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Ivanishvili, un mystérieux oligarque contre le président Saakachvili

Temps de lecture : 5 min

Francophile et francophone, mécène apparemment désintéressé, l'homme le plus riche de Géorgie assure vouloir aider son pays à recouvrer ses libertés bafouées.

Meeting d'Ivanishvili, le 11 décembre à Tbilissi. REUTERS/David Mdzinarishvili
Meeting d'Ivanishvili, le 11 décembre à Tbilissi. REUTERS/David Mdzinarishvili

Seul un néon discret sur le bord de l’avenue Tchavtchavadzé indiquant «Cartu Group» et une interview illustrée d’une photo exclusive publiée en 2005 dans le quotidien économique russe Vedomosti avaient marqué le retour au pays il y a une dizaine d’années de Bidzina Ivanishvili. Self made man et milliardaire, il disait ne «pas aimer rencontrer les journalistes, aller à des soirées, être au centre de l’attention».

En Géorgie, jusqu’à une période récente, son nom était associé à de multiples projets à travers le pays (parc d’attraction sur les rives de la mer Noire, station de ski, parcs nationaux, réhabilitation de théâtres, soutiens aux artistes, assainissement et développement de sa région natale…), mais toujours prononcé à demis mots. En 2008, interrogé à son propos, le président géorgien Mikheïl Saakachvili répondit: «Ivanishvili ? Il est comme le comte de Montecristo. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Il a horreur de la publicité. Mais il n’a aucune ambition politique. Aucune.»

Des zèbres et des dauphins, des Picasso et des Frida Kahlo, voilà les seules rumeurs qui circulaient sur «Boris Ivanov», le petit villageois géorgien devenu riche à millions. Dans sa résidence géorgienne installée bien au dessus du palais présidentiel, symbole du pouvoir des hommes, et de Sameba la cathédrale symbole du pouvoir divin qu’il avait d’ailleurs financée, l’oligarque était devenu un philanthrope sans visage, qui donnait sans rien attendre en retour, suscitant les plus grands fantasmes. Bidzina, on le comparait parfois même à Dieu.

La tornade politique

Nombre de Français qui avaient fait escale à Tbilissi avaient eu vent de l’ambiance et des activités à l’intérieur de ses trois résidences sécurisées. Depuis le jardin botanique, on pouvait contempler les structures de verre et de métal, des œuvres d’art disséminées dans le parc, un héliport et des cascades artificielles dont l’accès était restreint par des barbelés, des équipes de sécurité et une pléthore de caméras.

Francophone et francophile, Bidzina Ivanishvili employait bon nombre de Français que ce soit en cuisine ou pour assurer l’éducation de ses quatre enfants instruits dans la langue de Michel Houellebecq, s’assurant de leur discrétion à travers un contrat de confidentialité dont la durée était de cinquante ans.

Il s’était fait de l’Ambassadeur de France Eric Fournier un ami, qu’il invitait à passer ses vacances en famille dans sa résidence principale de Chorvila son village natal. Il finançait en 2010 une école française ultra-moderne à Tbilissi, témoignant son attachement à la culture de l’Hexagone, obtenant la même année un passeport français.

Mais «le Ivanishvili» des bruits de couloir, «le Ivanishvili» de la rumeur s’est transformé subitement en tornade politique. En octobre dernier, il a annoncé son intention d’entrer en politique afin de remporter les élections parlementaires de 2012.

Les Géorgiens, de Géorgie ou de la diaspora, suivent depuis lors avec intérêt l’incursion du mystérieux Ivanishvili sur la scène nationale jusqu’alors dédiée toute entière à Misha (Mikheïl Saakachvili, ndlr). On se félicite de la première déstabilisation politique digne de ce nom depuis la révolution des Roses. Partout, on tente d’en savoir plus sur l’outsider, homme le plus riche de Géorgie avec une fortune estimée à 5,5 milliards de dollars selon Forbes.

Né il y a 55 ans dans la région géorgienne d’Imérétie, Bidzina Ivanishvili grandit dans une famille soviétique ouvrière. Bidzina se distingue par des résultats scolaires excellents qui lui permettent de rentrer à l’Université d’état de Tbilissi pour suivre des études d’ingénierie et d’économie, travaillant parallèlement comme agent d’entretien. Il poursuit son parcours universitaire à Moscou où il arrive en 1982 pour effectuer un doctorat à l’Université d’ingénierie ferroviaire.

Des mines à Picasso

Il y rencontre Vitali Malkine, son futur associé avec qui il importe des téléphones à touches et des produits informatiques, d’abord en Géorgie puis en Russie. Le succès est immédiat et alors que la perestroïka touche à sa fin tout comme le régime Rouge, ils enregistrent un capital suffisant pour se glisser dans la brèche des grandes privatisations.

A la tête de la toute nouvelle banque Rossiiskii Kredit, du fond d’un bâtiment miteux de la capitale russe, ils investissent principalement dans le fer et les mines, s’éloignant des secteurs énergétiques stratégiques qu’ils considèrent comme dangereux car liés aux structures politiques et de sécurité, ce qu’illustrera plus tard l’affaire Ioukos.

De ventes en investissement, les deux associés se bâtissent une fortune considérable. Ivanishvili consolide ses avoirs dans l’immobilier et investit dans les œuvres d’art, avec l’achat notamment en 2006 de «Mora Daar au chat» de Picasso pour plus de 100 millions de dollars.

De retour progressivement en Géorgie au début des années 2000, l’oligarque de nationalité russe du fait de son établissement en Russie au moment de la chute de l’Urss reçoit la nationalité géorgienne sur ordre de Mikheïl Saakachvili pour «réponse aux intérêts de l’Etat» et s’évite toute incursion sur le terrain politique.

Jusqu’à ce mois d’octobre… «Le monopole total du pouvoir et des amendements constitutionnels par le président Saakachvili, qui révèle clairement ses intentions de rester à la tête qu’elles que soient les échéances, ont motivé ma décision de fonder un parti et de concourir aux élections parlementaires de 2012», écrit alors Bidzina dans un quotidien.

Regroupement des oppositions

Il accuse Mikheïl Saakachvili d’avoir commis des «erreurs impardonnables», dénonce l’obstination d’un Président qui, face à ses errements, «comme tout homme politique équilibré, devrait avoir quitté la politique et demandé pardon à son peuple».

«Contraint de s’engager face à la dégradation de la situation», il annonce la vente de ses actifs en Russie qui représentent un tiers du capital de son groupe, Cartu, et l’abandon de ses nationalités russe et française, afin de ne susciter aucune controverse.

Le fils de l’oligarque, rappeur répondant au nom de Bera, élève de Snoop Dogg et de MC Solaar, soutient son père en publiant sur son profil Facebook un clip en géorgien intitulé «Georgian dream», dans lequel il appelle la Géorgie à s’unir et à poursuivre le rêve de liberté. Subversif par sa distribution de t-shirts et son appel au ralliement, Bera est suivi par 166.000 personnes sur Facebook, témoignant de l’engouement des Géorgiens (notamment à Tbilissi) pour le projet politique Ivanishvili finalement baptisé «Georgian Dream».

Bon nombre de personnalités de l’opposition muselée, non celle de façade, dont Irakli Alasania, ex-ambassadeur de la Géorgie à l’ONU démissionnaire, ont ouvert une voie à la collaboration avec l’oligarque.

Dans la semaine qui suit, Bidzina Ivanishvili est déchu de sa citoyenneté géorgienne. Version officielle: suppression automatique de la citoyenneté du fait de l’obtention de la nationalité française en 2010. Sans l’en informer. La même semaine, un camion blindé de la Cartu Bank est saisi par les forces de police lors d’un transfert depuis la Banque de Géorgie, banque commerciale aux liens ténus avec l’Etat. Deux millions de dollars et un million d’euros en petites coupures sont saisis. L’institution de l’oligarque est immédiatement accusée de blanchiment d’argent. Etrange coïncidence.

Déchu de sa nationalité, accusation de blanchiment...

Les membres du Mouvement national, le parti de Mikheïl Saakachvili, se déchaînent dans les médias, accusant l’oligarque d’être le bras armé du Premier ministre russe Vladimir Poutine, rhétorique fréquemment utilisée pour faire taire toute voix s’élevant contre le gouvernement. Le président Mikheïl Saakachvili ne s’est pas encore exprimé.

Malgré un manque d’expérience criant en termes de communication politique, l’énigmatique Ivanishvili renvoie l’image convaincante d’un patriote argenté souhaitant aider son pays à recouvrer ses libertés bafouées. Il jure de sa volonté d’accéder au pouvoir par des moyens légaux et de ne s’investir que trois ans en politique afin de rétablir le respect du jeu politique démocratique.

Une fois la tâche accomplie, il se retirerait. Le philanthrope semble sincère et son projet, bien que faible en contenu, est d’ores et déjà plébiscité. Pour Saakachvili, la menace est réelle.

Louis-Antoine Le Moulec

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