Économie

Norvège: le beurre et l'argent du pétrole

Temps de lecture : 4 min

L’absurde pénurie de beurre en Norvège nous donne une belle leçon d’économie.

Butter/:/ via Flickr CC License by
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La tuerie d’Oslo mise à part, lorsque la presse américaine évoque la Norvège, c’est généralement d’un ton léger, comme au printemps 2010, lorsque l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull avait bloqué le Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg à New York et que l’on avait pu voir ce dernier diriger calmement son pays via iPad depuis sa chambre d’hôtel. Aujourd’hui, la Norvège réapparaît dans nos journaux en raison de la pénurie de beurre que connaît le pays, une histoire tellement ridicule qu’elle a attiré l’attention du Colbert Report.

Il semble pour le moins absurde que l’un des pays les plus riches au monde (si l’on prend le PIB par habitant, seuls le Luxembourg et le Liechtenstein sont devant) en arrive au point de rationner un produit de base tel que le beurre. Mais cette histoire absurde nous permet surtout de tirer plusieurs leçons relatives au commerce et aux surprenants dilemmes économiques posés par le fait de devenir riche.

Commençons par le commerce. La Norvège est un petit pays —le Colorado compte plus d’habitants— avec un climat agricole très marginal. Cet été, le mauvais temps a pénalisé le petit secteur laitier national. On comprendra aisément comment cela peut mener à une baisse de la production de beurre nationale, puis à une pénurie. Sauf que les petits pays n’essaient habituellement pas de tout produire eux-mêmes: c’est une idée aussi stupide que peu rentable dans une économie globalisée.

Si la Norvège n’est pas capable de produire assez de beurre pour que tous ses habitants puissent allégrement tartiner leur mørkt rugbrød, ne devrait-elle pas en importer? Après tout, il y a tout plein de beurre dans le supermarché en bas de chez moi… il devrait bien être possible d’en envoyer un peu à Oslo. Le problème est que la coopérative laitière norvégienne Tine a de facto le monopole sur le marché intérieur et qu’on l’a délibérément protégée de la compétition étrangère (PDF) par choix politique.

Bientôt du beurre étranger

Conscient du trouble semé par cette pénurie de beurre, le gouvernement norvégien est en train d’alléger les lourdes barrières douanières imposées sur le beurre d’importation. Il faudra un certain temps pour que les produits atteignent les étals des magasins, mais, bientôt, le beurre étranger envahira le marché norvégien (comme il l’a fait en Suède, qui a connu les mêmes problèmes météorologiques) et la grande pénurie de beurre disparaîtra des journaux.

Mais avant de conclure que cette crise beurrière n’est qu’une simple leçon sur les vertus du libre commerce, il convient de prendre en considération les raisons qui ont poussé les Norvégiens à faire ce choix politique.

Bien entendu, les vieux groupes lobbyistes ont joué un rôle certain dans le protectionnisme norvégien, mais quelque chose d’autre est aussi à l’œuvre. La Norvège s’est enrichie grâce à la découverte de réserves en pétrole et en gaz naturel offshore. Toutefois, une telle affluence de richesses naturelles peut également apporter des problèmes, notamment la fameuse «maladie hollandaise» qui toucha les Pays-Bas durant les années 1960, après la découverte de réserves en gaz sur leur sol.

Une industrie à forte intensité de capital employant relativement peu de salariés devient l’un des principaux secteurs d’exportation du pays. Accroissant la valeur de la monnaie, ces importantes exportations de ressources naturelles rendent bon marché les importations de produits étrangers. Cela met donc, à son tour, en difficulté les autres producteurs locaux et rend votre économie dangereusement dépendante des fluctuations du marché des valeurs.

En principe, l’orthodoxie économique voudrait que l’on ne s’en inquiète pas trop. Il suffit que l’État se serve de ses ressources naturelles pour engranger des revenus, qu’il redistribuera par la suite de façon massive. Pour beaucoup, toutefois, l’idée d’une nation entière vivant de subsides a quelque chose de déprimant. En outre, de nombreux pays du Golfe persique qui ont de facto adopté cette approche ont pu réaliser au fil du temps que cela génère aussi des problèmes. Votre pays est riche de manière superficielle, mais il n’a pas le capital humain et structurel caractéristique d’un pays développé moderne. Que vous restera-t-il lorsque vos puits de pétrole seront à sec?

Limiter l’appréciation de la couronne norvégienne

Le fait que l’État norvégien mette certains produits à l’abri de la compétition internationale a pour cela joué un rôle majeur dans la stratégie économique nationale. Les inconvénients qu’implique le blocus du beurre étranger sont la plupart du temps mineurs, peuvent être atténués en cas d’urgence et permettent, d’une certaine manière, la préservation d’une certaine base économique non-pétrolière pour l’avenir.

Toutefois, le plus grand effort norvégien dans ce sens innove encore plus. Plutôt que d’être destinés à financer les opérations courantes du gouvernement, les revenus du pétrole sont en grande partie investis à travers le fonds de pension du gouvernement norvégien, qui détiendrait environ 1% du stock publiquement échangé dans le monde. Le but de ce fond est, entre autres et comme il est dit sur son site Internet, «d’assurer et de protéger l’aisance financière pour les générations à venir», mais cela pourrait tout aussi bien être accompli en reversant les revenus du pétrole directement aux Norvégiens.

En fait, le véritable objet de ce maintien des richesses économiques dans un fonds investissant exclusivement à l’étranger est principalement de limiter l’appréciation de la couronne norvégienne sur le marché des devises internationales et de préserver ainsi la compétitivité industrielle de la Norvège. Le rapport avec les barrières douanières imposées au beurre étranger est que, dans une optique à long terme visant à éviter à la Norvège de devenir un pays à «monoculture» comme l’Arabie saoudite avec le pétrole, les Norvégiens acceptent des niveaux de vie plus bas que ceux auxquels ils pourraient prétendre autrement.

On rira donc encore, cette semaine, si l’on entend parler de trafiquants russes essayant de faire rentrer illégalement du beurre en Norvège. Mais il y a beaucoup de petits pays riches en pétrole dans cette région… et il faut garder à l’esprit que si la Norvège est celui d’entre eux qui fonctionne le mieux, tant d’un point de vue politique que social, c’est en grande partie grâce aux idées mêmes qui ont provoqué cette amusante pénurie.

Matthew Yglesias

Traduit par Yann Champion

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