On les appelle les «Centistes». Ce sont de fieffés gastronomes rassemblés dans une association confraternelle fondée en 1912 par Louis Forest, un journaliste épris de bonne chère et de tourisme automobile, en quête d’adresses d’auberges, d’hôtels où la cuisine respectait les produits et les recettes du terroir. Les membres cooptés auront une automobile… et un palais éduqué: c’étaient de vrais gastronomades qui vivaient pour manger, dans certains cas, creuser leur tombe avec une fourchette.
En cela, le Club de distingués gueulards et férus d’amitié virile était contemporain du Guide Michelin, né avec le XXe siècle. Le Club s’est perpétué jusqu’à nous par le biais des déjeuners du jeudi (payants) et la défense de l’excellence culinaire française. Les femmes ne sont pas admises, sauf au dîner de gala annuel.
Beau linge
Dans le recrutement très sélectif, le principe est de mélanger les professions et les âges. Par exemple, les médecins sont pour l’heure en nombre suffisant, et les patrons du CAC 40 et capitaines d’industrie forment le gros de la troupe: Éric Frachon (Évian), Patrick Ricard (Pastis et autres liquides), Claude Bébéar (Axa), Daniel Bouton (ex-PDG de la Société générale), Éric de Rothschild, Alain Boucheron (de la joaillerie place Vendôme), Jean Solanet (expert immobilier et président du Club) ainsi que des avocats et des journalistes vedettes come Philippe Bouvard, Claude Imbert, Jean Ferniot, Nicolas d’Estienne d’Orves, Bernard Pivot, l’historien Jean Tulard, l’énarque Jean Castarède, producteur d’Armagnac, des acteurs comme Jacques Sereys, Pierre Arditi, aussi collectionneur de vins, des professeurs de médecine comme Yves Groscogeat, François Brocard, vice-président du Club, grand historien de la cuisine française, Antoine Hébrard, président du Who’s Who, l’académicien et romancier Erik Orsenna et seulement cinq grands chefs étoilés: Paul Bocuse, Joël Robuchon, Alain Ducasse, Bernard Pacaud (l’Ambroisie) et Jean-Pierre Vigato (Apicius) qui accueillent régulièrement les Centistes.
Que du beau linge, on se régale entre gens du même monde ô combien civilisé.
Être admis au Club centenaire reste un privilège très convoité par la France des nantis, des puissants, des fortunés de la vie: le relationnel très gratifiant est l’atout majeur du Club. L’ancien Premier ministre Raymond Barre, adoubé par les Lyonnais, était un membre assidu et un très fin palais, amateur de poulardes demi-deuil.
Pour pouvoir poser sa candidature, il faut être parrainé par deux membres, être toujours en activité et ne pas avoir plus de 65 ans.
Puis vient l’examen, une singulière frayeur pour bon nombre. La commission de réception, forte de dix-huit membres, fait passer un grand oral au candidat portant sur la gastronomie française et l’œnologie. Des personnages bardés de diplômes et de décorations, des majors de Polytechnique, de l’ENA, d’Harvard révisent des mois durant l’origine du cardon, les cépages de l’Hermitage, le bourgogne rouge recommandé à Louis XIV par son médecin, la spécialité de poisson des Troisgros, l’étape de rêve aux Baux de Provence et la signification de la conversation en pâtisserie (tartelette à la crème d’amande et glaçage royal), question piège posée à Bernard Pivot, ou encore le type de haricots à faire cuire dans un haricot de mouton –aucun, il n’y en a pas. «Harigoter» le mouton, c’est le couper en morceaux, en vieux français.
Et de quelle région provient le Vega Sicilia? D’Italie? Non, c’est le plus fameux rouge d’Espagne. Que de révisions et d’angoisses pour les futurs Centistes –un sur dix est recalé et s’il est admis, il restera stagiaire jusqu’à la libération d’une place de membre à part entière.
Comme à l’Académie, on est membre à vie. Un fils peut succéder à son père s’il est jugé apte à intégrer l’association.
Déjeuner obligatoire
La première règle est la participation obligatoire aux déjeuners du jeudi, un rite immuable, de 13h40 à 14h30, timing à respecter par le chef du restaurant requis par le brigadier, lequel doit organiser le menu et les vins –c’est un honneur pour lui et l’occasion de monter sa science de la gueule, ses goûts pour les produits de saison (la truffe, les cèpes) et le raffinement des plats, certains historiques: l’oreiller de la Belle Aurore, un superbe chausson feuilleté de viandes blanches et rouge, la poularde Albufera au foie gras. On mange quand le plat est servi, sans attendre ses compères.
La réalisation du déjeuner (chez Taillevent en novembre dernier), vingt membres refusés pour trop-plein, a exigé moult répétitions, justesse des cuissons, exactitude des garnitures, présentation esthétique des mets et mariage bienvenu avec les vins. Les chefs les plus méritants se voient remettre le diplôme du Club des Cent, affiché au Bristol par exemple –très recherché par les toqués, une sorte de brevet d’excellence.
Notez que certains Centistes reçoivent chez eux, un chef ou une cuisinière cordon-bleu ayant la charge du déjeuner conçu par le brigadier. Ainsi, Éric de Rothschild, gérant du Château Lafite à Pauillac, a-t-il prévu de recevoir la noble compagnie au château familial en septembre 2012. Le projet du baron est de servir du Lafite 1912, date de la création du Club de fines gueules. Rien n’est trop beau pour honorer ses pairs.
Le culte du traditionnel
Les Centistes s’offrent des raids (sic) en province pour tester les trouvailles salivantes d’un maestro des casseroles. On célèbre la saint cochon ou les prénommés Jean qui s’arrangent pour dégoter un aïeul titulaire de ce prénom: l’essentiel est d’être là.
Tout ou presque est prétexte à s’en fourrer jusque-là, dirait Offenbach. Rien ne change au Club car, écrit le président Jean Solanet, arpenteur de restaurants et de bistrots:
«La sensation du plaisir est un état si fragile. Une chose est sûre, les repas fixent l’amitié.»
L’autre atout majeur du Club qui est une société secrète, une sorte de franc-maçonnerie de la fourchette, des papilles. À table, les Centistes parlent en priorité de l’art culinaire, des goûts, des créations de chefs, des adresses nouvelles et de la gloire des trois étoiles. Fait-on des affaires au Club avec des contrats, des partenariats, des projets politiques? «C’est à table que l’on gouverne», disait Bossuet, et la parole, au Club, est libre.
Comme à son origine, à l’époque d’Auguste Escoffier, la promotion de la cuisine française reste à l’ordre du jour –c’est la volonté du président élu et de ses pairs. Le Michelin reste une bible consultée et appréciée –pas la cuisine moléculaire. La tradition est reine.
En 2008, le fameux diplôme (un ou deux par an pas plus) a été attribué à Frédéric Anton, chef trois étoiles du Pré Catelan dans le Bois de Boulogne et en 2009, à Anne-Sophie Pic, la seule cuisinière triplement étoilée en France, tous deux rejoignent dans ce palmarès la Mère Brazier au col de la Luère près de Lyon –c’était en 1954. Elle succédait à Fernand Point.
Oui, les Centistes de tous temps ont su distinguer les ténors de la haute cuisine française. Mission accomplie. On souhaiterait que leurs avis, commentaires et critiques gastronomiques soient rendus publics, après tout c’est de l’information pour les mangeurs français et étrangers.
Nicolas de Rabaudy
- Pour Slate.fr, le gastronome Jean Solanet a sélectionné cinq restaurants parmi ses préférés, deux tables étoilées à Paris et trois bistrots:
Laurent 75008 (Tél.: 01 42 25 00 39)
Ledoyen 75008 (Tél.: 01 53 05 10 00)
Le Gorgeon à Boulogne-Billancourt 92100 (Tél.: 01 46 05 11 27)
Frenchie Restaurant 75002 (Tél.: 01 40 39 96 19)
Au Bascou 75003 (Tél.: 01 42 72 69 25).
- À lire : Les 100 ans du Club des Cent de Jean Solanet, Jean Castarède et Bernard Pivot… Éditions Flammarion, 32 euros.