Depuis des années, Google se trompe complètement sur moi. Tapez mon nom dans le moteur de recherche et, au milieu de l'inventaire de mes extraordinaires prouesses, vous trouverez des trucs horribles et calomnieux: ce type pense que je suis débile, un autre que je fais fausse route et Wikipédia dit que je suis un «fervent admirateur de Facebook», ce qui est une grossière exagération. Je ne suis pas le seul; pour beaucoup l'egosurfing, s'il est irrésistible, peut se révéler un méchant exercice, un peu comme demander à un chirurgien esthétique de vous examiner le visage. Le monde me voit-il réellement ainsi? Cela vous touche si Google dit quelque chose de désagréable sur vous, mais cela vous touche aussi si Google ne dit rien sur vous. Ce n'est pas un hasard si le «management de l'e-réputation» est un secteur en pleine croissance.
Aujourd'hui cependant, la consolation vient de Google lui-même. Depuis la semaine dernière, l'entreprise permet aux auto-Googlers de mieux contrôler leur image en ligne. Maintenant, en plus de tout ce qui apparaît sur Google lors d'une session d'egosurfing, vous aurez un lien vers votre profil Google - une page que Google encourage tout un chacun à créer. Entrez «farad manjoo» et, au bas de la première page, vous verrez un lien vers mon profil, avec les vilains morceaux en moins - le monde y apprend ma profession, ma formation universitaire, l'adresse de mon blog et de l'existence de mon livre mais jamais qu'on m'a traité de crapule.
Dans un post de son blog, Brian Stoler, ingénieur logiciel chez Google, écrivait l'ajout par la firme des profils aux résultats de recherche «vous permet de mieux contrôler ce que les gens trouvent lorsqu'ils cherchent votre nom». Cela semble assez judicieux. Mais certains observateurs y voient un programme plus ambitieux. Pourquoi Google voudrait-il encourager les gens à créer leurs propres profils? Sinon pour supplanter Facebook. Allons plus loin dans la réflexion: en nous promettant un egosurfing plus agréable, Google nous fait dire beaucoup de choses sur nous-mêmes. Par la même occasion, la firme collecte suffisamment d'informations pour créer le réseau social le plus important au monde - et faire par ailleurs fortune.
Si ces hypothèses s'avèrent vraies, le plan de Google est diaboliquement brillant mais fait aussi un peu peur. Pourquoi Google voudrait-il un réseau social? Pour mieux vous connaître - et donc vous proposer des publicités plus rentables. Il y a longtemps que Google se fait un tas d'argent en générant des publicités fondées sur des mots-clés de recherche - si vous tapez «chaussures», Google va vous montrer des liens vers Zappos et DSW et, si vous cliquez dessus, vous lui rapporterez quelques centimes. Mais le mois dernier, Google a annoncé qu'il adoptait la stratégie de bon nombre de ses concurrents sur le web: le «ciblage comportemental», cette méthode consistant à proposer des publicités en fonction d'une image plus étendue de votre activité en ligne.
A l'avenir, Google ne ciblera pas simplement ses publicités sur vos mots-clés tapés lors de vos recherches, mais il pourra se fonder sur tout ce qu'il aura appris sur vous, pendant une période de temps donnée, afin de vous servir un message commercial mieux adapté à vos intérêts. Si vous entrez «chaussures», Google sera capable de dire si vous êtes une infirmière de New York ou un ouvrier du bâtiment vivant à Miami - et vous montrera des publicités conformes à votre personnalité. (Voir cet article pour savoir comment gérer ou refuser ce nouveau projet publicitaire de Google.)
C'est ici que le réseau social peut entrer en jeu. Google sait déjà beaucoup de choses sur vous; de par son moteur de recherche, son énorme réseau publicitaire et ses nombreuses applications web (Gmail, Youtube, etc.), la firme a certainement glané suffisamment d'informations sur les internautes pour faire la différence entre une infirmière et un ouvrier du bâtiment. Mais un réseau social Google ajouterait une dimension supplémentaire à ce tableau - il pourrait aussi exploiter vos contacts. Par exemple, si vos potes adorent les comédies de Judd Apatow, il pourra supposer que c'est aussi votre cas - et vous montrer une pub pour Funny People la prochaine fois que vous vous rendrez sur YouTube.
Vous pouvez voir que cette théorie pose de nombreux problèmes. Premièrement, Facebook, MySpace et les autres réseaux peuvent déjà analyser vos relations - et aucun d'entre eux n'a aperçu le début de la fortune que leur promettent depuis bien longtemps déjà les missionnaires des réseaux sociaux. D'ailleurs, comme je l'ai dit il y a deux semaines, on ne sait pas très bien comment, un jour, des sites comme Facebook qui dépensent des tonnes d'infrastructures pour héberger tous les déchets que vous avez à mettre en ligne, arriveront à dégager de gros profits. Parce que les publicitaires se méfient de voir leurs annonces aux côtés de contenus générés par les utilisateurs. Et donc, si les autres sites sociaux n'ont pas réussi à transformer vos relations en milliards, pourquoi cela marcherait-il avec Google?
Parce que Google contrôle un champ du web bien plus large que ses concurrents. Facebook peut utiliser ce qu'il sait de vos relations pour vous proposer des publicités sur - en fait à peu près seulement sur - Facebook. Et ce n'est pas très utile, parce que les gens ne sont pas très intéressés par faire des affaires quand ils prennent des nouvelles de leurs amis. Mais la marge de manœuvre publicitaire de Google a la taille d'un des réseaux les plus importants du Web et tout ce qu'il apprend sur vous lorsque vous dialoguez avec vos amis, Google pourra vous le resservir plus tard, quand vous serez sur une portion pro-pub du web - quand vous lirez le New York Times, surferez sur YouTube, ou quand vous chercherez un cadeau pour la fête des mères. En utilisant votre «graphe social», parmi d'autres nombreux facteurs de votre profil comportemental, bien plus large, l'entreprise pourra enfin transformer le social-networking en un business qui tue.
L'idée d'un Google débarquant dans le business du social-networking a quelque chose de vaguement familier. C'est parce que cela s'est déjà produit auparavant - et n'a pas fonctionné. En 2004, la firme a lancé Orkut, un réseau social semblable dans les grandes lignes à Friendster, MySpace et Facebook. Orkut a décollé en Inde et au Brésil, où il reste encore assez populaire, mais il a fait un fiasco dans à peu près tout le reste du monde. Beaucoup d'autres tentatives sociales de Google ont rencontré le même destin. L'été dernier, Google lançait son épouvantable monde en 3-D nommé Lively; à l'automne, le projet était abandonné.
Pour tirer profit de vos relations, Google n'est pas cependant obligé de construire un réseau social que vous trouverez marrant - en d'autres termes, il n'a pas à concevoir un autre Facebook. Tout ce que Google doit plutôt faire, c'est vous en faire dire plus sur vos contacts. Et je parie que promettre un egosurfing amélioré sera suffisant pour que de nombreuses personnes s'y mettent. En effet, même si vous n'êtes pas aussi orgueilleux que ça, il sera très judicieux d'avoir votre page sur Google. Un profil Google sera un bon moyen pour vous montrer sous votre meilleur jour à de potentiels employeurs, à de futures rencontres, à de futurs beaux-parents ou à votre contrôleur judiciaire - à toute personne que vous voudrez impressionner. Alors pourquoi ne pas vous inscrire ?
Et c'est ainsi que vous vous retrouverez à donner à Google tout un tas d'informations personnelles. En remplissant mon profil, j'ai donné à Google les liens de mes pages Twitter, Facebook et Friendfeed. En analysant ces sites - sans parler de tout ce que Google sait déjà de mes contacts de par mon activité sur Gmail et Google Voice - la firme peut très probablement créer une cartographie étonnamment précise de mes amis et de ma famille. Voyez-le comme un réseau social fantôme: tout d'un coup, Google peut traverser mon cercle social tout entier, et sans que j'ai eu à accepter une seule demande d'amitié.
Cet article paru sur slate.com le 30 avril a été traduit par Peggy Sastre