puissants, principaux bénéficiaires de l’embellie économique, tend à étouffer les légitimes besoins des autres.
Jean-Michel Frodon