2 juin 1992: le Danemark dit non à l’euro (la monnaie unique) en rejetant le traité de Maastricht par référendum. 26 juin 1992: le Danemark dit oui à l’Euro (la compétition de football) en humiliant au passage la France de Mitterrand au premier tour et l’Allemagne de Kohl en finale.
Le même scénario se répétera-t-il en juin prochain avec la victoire en Pologne et en Ukraine d’un pays mis au ban de la zone euro, qui écarterait de sa route les nations triple A?
«Dans la seule euro-compétition qui compte vraiment, le favori pour la victoire n'est pas la disciplinée et fiscalement imperméable machine allemande, mais les flamboyants et dépensiers jongleurs espagnols», écrivait mi-novembre un chroniqueur de la BBC.
Ces dernières semaines, on a aussi vu le commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires Olli Rehn demander à l'Italie de pratiquer le «catenaccio» budgétaire, l'Association des joueurs italiens appeler ses membres à participer à une journée national d'achat des bons du Trésor ou un journal grec attribuer à «Merkozy» l'élimination de l'Olympiakos Le Pirée de la Ligue des champions après le match Borussia Dortmund-Marseille (2-3).
Bref, le décor pour une compétition mélangeant foot et finance est planté. Imaginons la nôtre: si la bataille pour le maintien ou la reconquête du triple A se disputait sous la forme d'un Euro de football, qui le remporterait? Slate a tenté de prédire les résultats de cette compétition imaginaire avec l'aide de Standard and Poor's (arbitre central), Moody's et Fitch (arbitres assistants), le marché des obligations d'Etat (arbitre vidéo —oui, dans cette compétition-là, c'est autorisé) et quelques irruptions en guise de streaker de la petite agence chinoise Dagong.
L’enjeu, savoir si nous finirons par nous exclamer, tel l’attaquant anglais David Lineker au soir d’une épique demi-finale de Coupe du monde:
«Le triple A, c'est un jeu qui se joue à seize contre trois et à la fin, c'est l'Allemagne qui gagne» [1]
Groupe A: ne pas spéculer sur la Grèce
La Grèce a été tirée dans le groupe A, mais aurait plutôt dû être dans le groupe C: c'est la catégorie de note où l'ont classée les trois principales agences, avec même un CC chez Standard and Poor’s et un Ca chez Moody’s, soit une dette jugée «hautement spéculative».
Un statut qui colle assez bien à son niveau en football: depuis 1980, elle a perdu onze des dix-huit matchs qu'elle a disputés en compétition internationale, et les couche-tard se souviennent avec émotion de sa glorieuse campagne 1994 aux Etats-Unis (trois défaites, zéro but marqué, dix encaissés, dont un chef-d'oeuvre de Maradona).
Alors bien sûr, il y a eu l'exploit de l'Euro 2004 remporté au Portugal, mais c'était l'époque où une Grèce à la sauce germanique —un Premier ministre, Costas Simitis, qui avait fait ses études de droit en Allemagne, un sélectionneur, Otto Rehhaggel, tout droit débarqué de Kaiserslautern— connaissait toutes les arnaques: pour le budget, les astuces de Goldman Sachs, pour le football, le but en argent (une règle idiote aujourd'hui abandonnée qui consistait à arrêter un match à la mi-temps des prolongations si une équipe menait au score).
Bref, pour la Grèce la dernière place dans un groupe ou une hiérarchie paraît assez bien dessinée, avec deux pays notés dans les «A», note qui correspond à une capacité jugée forte de faire face à leurs engagements financiers.
- 1. République tchèque (AA-/A+/A1) [2]
- 2. Pologne (A-/A-/A2)
- 3. Russie (BBB/BBB/Baa1)
- 4. Grèce (CC/CCC/Ca)
Groupe B: bon et mauvais triple A
Le groupe de la mort, ou le groupe de la mort du triple A? Depuis le 5 décembre, les deux principales puissances footballistiques de cette poule, l'Allemagne et les Pays-Bas, également grand rivaux en football, sont menacées de dégradation par Standard and Poor's, qui a placé leur note sous «surveillance négative» (jargon qui signifie qu'elle considère qu'il y a plus de 50% de chances que la note soit dégradée dans un délai de trois mois). Résultat, c'est le Danemark et son triple A stable qui devrait sortir en tête, et le Portugal sans surprise dernier.
Qui pour la seconde place? Les analystes de la société de Bourse Aurel BCG estimaient récemment que, en matière de triple A, les marchés sont «en train de faire la différence entre l'Allemagne et l'Autriche, voire les Pays-Bas», bref entre un bon triple A et un mauvais triple A.
Or, les deux pays sont notés exactement de la même façon et la dette des Néerlandais est inférieure (65% contre 81% du PIB dans les derniers chiffres), mais la dynamique du déficit est nettement plus favorable à l'Allemagne (1% contre plus de 4%). Et celle-ci se finance également moins cher sur les marchés: l'écart entre le taux des obligations allemandes à dix ans et celui des obligations néerlandaises s'est creusé d'environ 10 «points de base» (0,1 point) depuis juillet.
- 1. Danemark (AAA stable/AAA stable/AAA stable)
- 2. Allemagne (AAA négatif/AAA stable/AAA stable)
- 3. Pays-Bas (AAA négatif/AAA stable/AAA stable)
- 4. Portugal (BBB-/BBB-/Ba2)
Groupe C: la quasi-poule de la dette
Mi-novembre, le journaliste du Guardian David Batty évoquait «le spectre d'un groupe de la dette» rendu possible par le classement des nations en chapeaux de niveaux, avec une poule potentielle rassemblant quatre équipes parmis les Piigs, Espagne, Italie, Irlande, Portugal et Grèce.
On n'en est donc finalement pas passé loin avec ce groupe C, celui des caisses plus-que-vides, de la main tendue au FMI et à l’Europe et des gouvernements qui valsent. Avec à leur tête un nouveau sélectionneur Premier ministre, Mariano Rajoy et Mario Monti, l'Espagne et l'Italie devraient pouvoir assumer leur statut pour franchir le premier tour.
Même si on ferait bien de se méfier du côté de la botte, longtemps connue pour sa rigueur (défensive, sur le terrain): l'écart avec l'Irlande, qui a elle aussi changé de coach récemment (Enda Kenny a remplacé Brian Cowen après les élections de mars) n'est pas non plus gigantesque.
La presse irlandaise notait d'ailleurs avec satisfaction il y a quelques temps que Standard and Poor's faisait du pays celui «qui s'est le plus ajusté et a fait preuve de la plus grande flexibilité» face au choc de la crise de la dette. Quant à la Croatie, qui vient de signer son traité d'adhésion à l’Union, elle veut surtout participer.
- 1. Espagne (AA-/AA-/A1)
- 2. Italie (A/A+/A2)
- 3. Irlande (BBB+/BBB+/Ba1)
- 4. Croatie (BBB-/BBB-/Baa3)
Groupe D: Dagong marque contre la France
Le vrai groupe de la mort, le voilà, avec deux des six pays européens qui détiennent encore un triple A à perspective stable chez S&P: en plus du Danemark, ce club compte également comme membres la Suisse, la Norvège, le Liechstenstein (qui parade mais n’a jamais fait mieux que dernier de son groupe de qualification pour l'Euro) et donc la Suède et l’Angleterre. Ou plutôt le Royaume-Uni car les marchés, contrairement à l'UEFA, unifient l'Angleterre, le pays de Galles, l'Ecosse et l'Irlande du nord.
Une opposition de choc pour la France qui, comme le notait perfidement la BBC, «est largement vue comme loin de son apogée en termes footballistiques, alors que sa note triple A est aussi menacée». Juste après le tirage au sort des groupes, les amoureux des Bleus auraient sûrement argué du jugement négatif de Dagong sur le Royaume-Uni (dégradé à A+ en mai 2011) pour espérer passer à la différence de buts, mais l'agence chinoise vient de dégrader la France à la même note le 8 décembre.
Et Paris se finance plus cher que Londres sur les marchés: le bon du Trésor à dix ans se négociait autour de 3,2% le 14 décembre, contre 2,1% pour le gilt britannique. Un peu comme en 1992, année où elle disputait l'Euro dans la même poule que la Suède et l'Angleterre, la France, arrivée parmi les favoris, va donc sortir de justesse au premier tour.
- 1. Suède (AAA stable/AAA stable/AAA stable)
- 2. Angleterre (AAA stable/AAA stable/AAA stable)
- 3. France (AAA négatif/AAA stable/AAA stable)
- 4. Ukraine (B+/B/B2)
Phase éliminatoire: le triomphe suédois
Les quatre quarts s'annoncent peu équilibrés: entre la République tchèque et l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne, le Danemark et la Pologne, la Suède et l'Italie, il y a à chaque fois plusieurs crans de dette. Place donc à un dernier carré entièrement triple A: Suède-Danemark et Allemagne-Angleterre.
Dans le duel des scandinaves, Standard and Poor's a confirmé la note des deux pays en octobre, tout en citant une série de risques identiques qui peuvent les affecter: le ralentissement de la croissance, la dépendance forte au commerce extérieur, le vieillissement de la population... Avantage à la Suède, qui affiche une dynamique budgétaire bien différente: là où le déficit du Danemark devrait frôler les 5% l’an prochain, elle est actuellement en excédent budgétaire.
La seconde demi-finale, grand classique des compétitions internationales, est de celle qui font s’arracher les cheveux aux consultants: comment le «surcoté» Royaume-Uni, avec une croissance inférieure et un déficit très supérieur à l'Allemagne, peut-il emprunter à peine plus cher qu'elle et être très bientôt mieux noté?
Les analystes justifient cela par le fait que la Banque d’Angleterre, comme la Fed et contrairement à la BCE, fait marcher la planche à billets, par le fait que le Royaume-Uni est hors de la zone euro, par la puissance de la City… Cela peut paraître injuste, mais dans une compétition internationale, il arrive souvent qu’une équipe saoulée de coups arrive en finale à force de buts improbables et de renversements de situation: menacée elle-même de perdre sa note fétiche il y a deux ans, le Royaume-Uni est l’Argentine 1990 ou l’Italie 1994 du triple A.
«Chaque pays aligne sa propre équipe»
Deux équipes qui avaient perdu en finale, ce qui sera son destin face à la Suède, son adversaire du premier tour, autre pays qui n’a pas la monnaie unique (car oui, pour gagner l’Euro du triple A, il ne faut pas avoir adopté l’euro). En plus de sa meilleure santé économique, celle-ci est en effet mieux jugée par les marchés, puisqu’elle se finance au plus bas taux de tous les pays de l'UE, à un peu plus de 1,5% le 14 décembre.
Quand Standard and Poor’s sifflera la fin du match, ce sera donc le ministre des Finances suédois qui montera à la tribune recevoir le trophée —un autre après celui de meilleur grand argentier de l’Union européenne que vient de lui décerner le Financial Times, qui a filé la métaphore footballistique en le qualifiant de «buteur au milieu de pieds carrés»:
«En finances publiques comme en football, chaque pays européen aligne sa propre équipe. [...] Dans son sixième classement des ministres des finances de l'Union, le Financial Times a essayé de sélectionner un joueur de l'année parmi les 19 principales économies du continent. Nous avons regardé à quel point chacun était sur le ballon et s'il jouait en équipe, avons compté leurs buts contre leur camp, leur avons fixé des objectifs des performances économiques et évalué comment a réagi le plus sévère des publics —les marchés financiers.»
Résultat final logique: quand on est suédois et qu’on s'appelle Borg, c'est pour gagner, non?
Jean-Marie Pottier
[1] Seize comme le nombre de participants à l'Euro et comme le nombre de pays encore notés AAA par Standard and Poor's. Pour ceux qui aiment la VO, celle de la citation de Lineker: «Football is a simple game; 22 men chase a ball for 90 minutes and at the end, the Germans always win.» Revenir à l'article
[2] Entre parenthèses, les notes attribuées par Standard and Poor's, Fitch et Moody's. Revenir à l'article