Mes chers amis,
Je me sens présentement un peu comme Lana Del Rey. Non, je ne me sens pas refaite de partout: je ne pense pas que ce point soit crucial et je suis d’accord avec Carl Wilson quand il affirme que le fait de mettre l’accent sur son côté «drag-queen pour hétéro» n’est qu’une nouvelle version d’un bon vieux préjugé:
«Cette notion, née au XIXe siècle, qui voudrait que la culture de masse soit peu ou prou associée aux femmes, alors que la vraie culture authentique est la prérogative des hommes.»
Le critique littéraire Andreas Huyssen, qui a popularisé cette notion dans son ouvrage After the Great Divide, trouverait certainement un lien entre les accusations portées sur le physique de Lana del Rey et Emma Bovary. Des dizaines de filles attirantes, de femmes fatales, d’adolescentes, de super-groupies et de Madonna en culottes courtes lui ont tracé la route. En quoi est-ce donc si étonnant?
Mon sentiment, à 00h48 précises, en rédigeant cet article depuis ma chambre d’hôtel après une longue journée de lendemain de fêtes et alors que mes enfants sont endormis dans la banquette pliante voisine est… que je n’en ai aucun. Je suis épuisée, totalement dépourvue de toute cohérence propre, inerte et seulement à même de refléter les désirs des autres plutôt que de réaliser les miens (j’exagère. Un peu). Lana del Rey est elle aussi, je pense, dans le même état, tant musicalement que du point de vue de son personnage, modelé avec tant de soin par Lizzie Grant.
Mark Richardson, de Pitchfork, n’a pas manqué de faire le lien avec David Lynch et Laura Palmer –il a été ensuite imité par d’autres, avec moins de talent. Mais encore une fois, on peut remonter bien plus loin, jusqu’à l’obsession victorienne pour les fiancées spectrales telles Ophélie ou la Dame de Shallott.
Le caractère désincarné du timbre de Lana Del Rey et la lourdeur étouffante du son vintage de ses enregistrements se combinent à sa façon d’endosser, tant visuellement que musicalement, le rôle de la victime, vidant sa musique de tous les ingrédients qui rendent le rock'n’roll si amusant: jeunesse, côté sexy, humour gras et inconvenance sacralisée (je pense qu’elle a fait preuve de son immense causticité en choisissant Born to Die comme deuxième single extrait de l’album).
Au lieu de cela, nous nageons dans les eaux troubles de la nécrophilie, avec l’impression de sombrer en compagnie de quelqu’un qui a tout simplement renoncé à sa propre volonté. Il n’est pas étonnant qu’un tel personnage émerge en cette période de regain d’intérêt pour les zombies et les vampires, et on pourrait finalement facilement comparer Lana Del Rey à Kristen Stewart, l’héroïne sacrificielle de Twilight.
Il est possible que Lizzie Grant parvienne à tirer quelque chose de ce matériel usagé. Il surtout probable que son nouvel album ne nous emmènera –ni ne nous abandonnera– pas en terre inconnue.
J’aurais bien aimé qu’elle prenne quelques conseils de Kate Bush qui, à l’âge de Grant, s’intéressait elle aussi aux fantômes, mais les imaginait hurlants, volant en tous sens et se cognant aux vitres. Je suis on ne peut plus heureuse du succès de son magnifique 50 Words for Snow, mais également de sentir l’esprit de Kate couler dans les veines de Laura Marling, St. Vincent, My Brightest Diamond, Fay Wolf et de nombreuses autres jeunes femmes qui pourraient étendre Lana del Rey d’un bon coup de nunchaku.
Ann Powers
Traduit par Antoine Bourguilleau
Lana Del Rey, Born to Die (Interscope/Polydor). Sortie française le 30 janvier.