«Kautech veut dire détruire, détruire le nom, l’image, le corps. Tout.» Il rit. Lui qui pendant des années a pratiqué ça, «kautech», à grande échelle, méticuleusement. Est-ce son rire le plus effrayant, le plus troublant? Peut-être. Duch, tortionnaire en chef du régime khmer rouge, commissaire politique du camp de torture et d’extermination S21, est face à la caméra de Rithy Panh. Il est… incroyablement humain.
C’est ça qui est atroce, à la limite de l’insupportable. Il raconte ce qu’il a fait, d’où il est venu, biographie, arrières plans politiques et idéologiques, trajectoire biographique. Il explique calmement. A un moment, brièvement, il sera question de possible pardon, mais de regrets, jamais. D’oubli volontaire, de capacité à effacer ou enfouir des souvenirs, ça oui!
Dans Le Monde des Livres du 12 janvier, Jean Birnbaum soulignait le piège du rire des bourreaux. Il a raison, et c’est l’une des dimensions les plus passionnantes, et les plus éprouvantes, du film de Rithy Panh de ne pas faire comme si cette séparation entre criminels de masse et gens ordinaires, donc entre lui et nous, existait d’emblée, de ne pas faire non plus comme s’il pouvait, lui, le cinéaste, faire tout seul ce nécessaire travail de séparation.
Non, tout le monde n’est pas prêt à devenir un assassin de masse. Mais oui, tout ce que décrit Duch, avec un mélange de ruse et de fatalisme, vient de ce que les humains ont tous en partage. Qu’est-ce qu’un monstre? Est-ce un être radicalement différent, ou un être chez lequel certaines caractéristiques communes à tous sont déformées et disproportionnées? Duch n’est un monstre que selon cette seconde acception.
Face à face
Pas de cage de verre ici pour enfermer, ou au moins cadrer la «banalité du mal» comme l’écrivait Hannah Arendt lors du procès Eichmann. Mais un face-à-face décalé par le dispositif de mise en scène, face à face en abime. Face à Duch, il y a Rithy Panh, qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas.
On devine en permanence sa présence, et parfois il est clair que le vieux bourreau répond à une question du cinéaste, par exemple lorsqu’il s’étonne qu’on puisse parler de méchanceté ou de cruauté à son propos, ou à propos de l’Angkar, l’organisation totalitaire qui a dominé le Cambodge de 1975 à 1979.
Mais à vrai dire ce qui est face à Duch, «Rithy Panh», désigne bien des choses à la fois. C’est le nom d’un Cambodgien de 48 ans, qui avait dix ans quand les troupes khmères rouges sont entrées dans Phnom Penh, qui a souffert personnellement de la terreur laquelle a englouti sa famille, comme il vient de le raconter dans un livre bouleversant, L’Elimination (avec Christophe Bataille, Grasset).
C’est un cinéaste, auteur d’une œuvre qui compte désormais une dizaine de titres depuis Les Gens de la rizière. C’est un inlassable enquêteur ayant accumulé, par le film et par l’écrit, un énorme matériau de mémoire sur la tragédie qui a ravagé son pays durant la deuxième moitié des années 70.
Duch, le maître des forges de l’enfer, fait d’ailleurs surgir des images d’archives et des extraits de deux films précédents du réalisateur, Bophana, une tragédie cambodgienne et S21, la machine de mort khmère rouge. Et c’est un activiste de la mémoire, notamment grâce au centre de recherche historique et de formation au cinéma qu’il a créé dans sa ville natale, le Centre Bophana.
Pur salaud
C’est dire combien Rithy Panh est effectivement présent face à Duch, avec ce qu’on imagine de tension face à celui qui incarne ce contre quoi il vit et travaille depuis toujours. Mais simultanément, dans un étrange effet de dépoli ou de miroir semi-transparent, Duch est aussi, directement, face à nous, sans médiation instituée, ni par un décor judiciaire ni par une dramaturgie de cinéma.
Du déporté de Bergen Belsen sur son châlit à Harriet Andersson fixant l’objectif de Bergman dans Monika, l’histoire du cinéma moderne a pu être synthétisée par le trouble et l’adresse au spectateur du «regard caméra». Mais c’est ici un pur salaud qui nous regarde, sans que jamais cette étiquette de pur salaud ne soit ni contestable, ni suffisante. Et tout se met à trembler.
On ne saura pas ce qui a construit la rencontre effective de la caméra avec ce visage marqué et souriant, ce corps noueux vêtu d’une impeccable chemise bleue, cette voix tranchante et souple comme un sabre. Face à nous? Face à moi plutôt. Il n’y a pas de «nous» possible devant ce qui est décrit, devant la manière dont c’est décrit. Seulement l’interpellation directe, personnelle, à chacun, la mise face à un abime qui ne peut être qu’intime. C’est, sous son apparente simplicité, l’extrême puissance du dispositif de réalisation.
Ce «je» du spectateur est sans cesse mis à vif par le «je» de Duch, ce ex-destructeur de toute individualité qui parle de lui en toute singularité, décrit successivement des multiples éléments d’explications à ce qu’il a fait, à ce qu’il a aimé faire, à ce qu’il a cru nécessaire de faire, à ce qu’on lui a fait faire, à ce qu’il a éprouvé, à ses rapports à la culture, à la croyance hier politique et aujourd’hui religieuse.
Et c’est comme le kaléidoscope des explications répertoriées qui défile sans se stabiliser jamais. Parce que Duch joue de cette terrifiante labilité en même temps qu’il en est en partie le jouet, mais aussi parce que Rithy Panh a l’extraordinaire courage, comme homme et comme cinéaste, de ne pas vouloir assigner son interlocuteur à une place, mais qu’il cherche au contraire à faire entendre et voir cette irisation obscène, insoutenable.
Speer, Amin Dada...
Sans doute le film réinscrit aussi le parcours individuel de Duch dans l’histoire d’ensemble de la dictature khmère rouge, grâce notamment à un usage à la fois précis et incantatoire des quelques films d’archive disponibles et aux réalisations précédentes de Rithy Panh – on aura une plus ample mise en perspective en lisant l’un des plus beaux livres de la rentrée dernière, Kampuchéa de Patrick Deville (Seuil), scandaleusement oublié par tous les jurys littéraires.
Et le film inscrit aussi son personnage dans un autre contexte, la lignée des grands criminels de masse témoignant face à la caméra. De l’extraordinaire composition de séduction d’Albert Speer face à la caméra de Marcel Ophuls (Memory of Justice) à Idi Amin Dada filmé par Barbet Schroeder, aucun n’aura construit, en partie consciemment, avec toute la rouerie d’un ancien instructeur politique, et en partie dans le vertige de ses propres contradictions, un tel défi sans fin à qui le regarde.
Un «sans fin» qui fait écho aux derniers mots de Jean Cayrol au terme de Nuit et brouillard:
« Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin.»
Jean-Michel Frodon
NB : A lire également, Le Maître des aveux de Thierry Cruvellier (Gallimard).