En juin dernier, la fondation Wikipédia s’est lancée dans une mission mystique: répandre l'amour sur son interface anglaise à l’aide d’images de chatons, de bouteilles de bières ou de falafels...
Cette idée saugrenue se matérialise sous la forme d’un bouton inspiré du «j'aime» de Facebook, très originalement baptisé «wikilove» pour l’occasion. La nouvelle fonctionnalité, présente uniquement pour la version anglophone, s’affiche comme un icône en forme de cœur qui permet depuis l’interface de l’utilisateur d’envoyer en cadeau une petite image aux autres contributeurs.
Concrètement donc, vous avez le choix entre bombarder ces wikipédiens pleins de bonne volonté d’images trop mignonnes de petits chats mignons et d’étoiles, ou de partager avec eux cafés, bières, cookies, fraises et baklavas virtuels afin de les encourager à produire des contenus.
But ultime de l’opération: distribuer considération et bienveillance pour contrer l’effet produit par les commentaires négatifs que se balancent les participants entre eux, première cause d’abandon des contributeurs sur l’encyclopédie participative.
Chacun cherche son chat
Si imaginer un éminent chercheur en physique moléculaire recevant une image de LOLcat en guise de remerciement pour sa contribution à un article peut faire sourire, l’apparition de ce Wikilove semble pointer du doigt un autre phénomène.
La très austère encyclopédie ne tenterait-elle pas de changer son image? Selon Adrienne Alix, responsable au sein de Wikimedia France, ce «love button» ferait directement référence à la Netiquette, règle qui régit les bons comportements sur le Net. Toutefois, il s’agit bien là d’une application un peu édulcorée.
«Je ne sais pas si les contributeurs peuvent se sentir réellement stimulés en recevant un chaton ou une bouteille de bière. Cela a suscité l’amusement, l’adhésion ou le rejet selon le type de contributeurs. Certains ont vu ça comme une évolution terrible vers la facebookisation.»
Un des porte-étendards de l’Internet libre assimilé au démon Facebook, tout ça à cause d’un émoticone et de quelques visuels ringards? Remi Matthis, président de Wikimedia France tempère:
«Wikipedia n’est pas en train de devenir un réseau social au sens propre, même si la dimension communautaire est fondamentale chez les contributeurs réguliers.»
En réalité, le wikilove serait plutôt destinés aux nouveaux venus. «L'idée sur le moyen terme est de proposer une interface plus user-friendly afin de permettre à de nouveaux contributeurs soit peu habitués aux ordis, soit rebutés par le côté trop technique du code de Wikipedia de contribuer plus aisément. Mais ce ne sont que des choses à la marge: l'important restera toujours le fond, à la différence de Facebook», explique le président.
Reste que la fonctionnalité pour l’instant ne soulève pas l’engouement en France, où le système de la carotte et du bâton est déjà connu sur Wikipedia. «Les francophones n'ont pas émis l'envie d'implémenter cette fonction –il existe déjà des "récompenses" que les contributeurs fabriquent eux-mêmes et qui ne sont pas du goût de tous», rappelle Rémi Matthis.
Même son de cloche chez Dominique Cardon, sociologue au laboratoire Sense d'Orange pour qui «l’idée n’est pas nouvelle. Il y avait déjà des systèmes de badges qui servaient de gratifications en 2003/2004».
Wikipédia est amour
Du réchauffé qui ne ferait pas beaucoup recette. Parfois, tous les petits chatons du monde ne suffisent pas à calmer les humeurs des contributeurs, exaspérés par le non respect des nombreuses règles en vigueur sur Wikipédia.
Il existe tout un tas de mesures qui encadrent la communauté: vérifier et citer les sources, éviter les contenus évasifs, être cordial, supposer la bonne foi... Quand celles-ci ne sont pas respectées, certains contributeurs s'emportent.
Pour Adrienne Alix, «il existe un phénomène lié aux règles de plus en plus complexes d’administration et d’acceptation des articles et qui peuvent être difficiles pour les nouveaux. Les anciens peuvent en avoir marre de voir la même erreur se répéter 250 fois et du coup envoyer balader les néophytes».
Une animosité qui disparaîtrait toutefois lors des wikirencontres, moment où les wikipédiens peuvent se voir... pour de vrai. «Les rapports sont très apaisés quand on a la personne en face. De toute façon, dans l'ensemble cela se passe plutôt bien: sur les 1,2 million articles que compte Wikipédia, il y a des polémiques sur une minorité infime», observe Rémi Mathis.
Si aujourd’hui, l’encyclopédie assure encore le service, elle ne le doit pas à son nouveau bouton mais peut-être à un concept du même nom.
Ce «wikilove» en question, qui a inspiré la nouvelle fonctionnalité de la version anglophone et prend racine dans les règles même de Wikipédia, s’inscrit dans une contre-culture américaine teintée de Flower Power des années 1970.
«Le terme wikilove est né peu de temps après Wikipédia. Il s’est articulé autour de deux règles fondamentales: accueillir les débutants, leur expliquer comment Wikipédia fonctionne, et ne pas faire d’attaque personnelle», explique Dominique Cardon.
Au sein de cette communauté, on ne juge pas. L’idée est que le contributeur écrit pour le bien commun: la transmission des savoirs et non pour lui seul, ni pour son auto-promotion par exemple. Un système qui exclut la crise d’égo, et qui n’est pas sans lien direct avec la do-ocratie, cette nouvelle forme d’organisation mise en avant par des groupes d’hacktivistes comme Telecomix ou Anonymous et basée sur ce précepte simple: «Je sais faire donc je le fais.»
Un schéma horizontal, sans leader, inspiré des mouvements libertaires et légalitaires. Au sein de Wikipédia, tout le monde a le pouvoir de sanctionner un article et quand un conflit va trop loin on fait appel à un «wikipompier» qui est censé gérer le dilemme.
Ce sont les règles et c’est grâce à ces dernières que la communauté arrive à survivre et ne s’écharpe pas.
«Wikilove c’est du tact numérique renforcé. On rédige des règles explicites pour le virtuel, des règles sur lesquelles on n’insisterait pas dans la vraie vie parce que cela nous semble naturel. C’est grâce à ces règles que Wikipédia subsiste encore», analyse Dominique Cardon. Un concept plus universel que l’amour des chats.
Laura Guien et Stéphanie Plasse