En renonçant à se porter en appel contre la décision de la 11ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, Jacques Chirac pare sa biographie d’une curieuse distinction: premier chef de l’Etat à être condamné en justice, après son exercice de la fonction suprême. Depuis Pétain, a-t-on même ajouté, partout dans la presse, toute cette journée, assez historique, du jeudi 15 décembre 2011.
La famille de l’ancien Président a pu estimer que cela suffisait, que celui-ci, atteint d’une maladie cognitive décrite comme «irréversible» ne supporterait pas l’épreuve d’un nouveau procès; que peut-être il n’était plus en mesure, déjà, de saisir toute la portée de cette comparution-ci.
Son entourage, ses fidèles ont pu juger que sa popularité allait rester haute, dans l’opinion, et ce, malgré l’épilogue judiciaire —plus haute, même, car en France, les personnalités condamnées s’attirent souvent un regain de sympathie. Mais que personne ne pouvait jurer qu’il en irait de même si le risque était pris d’aller en appel et de voir confirmée, ou aggravée, la peine de deux ans de prison avec sursis qui vient de lui être infligée.
Echo historique
Les avocats de Jacques Chirac ont eu tout loisir, en effet, de mesurer combien le parquet de Paris avait perdu pied dans cette affaire d’emplois fictifs, en tentant coûte que coûte de requérir la relaxe pure et simple pour l’ancien Président, au mépris des éléments de l’enquête et des témoignages.
Jacques Chirac a eu la malchance, du point de vue de ses conseils, de comparaître devant le tribunal présidé par l’incorruptible Dominique Pauthe, celui-là même qui avait relaxé Dominique de Villepin, poursuivi par le même parquet parisien, sur l’ordre direct de Nicolas Sarkozy, dans l’affaire Clearstream. Chirac, condamné pour une vieille affaire d’emplois de complaisance, à la mairie de Paris, l’année même où son adversaire chronique, Nicolas Sarkozy, après Clearstream, après le volet nanterrois de l’affaire Bettencourt, à force d’hostilité aux magistrats, parvient à faire l’unanimité de la justice contre la main mise sur ses œuvres du pouvoir politique… Il y a une certaine ironie dans le tour des choses.
Il y a même un fort écho historique dans la condamnation du dernier président gaulliste. Vieille histoire. Encore plus vieille que les emplois bidons de la Ville de Paris. Histoire gaulliste, gaullienne, même, que cette dépendance du parquet à l’égard de l’exécutif, qui, aujourd’hui, juste avant l’élection présidentielle, vit sans doute ses derniers mois.
Ces procureurs aux ordres, dans les affaires politiques, c’est l’autre face de la Ve République, telle que l’a expressément voulue le général de Gaulle. Celle-ci était née ouverte au social, prenant aux chrétiens, et même au PCF, en vertu du pacte du CNR (Conseil National de la Résistance), dont elle s’inspirait; économiquement souverainiste, indépendantiste sur le plan diplomatique. Mais vigilante, brutale, s’il le fallait, dès qu’on risquait de toucher à ses secrets et à quelques basses œuvres.
En 1962, la République aurait pu choisir de laisser la justice tout à fait libre de ses décisions, comme y songeaient nos voisins allemands et italiens. Elle a au contraire mis le parquet à sa botte, plaçant des hommes sûrs ou disciplinés aux postes clés, à commencer, bien sûr, par le fameux parquet de Paris.
Cela tenait à l’héritage de sa culture résistante, à la situation juridique d’«état d’urgence», pendant la guerre d’Algérie; à son goût du parallèle, du non officiel, du souterrain; aux nécessités du financement occulte et, déjà, aux affaires françafricaines. Cela a tenu aussi, très rapidement, à sa manière, cavalière, de confondre les ambitions du pays avec celles du parti dominant. De l’UDR, puis du RPR.
Une condamnation mémorielle
C’est là qu’on retrouve Jacques Chirac. Alors, le plus impétueux des héritiers. Liquidateur politique des gaullistes orthodoxes et des chabanistes. Vainqueur à la hussarde de «La bataille de Paris», en 1977, contre les giscardiens, quand la mairie redevint souveraine. Jeune maître d’un jeune RPR, fondé en 1976, dans les fraudes électorales, et qu’on a dit «de SAC et de cordes», en raison de la présence, au premier plan, de Charles Pasqua et de ses hommes.
Les petits arrangements entre amis qui valent sa condamnation à l’ancien chef de l’Etat concernent la période 1992-1995. Mais la confusion des genres remonte à une période plus ancienne. Emplois fictifs; marchés d’offres truqués; subventions détournées; clientélisme électoral – le fameux cas, jamais vraiment tranché, du Ve arrondissement.
Les prébendes ont été nombreuses. Rarement poursuivies. De ce point de vue, la peine infligée sur le fil à Jacques Chirac, tout au bout d’une vie bien remplie, et en respectant la parenthèse judiciaire de deux mandats élyséens, sauve l’honneur de la démocratie parisienne. Elle est plus symbolique, plus historique qu’effective. Elle est mémorielle.
En prenant connaissance, jeudi 15 décembre, de la sentence de la 11e chambre, Jacques Chirac a peut-être dû trouver la décision assez normale. Blessante, évidemment. Mais normale. Il avait peu de chances, malgré les bonnes dispositions du parquet de Paris, de passer jusqu’au bout à travers toutes ces décennies de clientélisme et d’affairisme électoral, dans la capitale. Il le savait. Sans forcer le trait, on pourrait même dire qu’il pourrait prendre cette condamnation pour décoration. Une sorte d’hommage paradoxal.
Il a tellement aimé la conquête! On a décrit son ennui à la gestion du pays. Mais les meilleurs livres sur sa trajectoire concernent sa montée vers le pouvoir. D’abord, ces années-là. 1974-1981. Puis les années 80. Sa fougue. Sa capacité à ranger de côté, parfois, ses scrupules. A ignorer les coups tordus, commis en son nom, et pour sa gloire. Et tout au long, en tout cas, jusqu’à une époque récente, la conviction de l’impunité, de par le dispositif judiciaire mis en place, comme pour lui, par le gaullisme des fondations.
La République gardant ses secrets les plus embarrassants, même quand elle a été de gauche, il y a peu de chances que les chercheurs mettent à jour les obligations qui ont ainsi été faites à des générations de procureurs. On sait, on sent, seulement, que celles-ci ont été nombreuses.
Aucun courant politique n’est innocent de l’avantage acquis d’avoir le parquet sous ses ordres. Ni les libéraux-giscardiens ni les socialistes. Cependant, de mémoire nationale, on pourrait parier que les gaullistes ou néo-gaullistes ont toujours été les plus à l’aise dans l’exercice.
Si n’était cette condamnation tardive, anachronique, d’un vieil homme malade, qui ne sait peut-être même plus vraiment quelle faute lui est reprochée, ne resteraient de ce ballet d’ombres que des souvenirs douloureux et solitaires de magistrats à la retraite, et les fantômes du ministère de la justice. Pour n’en prendre qu’un, de ces fantômes, le spectre, toujours remuant, de l’Affaire Boulin.
En 1979, dans un étang sans profondeur de la forêt de Rambouillet, avait été retrouvé le corps sans vie de Robert Boulin, ministre de l’emploi, gaulliste historique, social et chrétien. Suicidé, a toujours affirmé l’Etat. Assassiné, peut-être, ont osé soupçonner la famille et des journalistes opiniâtres.
Des décennies durant, des gaullistes orthodoxes, puis leurs enfants, se sont demandés si Robert Boulin n’avait pas été liquidé par des sbires, du genre du SAC, à la solde des services de Jacques Foccart, l’homme de l’ombre de la Ve République, en ses débuts. L’époque était à la mise hors jeu des premiers compagnons du général.
La vérité n’a jamais établie et ne le sera sans doute jamais. Ce qui est avérée, c’est qu’avec constance, les enquêtes ont été surprenantes. Les preuves subtilisées. Les autopsies faussées. Ce qui est avéré, c’est que le corps, à la surface de l’étang, a été découvert deux fois. La seconde fois, plus officiellement. Qu’on a menti, sûrement, sur l’heure réelle, au président Giscard d’Estaing et au premier ministre, Raymond Barre. Ce qui est avéré, c’est, enfin, qu’un procureur de cour d’appel, celui de Versailles, s’est rendu sur place, dans la forêt, bien avant l’heure officielle de la découverte, et que les Français n’ont jamais su pourquoi.
Les caves de la Républiques sont remplies de tels fantômes, d’affaires non écloses, grandes et petites, qui demandent justice. Dehors, d’anciens procureurs doivent compter les couleuvres qu’ils ont dû avaler. La décision de la 11e chambre du tribunal de Paris vient symboliquement de remuer un peu de la terre de ce cimetière. Cela tombe sur le plus sympathique des hommes d’Etat? Sur le champion du pays? Cela vient tard, et n’écorne qu’un chapitre fort secondaire de l’histoire nationale? Il n’empêche.
Philippe Boggio