Samedi 10 décembre à 22 heures, le Real Madrid reçoit le FC Barcelone à Santiago Bernabéu pour le compte de la 16e journée de la Liga espagnole. Les rencontres entre les deux équipes, qui ont toujours été un des grands rendez-vous footballistiques de l’année, ont pris une nouvelle dimension avec la suprématie européenne du Barça de Guardiola, l’arrivée de José Mourinho à Madrid et le duel à distance entre les deux meilleurs joueurs du monde, Lionel Messi et Cristiano Ronaldo. Slate vous propose une série de trois articles pour préparer au mieux ce premier clásico de la saison en championnat.
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A Madrid, où il est arrivé en 2010, José Mourinho empile les cartons. En un an et demi, il a écrasé la plupart de ses adversaires et gagné une Coupe d’Espagne. En championnat, le bilan de sa première saison est de 29 victoires et 102 buts marqués, pour 4 défaites. Cette année augure d’une même voracité: avec 15 succès d’affilée, le Real s’est goinfré, et à deux jours du clásico contre Barcelone, il arrive lancé. Favori même.
Ce décor idyllique est un trompe-l’œil. Car Mourinho n’a pas encore atteint son principal objectif: faire tomber le Barça et son coach, Josep Guardiola, de leur piédestal. Mais son harcèlement permanent a déjà poussé le «philosophe» catalan à descendre dans l’arène qu’il déteste: celle du clash en conférence de presse. Selon le journal El Pais, Mourinho l’a rappelé à ses joueurs: «Grâce à ma politique de communication, on s’en est bien sortis. Nous avons fait une mauvaise saison et personne ne s’en est rendu compte.»
Il y a longtemps que le Portugais a compris que dans un foot quasi industriel, la maîtrise de la com' est une arme aussi tranchante qu'un concept tactique. Yuri Morejon, directeur de Comunicar es ganar, agence de conseil en communication pour sportifs et entraineurs de haut niveau, explique: «Mourinho cherche à détourner l’attention de la presse vis-à-vis des joueurs et son objectif est de se muer en protagoniste. Il le fait par des déclarations conflictuelles, vis-à vis du Barça et d’autres.» En un an, Mourinho s'est mis l'intransigeante presse madrilène dans la poche, avant de harceler le Barça et son entraîneur à coups de polémiques. Cette saison, les Catalans sont moins efficaces sportivement, un peu fatigués mentalement, et la guéguerre de Mourinho y est sans doute pour quelque chose.
L'Art de la guerre
Yuri Morejon, qui conseille aussi des politiques, détaille:
«Le conflit qui oppose Guardiola et Mourinho est une fidèle projection des stratégies qui s’appliquent dans l’art de la guerre. Guardiola, qui se sait leader sportif, s’en tient aux principes de la guerre défensive. Cet objectif le mène à bloquer ou éviter les provocations. (…) Mourinho, en position inférieure, mise sur l’assaut et une stratégie offensive qui le mènera au trône. Pour cela, il doit faire que Guardiola et son équipe échouent. Il l’attaque frontalement, ironise sur sa façon d’être, etc. Mourinho sait qu’il n’a pas encore l’avantage sportif, et il cherche donc une supériorité relative, en bombardant l’ennemi de messages négatifs.»
En conférence de presse, on assiste régulièrement à cette inversion des rôles: Guardiola y est aussi prudent — voire langue de bois — qu'il est audacieux sur le pré. Et c'est le contraire pour Mourinho, qui a basé sa réputation sportive sur des équipes très bien organisées défensivement. Leonor Gallardo, spécialiste en gestion du sport à l’université de Castille-La Manche, et qui a consacré un livre à leur style de management, pointe des similitudes: «Les deux ont les qualités d’un grand leader: ils savent commander et décider, sont honnêtes avec leur équipe. En cela, ils sont très semblables. Mais face aux médias, on voit un Guardiola humble, soucieux d’éviter la polémique et toujours respectueux de l’adversaire.» Un duel dont le scénario serait inamovible: un bon (Pep), une brute (Mou) et un arbitre qui, si l’on s’en réfère aux déclarations de Mourinho, serait le truand.
Sept clásicos ont eu lieu en un an et demi, de quoi accumuler les rancœurs. 28 novembre 2010. C’est un Mourinho contre-nature, presque mou, qui se présente devant les médias à la veille de son premier Barça-Real. Il promet simplement de la «joie» aux supporters, et entonne une ritournelle mièvre: «J’espère voir un beau match. J’espère que les joueurs ne compliqueront pas la vie à l’arbitre et qu’a la fin, on parlera seulement de foot et de belles choses.» Puis il se fait stoïcien: «Qu’on gagne ou pas, après-demain, on sera toujours mardi.» Un jour plus tard, la foudre tombe sur Mourinho. 5-0, et une humiliation qui restera dans l'Histoire des deux clubs.
«Le putain de chef»
Lors des clásicos suivants, le Portugais revient aux vieilles recettes, et les résultats sont immédiats. Le 15 avril 2011, veille du match retour à Madrid, il se rend en conférence de presse sans dire un mot, regard glacial, et laisse parler son adjoint, pour dramatiser le match. Le lendemain sur la pelouse, les Barcelonais montrent des signes de nervosité. Messi, que la presse dépeint volontiers en gentleman, envoie un ballon dans le public madrilène. Et le Barça, qui menait au score face à un adversaire réduit à dix, se laisse rattraper (1-1), secoué par la furia madrilène.
Après le choc, le débat tourne autour des simulations des joueurs catalans, du geste d’énervement de Messi, ou de l’agressivité du Madrilène Pepe, mais le fait que le Barça ait quasiment assuré son titre de champion passe inaperçu. Mourinho vient de faire tomber le complexe d’infériorité de ses joueurs. Les Catalans ne sont plus des extra-terrestres, et Guardiola n’est plus le chaman décrit par la presse mondiale, mais un entraîneur qui peut trébucher.
Vient ensuite la finale de la Coupe d’Espagne, où un Guardiola en petite forme, à la sérénité surjouée, se présente face à la presse, le 15 avril: «Je n’ai jamais dit que le Real jouait comme une petite équipe et je n’oserai jamais juger ce que fait un collègue.» Le lendemain, le Barça est battu 1-0.
Les trois clásicos suivants seront très serrés et même si le Barça conserve une supériorité sportive, Mourinho a avancé ses pions: l’opinion considère que l’écart entre les deux équipes s’est réduit. Ou comment transformer des défaites en victoire. Mieux, le Portugais réussit à faire sortir de ses gonds Pep le placide qui, le 27 avril 2011, lance sa fameuse diatribe:
«Comme M. Mourinho m’a tutoyé, je vais le tutoyer aussi. José, on se retrouve demain, 20h45, sur le terrain. En dehors, tu m’as déjà battu. Je t’offre ta propre Ligue des Champions hors du terrain. Tu es le putain de chef, le putain de maître de cette salle. Je ne peux pas te concurrencer dans ce domaine».
«Faire péter les plombs»
Le Portugais est un vieil adepte du happening médiatique. Lors de son passage à Chelsea (2004-2007), dès sa première conférence de presse, alors qu’il vient de débarquer de Porto, il s’attribue le surnom de «Special One». Histoire de marquer son territoire face à ses rivaux du moment, Alex Ferguson (Manchester), Rafa Benitez (Liverpool) et le Français Arsène Wenger (Arsenal), qui sera traité plus tard de «voyeur» par le Portugais. Lors d’une interview à World Soccer, en 2004, il reconnaît que la conférence de presse est une action de jeu comme les autres: «Quand je vais voir les médias avant le match, dans mon esprit la partie a déjà commencé. Et quand je m’y rends après le match, la partie n’est pas encore terminée.»
Sous ses ordres, Chelsea est resté invaincu à domicile, preuve du diktat mental imposé à ses concurrents. Comme l’écrit l’édition espagnole de Rolling Stone, qui en a fait sa «rock star de l’année 2011», Mourinho est un expert «dans l’art machiavélique de faire péter les plombs.»
D’autres entraîneurs, à des degrés moindres, savent manier le clash avec leurs homologues pour motiver leurs troupes. A ce petit jeu, Frédéric Antonetti n’est pas maladroit. Ces dernières saisons, ses bisbilles avec son confrère Elie Baup ont alimenté la chronique. Un Antonetti qui n’aurait jamais digéré son éviction de Saint-Etienne, en 2004, et son remplacement par… Elie Baup. Pic de leur rivalité: en février 2006, Antonetti, devenu coach de Nice, revient dans son ancien fief stéphanois, et refuse de serrer la main de son successeur. «Je respecte l'entraîneur mais l'homme ne vaut rien, dira-t-il sur RMC. Intriguer durant trois, quatre ans pour avoir la place, ça ne se fait pas.»
Lors de ces retrouvailles, des Niçois survoltés s’imposent 1 à 0 face à des Verts tétanisés, infligeant un camouflet à Elie Baup. Comme si la surmotivation d’Antonetti, sur ce match-là, avait fait la différence.
L’ex-joueur du PSG, Eric Rabésandratana, est persuadé que ces escarmouches ont une influence sur le pré. Et il est bien placé pour évoquer la pression médiatique: en 1997, il fut au centre d’un des clásicos français les plus controversés, marqué par un pénalty litigieux, qui fut l’objet d’une polémique interminable entre l’OM de Roland Courbis et le PSG de Ricardo:
«Ça dépend des joueurs mais c’est clair que ça joue. Il y a des gars que ça motive, surtout quand c’est un classico PSG-OM. Après, il y a aussi les entraîneurs qui affichent les articles de presse dans les vestiaires, où on lit les déclarations adverses. Ça, je l’ai souvent vu.»
«C’est le business»
L’Anglais Sam Allardyce est l’un des rares à évoquer sans langue de bois cette partie de son travail, qui consiste à saper moralement le coach rival. Loin du consensuel respect de l’adversaire dont la plupart de ses confrères se targuent. Dans une chronique pour le London Evening Standard, ce vieux routier du coaching anglais explique à propos d’Arsène Wenger: «Nous avons eu nos différends mais j’ai toujours respecté l’homme. Nos batailles étaient psychologiques. J’adore ces défis, mais ils n’ont rien de personnel. C’est un prêté pour un rendu, c’est le business! (…) Le football devient une industrie de plus en plus instable. Les managers évoluent là-dedans comme ils le peuvent. Ça nous oblige à penser à court terme.»
Pour Allardyce l’objectif du dézinguage d’avant-match est clair: créer un contexte psychologique qui fasse bafouiller l’adversaire. En février 2010, son équipe d’alors, Blackburn, se déplace sur le terrain de Liverpool, dirigé par son ennemi préféré, l’Espagnol Benitez, qu’il mitraille dès qu’il le peut dans les médias. Sur le papier, Liverpool est largement supérieur. Mais Allardyce a tellement conditionné son équipe que le match sera disputé jusqu’au bout. Les Reds finiront par l’emporter, dans un climat délétère. Quelques jours après le match, Allardyce avoue: «Est-ce que j’ai gagné la bataille psychologique contre Benitez? Je crois, oui. Je l’agace, et ça peut être un avantage quand mon équipe joue contre la sienne. J’ai réussi à en déconcentrer plus d’un comme ça.»
Ferguson et le Pizzagate
Alex Ferguson, le coach tutélaire de Manchester, est un autre grand spécialiste du flingage de confrère. En 2005, sa rivalité avec Arsène Wenger a atteint des sommets folkloriques. A quelques jours d’un déplacement sur le terrain d’Arsenal, l’Ecossais, qui accuse son confrère de l’avoir menacé physiquement lors du match aller, envoie une énième torpille: «Je ne m'attends pas à ce que Wenger s'excuse pour ce comportement honteux. De toute façon, il n'est pas ce genre d'homme.» Réplique cinglante du Français, pourtant réputé pour son flegme: «Ferguson a perdu le sens des réalités. Je ne répondrai plus à la moindre question sur cet homme. Je ne répondrai plus jamais à une seule de ses provocations à l'avenir.»
Mais le but de Ferguson est atteint: Wenger est furieux, et il alimente la controverse en répliquant à l’attaque. Dix jours plus tard, son équipe est étrillée par Manchester (4-2). En octobre 2004, le conflit entre les deux hommes avait viré au tragi-comique, lors du fameux «pizzagate». Ce jour-là, après une victoire de Manchester, une échauffourée éclate dans les tunnels du stade, impliquant dirigeants et joueurs, et s’achevant par le jet… d’une pizza sur Ferguson. Des débordements qui pousseront la fédération anglaise, le ministre des Sports, et même la police, à sermonner les deux coaches.
«On ne gagne pas un match en conférence de presse», tranche Leonor Gallardo. Mais il peut s’y perdre. Le tacle du confrère devient un geste technique comme les autres: savoir l’exécuter, comme Mou, ou l’esquiver, comme Guardiola, peut influencer l’environnement d’une partie. «Un commandant habile recherche la victoire dans la situation, et ne l’exige pas de ses subordonnés», prône Sun-Tzu, dans son Art de la guerre. Un bon mot ou une attaque personnelle en conférence de presse ne fera jamais courir un avant-centre plus vite, et ne transformera pas un bourrin en pur-sang, mais il peut pousser le coach adverse à la faute, et rendre nerveux ses joueurs. Sun-Tzu toujours: «Faire naître la suspicion, qui engendre le trouble: une armée confuse conduit à la victoire de l'autre.»
Grégory Noirot