The Artist est le cinquième film muet (et le premier depuis 1929) à être en lice pour l’Oscar du meilleur film. Bon, et que dire des bribes de dialogue par-ci, par-là et des effets sonores? Peu importe. Bien qu’on ne soit pas dans un film muet stricto sensu, on peut s’accorder à dire qu’il est assez muet tout du long.
(Je me suis fait la même réflexion quand j’ai appris que The Artist pourrait être le premier long-métrage noir et blanc à rafler cette récompense depuis La Liste de Schindler: le film de Spielberg était-il vraiment en noir et blanc? Que dire des scènes en couleur au tout début et à la fin? Et cette fillette en manteau rouge alors? Ne devrait-on pas plutôt le qualifier de film «noir et blanchâtre»?).
Il est cependant un autre élément dans The Artist qui n’admet pas de demi-mesure. Autant que je sache, il n’y a que deux longs métrages avec une scène de sables mouvants à avoir été nominés pour l’Oscar du meilleur film.
Le seul autre film oscarisé comportant une telle scène date de 40 ans. C’est Lawrence d’Arabie, où Peter O’Toole observe son serviteur en train de s’enfoncer dans le désert du Sinaï à la suite d’une tempête de poussière. Pétri de douleur, il se met visage contre terre pour ne pas voir disparaître son ami sous le sable. Comme je l’ai écrit sur Slate, s’agissant des mises en scène cinématographiques avec des sables mouvants, cette séquence est sans égal.
Elle est vraiment culte! Un film grave, où l’on voit un personnage être englouti par les sables mouvants –dans une grandiloquence absolue. Lawrence d’Arabie avait été nominé dans 10 catégories et a remporté 7 Oscars.
Pratiquement absents des Oscars
Les sables mouvants ont vite été intégrés aux classiques en tant que danger métaphorique au Vietnam et réel sur la surface lunaire, avant de faire leur entrée dans le monde des intellos. En 1964, ils ont propulsé un film d’art et d’essai sur la liste des œuvres nominées aux Oscars, grâce au chef-d’œuvre japonais La Femme des sables (le personnage principal parvient à sortir de la carrière de sable où il était piégé avant de chuter, une minute plus tard, dans une étendue de sables mouvants secs). Un film étranger a ainsi été nominé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère et du meilleur réalisateur.
Et puis l’âge d’or des sables mouvants a commencé à s’éteindre, si bien que les sables mouvants ont été pratiquement absents des films en lice pour les Oscars. Depuis le milieu des années 60, la seule fois où un film comprenant une scène d’enlisement aurait pu prétendre à l’Oscar du meilleur film, c’était en 1975, avec Le shérif est en prison, de Mel Brooks.
La parodie a été nominée pour les catégories du meilleur montage, du meilleur second rôle féminin et de la meilleure chanson originale. (Cette dernière catégorie est la seule pour laquelle Princess Bride a été nominée 13 ans plus tard). Le scénario avait été relégué au second plan, le film étant alors plutôt perçu comme une satire qu’un drame.
Après Le shérif est en prison, à une ou deux reprises, des sables mouvants ont failli s’inviter à la cérémonie des Oscars. Dans la scène du compacteur d’ordures de Star Wars, nominé à la fin des années 70, on peut assimiler les ordures à une espèce de sables mouvants; le drame, là, c’est que l’enlisement est immédiat. Toy Story 3, nominé aux Oscars l’an dernier, comporte une scène similaire au cours de laquelle les personnages sont entraînés par un tapis roulant vers un infernal dépotoir où brûlent les détritus. Dans The Artist, les sables mouvants «rétro» semblent plus proches de la réalité: une étendue de fins gravats à l’ancienne, qui tire lentement le héros vers le fond.
Métaphore de la carrière du héros
C’est de l’apparence, rien de si proche du réel en fait. De la même façon que The Artist n’est pas un film véritablement muet, cette évocation des sables mouvants s’inscrit dans la même dynamique du «presque». On est proche du gag, mais ce n’en est pas tout à fait un.
Cette espèce de boue dans laquelle est prise le héros apparaît seulement dans une séquence de film-dans-le-film. La scène où le protagoniste s’enfonce est une métaphore de sa carrière qui, comme les sables mouvants précisément, commence à devenir surannée. Le réalisateur Michel Hazanavicius confère aux sables mouvants un sens moderne, spécial. On est loin de la terrible scène de Lawrence d’Arabie ou de La Femme des sables, ni de celle des sables mouvants satiriques du Shérif est en prison ou de Princess Bride.
Ici, ce sont pour ainsi dire des sables mouvants «ironiques», qui prennent tout leur sens du fait qu’ils sont inadéquats. Si The Artist nous montre une surface de sables mouvants, c’est pour les mêmes raisons qui font que c’est un film (presque) muet et en noir et blanc. Il se veut anachronique.
Déjà dans Indiana Jones 4
Les sables mouvants ironiques ne sont pas nouveaux. En 2008, Steven Spielberg nous a fait un clin d’œil en décidant d’en inclure dans Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal. Lorsque Harrison Ford, héros démodé d’une saga d’aventure défunte, commence à s’enfoncer dans de la boue, l’homme usé qui ne sert plus à rien se mélange à la gadoue.
Mais la même démarche dans The Artist achoppe sur la fausse nostalgie qui se dégage du film: l’idée qu’un acteur de film muet du début des années 30 rêverait de l’époque des sables mouvants est aberrante, car l’apogée des sables mouvants n’était pas encore arrivé.
J’imagine qu’Hazanavicius s’est inspiré de la séquence de sables mouvants du film intitulé Trader Horn, sorti en 1931 –exactement au moment où Hollywood se mettait aux talkies-walkies. Trader Horn s’est illustré comme le premier long métrage à avoir été tourné en extérieur en Afrique. Son héros évolue dans une vigne située sur un lac infesté de crocodiles. Il est confronté à toute une série d’embûches comme on peut en trouver dans la jungle, à la fois réelles et imaginaires. Comme The Artist, le film a été nominé pour l’Oscar du meilleur film, mais les sources que j’ai pu trouver suggèrent qu’il n’incluait pas de scènes avec des sables mouvants.
Un âge d'or qui n'avait pas commencé
Le gag a pourtant eu lieu en 1973, avec le remake de Trader Horn, l’âge d’or des sables mouvants étant alors révolu (la nouvelle version n’a pas été présélectionnée pour les Oscars). Le film d’aventure Les Mines du roi Salomon a connu la même histoire: la version originale (1950) ne comportait pas de sables mouvants et le film a été nominé pour l’Oscar du meilleur film. 35 ans plus tard, les producteurs ont décidé d’en faire une nouvelle version à grand renfort de vedettes du cinéma: l’académie des Oscars l’a boudée.
En d’autres termes, les films d’aventure classiques des débuts d’Hollywood sont précisément ceux dont les sables mouvants étaient absents. Ainsi, les sables mouvants dans The Artist évoquent clairement (et intelligemment) une certaine nostalgie de l’aube du cinéma –la nostalgie des films muets et des gags naïfs à répétition des années 10 et 20.
Les sables mouvants comme élément réel ont commencé à se généraliser au bout de plusieurs décennies. A l’époque ou des acteurs passés de mode devaient s’adapter au son au risque de se voir éjectés du monde du cinéma, l’âge d’or des sables mouvants n’avait pas encore commencé.
Daniel Engber
Traduit par Micha Cziffra