Six mois après son arrivée à la tête d’Areva, Luc Oursel charge la barque héritée d’Anne Lauvergeon dont il fut le bras droit pendant quatre ans à la tête d du groupe. On peut voir, sans trop se tromper, dans cette entreprise de démolition la patte d’Henri Proglio qui, à peine nommé à la tête d’EDF par Nicolas Sarkozy fin 2009, engagea un bras de fer sans merci avec la patronne d’Areva pour obtenir le leadership de la filière nucléaire française.
Leur affrontement fit tant d’étincelles qu’il fallut l’intervention du Premier ministre François Fillon pour y mettre un terme. Ce qui n’empêcha pas le patron d’EDF d’atteindre son objectif à l’occasion du Conseil de politique nucléaire de juillet 2010. Anne Lauvergeon, toutefois, obtenait le feu vert de l’Etat pour un plan de renflouement … et sauvait sa tête. Pas très longtemps.
Une victoire, pour Henri Proglio
En juin 2011, dix ans après avoir construit Areva autour de la Cogema qu’elle présidait depuis deux années, elle est débarquée et remplacée par Luc Oursel. Six mois plus tard, la gestion de l’ancienne patronne du nucléaire français est remise en question, et sa responsabilité personnelle dans les choix d’investissements miniers clairement posée.
La forteresse Areva est enfoncée, Henri Proglio peut savourer une victoire différée et poursuivre sa mission consistant à réorganiser la filière nucléaire française sous la houlette d’EDF, avec Alstom, Bouygues, Vinci et le Commissariat à l’énergie atomique, et Areva rentré dans le rang.
Le plan Action 2016 présenté par la direction du groupe nucléaire tire avant tout les conséquences de la tragédie de Fukushima de mars 2011. Car même si le gouvernement français ne veut déroger des options énergétiques qui ont prévalu en France au cours des quarante dernières années, cet accident va de toute évidence marquer une rupture dans le recours au nucléaire des clients d’Areva à l’international.
S’adapter à l’après-Fukushima, même en France
Pudiquement, Luc Oursel a déclaré, en présentant son plan de reconversion: «La montée en puissance du nombre des centrales nucléaires interviendra avec un certain décalage par rapport aux prévisions antérieures à Fukushima». Toute la nuance est dans le décalage. Luc Oursel en convenait déjà à la mi-septembre: «Fukushima oblige Areva à revoir sa copie et à s’adapter».
Au Japon, seulement 8 réacteurs nucléaires sur 54 sont encore en service. En Allemagne, la fin de l’atome civil est programmée pour 2020, en Belgique, pour 2025, et l’Italie a renoncé par référendum à y revenir. Areva est bien obligé de tenir compte de cette situation, et d’en tirer les conséquences sur son activité future. D’autant qu’une nouvelle concurrence s’installe, comme on l’a vu à Abu Dhabi où la technologie et les prix coréens ont damé le pion à l’EPR français.
Au moment de la tragédie japonaise, 65 réacteurs nucléaires étaient en construction dans le monde. Depuis, des pays comme la Grande-Bretagne qui envisageaient d’augmenter leur parc nucléaire ont décidé de réexaminer leurs projets. Les chantiers en cours iront à leur terme, mais les projets d’extension (aujourd’hui, 435 réacteurs nucléaires sont en service dans le monde, dont 58 dans l’Hexagone) sont au point mort.
Le Grenelle de l’Environnement fixe déjà un recul du nucléaire en France
En réalité, en France même, le mix électrique est appelé à évoluer. Et pas simplement du fait de l’accord entre le Parti socialiste et Europe Ecologie-Les Verts en cas d’alternance à la prochaine élection présidentielle. Le Grenelle de l’Environnement prévoit notamment, à horizon 2020 pour l’électricité, la création de nouvelles capacités de production d’énergie renouvelable à hauteur de 35 gigawatts – dont 15% dans l’hydraulique, 70% dans l’éolien et 15% dans le photovoltaïque. Ce qui équivaut à la puissance d’une petite trentaine de réacteurs nucléaires.
Certes, la création de ces nouvelles capacités de production d’électricité verte a pris du retard: par exemple, pour atteindre 6 gigawatts de puissance en éolien offshore d’ici à 2020, le Grenelle de l’Environnement avait fixé une étape intermédiaire de 1 gigawatt à la fin 2012. Soit environ 200 machines en mer.
C’est raté: aucun parc éolien offshore ne sera opérationnel à cette échéance. Le premier appel d’offres lancé par le gouvernement en juillet 2011 porte sur 500 à 600 éoliennes (pour une puissance totale de l’ordre de 3gigawatts) dont la mise en service n’interviendra pas avant 2017!
De nouveaux équilibres entre besoins en électricité et modes de production
Malgré tout, malgré ces retards, les nouvelles capacités de production d’énergies renouvelables réduiront à terme le déploiement du nucléaire en France. Pas forcément de trente réacteurs d’ici à 2020, car une partie des plus anciens devra peut-être être remplacée et il faudra pourvoir aux besoins d’une population appelée à grandir et à consommer plus d’électricité. Tout dépend aussi de la vitesse à laquelle les gouvernements à venir réviseront la constitution du bouquet d’énergies en France.
D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme l’objectif de diviser par 4 les émissions de CO2 à horizon 2050. Bien sûr, la production d’électricité n’est pas seule impliquée. Mais pour tendre vers cet objectif, elle devra participer à l’effort national, ce qui peut passer par le maintien du nucléaire comme le réclame l’Agence internationale de l’énergie, inquiète pour le réchauffement climatique du refus du nucléaire depuis Fukushima.
Quoi qu’il en soit, Areva ne peut que s’attendre à voir reculer la part du nucléaire en France. Que, dans ces conditions, Areva adopte plutôt un profil bas pour se concentrer sur l’existant dans le nucléaire n’a rien de très surprenant : dans un contexte favorable aux énergies renouvelables, une stratégie d’expansion dans le nucléaire ne manquerait pas d’étonner. Le politique doit faire des choix, l’industrie s’adapte. On ne peut être gagnant sur tous les tableaux.
Energies renouvelables: dépasser l’alibi pour une véritable mutation
En revanche, l’avenir d’Areva ne devrait pas résider que dans le seul nucléaire. Depuis quasiment sa création, le groupe se présente comme un champion des énergies décarbonées. Malheureusement, jusqu’à une période récente, les engagements d’Areva dans les technologies autres que nucléaires étaient assez confidentiels, servant surtout d’alibis pour acquérir une image moins atomique.
C’est seulement en mai 2010 que le groupe français a franchi une étape dans l’éolien en acquérant le fabricant allemand Multibrid1 et en créant Areva Wind. Ce qui lui permet aujourd’hui de prétendre à la construction de parcs offshore grâce à la mise au point d’une nouvelle turbine.
Dans un autre domaine, Areva Solar développe des techniques sophistiquées pour produire de l’énergie à partir de chaudières à vapeur solaire, ou de miroirs qui concentrent le rayonnement solaire.
Mais le total de l’activité d’Areva dans les énergies renouvelables (y compris les bioénergies), où sont employés 1.200 collaborateurs, n’a pas dépassé pas 1,7% du chiffre d’affaires en 2010, dont 60% dans l’éolien, 40% dans les bioénergies et 1% dans le solaire. Totalement marginal.
La véritable mutation d’Areva en un spécialiste des énergies décarbonées reste donc à réaliser pour que, comme l’a indiqué Luc Oursel, le groupe s’adapte à son environnement. Et, cette fois, en anticipant les évolutions plutôt qu’en courant derrière les évènements, et en saisissant les opportunités de créer des «emplois verts» dans une filière des énergies renouvelables transformée en véritable alternative à la filière nucléaire. S’il veut être un leader dans ces domaines, Areva est déjà en retard.
Gilles Bridier