Quand je pense aux magnats des sites étrangers de partage de fichiers, je m'imagine tout un tas de corsaires d'Internet, aussi malins qu'intouchables —c'est bien pour cela qu'on parle de Pirate Bay, non? Depuis jeudi, l'image a pris du plomb dans l'aile avec la fermeture de Megaupload, l'un des sites d'hébergement les plus importants au monde.
Au final, il aura fallu une action conjointe des autorités américaines, hong-kongaises et néo-zélandaises, assistées de la gendarmerie kiwie et d'autres forces de polices internationales, pour venir à bout du site, couper tous ses serveurs et arrêter une demi-douzaine de ses principaux dirigeants. Parmi les interpellés se trouvait le fondateur de Megaupload, un pirate informatique replet au passé chargé et au goût prononcé pour les filles en bikini, connu sous plusieurs noms tels Kim Dotcom et Kim Tim Jim Vestor (son véritable patronyme est Kimble Schmitz).
7% du trafic internet mondial
Selon la presse, le rapport d'accusation de 72 pages est rempli de détails croustillants sur les petits plaisirs que s'octroyait son personnel grâce à des salaires bien mal acquis (Dotcom aurait loué la plus grande demeure de Nouvelle-Zélande). Le fait que les responsables de Megaupload aient discuté ouvertement de la myriade de contenus protégés par le droit d'auteur hébergés sur leur site se retrouve aussi dans ce rapport, ce qui sape toute défense sur le thème «Nous ne savions pas ce que nos utilisateurs faisaient».
On a parlé récemment de ces sites d'hébergement avec le débat sur Sopa, une proposition de loi anti-piratage qui a fait tout un foin sur le web —bon nombre d'entre eux font partie des «sites pirates» visés par cette législation. Sopa a été largement soutenue par l'industrie de la musique et du cinéma, sans surprise.
Comme je le faisais remarquer dans Slate en avril, ces plate-formes étaient nombreuses à s'être hissées comme par enchantement dans le top des sites les plus fréquentés au monde. En plus de Megaupload, à la 70ème place du top mondial Alexa, les sites d'hébergement les plus importants sont Mediafire (66ème) et 4shared (88ème). Pour vous donner un ordre d'idée, ces trois-là ont un volume global de fréquentation comparable à AOL, CNN et eBay (et, hum, Xhamster.com, qui fait aussi partie du secteur du partage vidéo).
Les chiffes varient, mais selon cet article d'Ars Technica, les sites d'hébergement représentent 7% du trafic Internet mondial (Megaupload en revendique à lui seul 4% dans une insolente vidéo YouTube; j'y reviendrai). Ils aussi ont d'autres points communs: ils sont basés à l'étranger et les industries médiatiques ont du mal à les atteindre, bien qu'elles aient visiblement réussi cette fois-ci (en soi, cela constitue un bon argument contre les remèdes draconiens de Sopa, fondés sur l'affirmation que ces «sites pirates» étaient hors de portée des forces de l'ordre américaines).
Différent des sites de torrents
Comment ces sites d'hébergement fonctionnent-ils? Il faut tout d'abord remarquer qu'ils diffèrent des sites de torrents comme Pirate Bay, qui ne distribue aucun fichier (techniquement, Pirate Bay n'héberge aucun torrent, mais c'est une autre histoire). The Pirate Bay et ses épigones vous orientent vers des «fichiers torrent» qui —lorsque vous les chargez dans un programme comme Vuze or Utorrent— intègrent votre ordinateur à toute une nuée d'utilisateurs se partageant les bouts d'une chanson, d'un album ou d'un film (dans la dernière étude que j'ai croisée sur le sujet, il est dit que les torrents représentent environ 15% du trafic internet américain).
Ces sites se rémunèrent en vendant de la publicité, dont une grosse partie pour des contenus pour adultes. Pour encore citer Pirate Bay, sur Alexa, il respire le même air raréfié que le combo AOL-Megaupload-eBay et, compte-tenu du nombre gigantesque de ses utilisateurs, il se fait probablement plus d'argent qu'eux en termes de revenus publicitaires.
A l'inverse, les sites d'hébergement hébergent des fichiers, tout simplement. Quand vous en téléchargez un, vous téléchargez réellement la chanson ou le film désirés, et pas un fichier torrent qui vous permet de construire cette chanson ou ce film petit bout par petit bout.
Si on écoute ce que disent des sites comme Megaupload, leur boulot consiste à aider les gens à transporter des fichiers qui ne tiennent pas dans un mail. Imaginons que vous ayez besoin d'envoyer la séquence d'un film que vous êtes en train de monter, et qui pèse plusieurs gigas. Envoyez-la tout simplement sur l'un de ces sites, puis communiquez le lien à tous ceux qui doivent la voir.
Si vous êtes comme moi, vous recevez de temps en temps ce genre de fichier d'un ami ou d'un collègue, en général via YouSendIt. Il s'agit d'une entreprise basée en Californie et dont l'activité semble globalement légitime. Personne ne m'a jamais envoyé de fichier hébergé sur ces sites offshore.
Ce que font réellement Megaupload et autres, c'est héberger du contenu soumis au droit d'auteur. Des gus y mettent des chansons, des albums, des séries télé ou des films, et se refilent les URL. Contrairement aux sites de torrents, ces hébergeurs ne se rémunèrent pas grâce à la publicité. Ci-dessous, par exemple, voici la capture d'écran d'une page Megaupload, prise avant la fermeture du site, jeudi:
L'achat de comptes, le gros des revenus
Si quelques sites d'hébergement se rémunèrent par la pub, ils tirent le gros de leurs revenus en incitant les gens à acheter des comptes premium. Pour ce faire, ils rendent le téléchargement gratuit extrêmement pénible, soit en vous faisant chercher pendant des plombes le bouton de téléchargement, voire en vous forçant à attendre une minute ou plus avant d'accéder à un autre bouton et vous permettre de télécharger le fichier (c'est en tout cas, hum, ce qu'on m'a raconté).
Pendant ce temps, les sites vous matraquent de pubs pour leurs services premium qui vous promettent des téléchargements simultanés, plus rapides et plus faciles: chez 4shared, par exemple, c'est entre 6 et 7 dollars par mois pour un abonnement premium et pour télécharger 100 GB de données par mois.
Sur ces sites, vous pouvez aussi trouver du contenu, légal et illégal, en streaming, parfois accompagné de pubs. Dans le rapport d'accusation de Megaupload, il est dit que le site avait mis en place un système de bonus pour remercier les abonnés premium déposant un maximum de contenus désirables (c'est à dire soumis au droit d'auteur). Cette fonctionnalité, présente aussi sur d'autres sites, fait hurler les industries du cinéma et de la musique. Les sites se font de l'argent sur des copies illégales de contenus issus des studios et les utilisateurs qui les fournissent sont payés pour le faire.
Tous les sites affirment retirer n'importe quel contenu soumis à droit d'auteur sur simple plainte des ayant-droit, mais il n'y a aucune raison de penser qu'ils prennent cette tâche au sérieux. Le rapport d'accusation montre comment le personnel de Megaupload cherchait à la contourner. Par exemple, il limitait le nombre de plaintes officielles qu'il pouvait traiter par jour, pour l'augmenter aimablement quand la croissance du site leur permettait de donner quelques os à ronger aux grands éditeurs de contenus.
Assez invisibles dans les moteurs
Les sites d'hébergement ont une autre caractéristique étrange. Globalement, ils sont assez invisibles dans les moteurs de recherche: ce serait assez embarrassant de trouver facilement des contenus piratés tout en prétextant ne pas savoir qu'ils étaient là. Le sabotage des moteurs de recherche internes à ces sites frôle aussi parfois l'absurde.
Sur 4shared.com, en cherchant «Harry Potter», vous obtenez un message bidon sur l'absence totale de résultats. Mais si vous allez sur Google et cherchez «Harry Potter» + «4shared.com», là vous obtiendrez des pages et des pages de liens de films, de musique, de jeux et de livres électroniques.
Au milieu de ces résultats, vous trouverez peut-être de nombreux liens pointant vers un site nommé Filestube. Filestube est un moteur de recherche spécialisé dans les sites d'hébergement. Sur le web, on ne trouve que très peu d'infos à son sujet (selon Wikipedia, il serait basé en Pologne). De même, sa page d’accueil est très sobre. Mais affichez le code source, et vous obtiendrez tout un tas de liens où se mélangent du porno (avec «bangladesh xxx video» parmi les choix proposés) et des contenus tip-top soumis au droit d'auteur («how I met your mother s07e14»).
En pensant à un album au hasard, j'ai tapé In Rainbows de Radiohead dans sa barre de recherche. Le site m'a dirigé vers une nouvelle page Filestube contenant un lien vers un fichier RAR —une version compressée de l'album— hébergé sur un site nommé Filesonic.com (rempli aussi de pubs pour des sites porno ou d'autres initiatives hasardeuses comme le craquage de mots de passe).
Les sites de partage de fichiers illégaux n'ont pas non plus beaucoup d'honneur: au lieu de me rediriger vers le site Filesonic, la technique de Filestube consistait en gros à faire disparaître le lien —l'équivalent, pour le partage de fichiers, d'aspirer tout le contenu d'un site pour le publier sur le vôtre. Mais ne vous en faites pas pour Megaupload et les autres sites d'hébergement. Selon le rapport d'accusation, cette opération orientait aussi les utilisateurs d'autres moteurs de recherche vers leur site.
Il y a encore peu de temps, Megaupload passait relativement inaperçu. Il est possible que la flamboyance de Kim Dotcom soit quelque-part responsable de la fermeture de son site. A la fin de l'année dernière, une étrange brochette de célébrités (Kanye West, Chris Brown, Kim Kardashian) était apparue sur YouTube pour littéralement chanter les louanges de Megaupload.
Avec un business plan aussi ouvertement frauduleux, le soutien de ces stars à un site aussi zélé dans la destruction de leur industrie n'a qu'une seule explication vraisemblable: l'argent (après tout, ce n'est certainement pas à cause de la qualité de la chanson, assez banale —«Si je dois envoyer des fichiers de par le monde/Je me sers de Megaupload»— pour y voir la patte des créateurs du Friday de Rebecca Black).
Et si Megaupload renaissait?
Après l'arrestation de Kim Dotcom et de ses petits amis, les caisses de Megaupload ne resteront pas pleines longtemps. Et peu importe, l'arraisonnement d'un des plus importants sites d'hébergement ne représente en rien un coup décisif des éditeurs de contenus dans leur guerre contre le partage illégal.
On a de la peine à penser que les concurrents de Megaupload ne soient pas d'ores et déjà en train d'adapter leurs stratégies à cette nouvelle menace. Ils se hisseront simplement vers des cimes encore plus hautes où les forces de l'ordre auront encore plus de mal à les atteindre, et trouveront d’autres moyens de protéger, aussi, leurs utilisateurs de toutes retombées légales (de même, tôt ou tard, un programme d'anonymisation pour les utilisateurs de torrents sera accessible à tous). Et vu comme il est difficile de bloquer un site d'hébergement, il est même possible que Megaupload renaisse de ses cendres un jour ou l'autre.
Parallèlement, des vitesses de téléchargement toujours plus rapides et des capacités de stockage toujours plus importantes offriront à ceux qui troquent illégalement des contenus davantage de temps et d'espace pour le faire. Il n'y a pas encore si longtemps, les éditeurs s'énervaient devant des gamins qui trafiquaient des mp3s de 3 Mo sur Napster. Aujourd'hui, il n'est pas rare de voir passer des compilations de 35 GB contenant, disons, sept saisons de la série télé Dr House commodément regroupées ensemble (notez bien que c'est dix mille fois plus important).
Pendant ce temps-là, sur le front légaliste, des fonctionnaires continueront à attraper quelques petits partageurs malchanceux et autre menu fretin, sans que cela n'ait aucune incidence sur le rythme de croissance du problème et encore moins sur sa diminution. Et à Washington, les législateurs en mal des subsides des généreux donateurs d'Hollywood essayeront de réfléchir à de nouvelles lois pour résoudre la quadrature du cercle. L'an prochain, à la même date, une quelconque nouvelle version de Sopa aura encore montré le bout de son nez.
Bill Wyman
Traduit par Peggy Sastre