C’est en lisière d’un minuscule village des Deux-Sèvres, dans les entrailles du manoir de Fonfolet, que l’ex-employé de Marcel Dassault, son bienfaiteur, a installé sa caverne d’Ali Baba, ses chefs-d’œuvre d’or liquide blanc ou rouge, soit 40.000 bouteilles, magnums et jéroboams détectés, dénichés, acquis en plus de trente années de recherches sur la planète avec une persévérance, une obstination héroïques, dans le seul but de montrer ses merveilles au public œnophile.
Septuagénaire à l’œil vif, au cerveau organisé, Michel Chasseuil n’est pas un collectionneur égoïste, replié sur ses flacons d’art, il a mené sa quête vineuse chez des propriétaires de très grands crus comme un pèlerin du jus de la treille qui ne veut pas commercialiser ses plus beaux trésors.
Petit-fils d’un maçon, fils d’un postier de campagne, il n’est pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Il s’est fait lui-même, modestement, homme de peu qui a vécu une formidable passion pour les très grands crus, née dans les années 1970 grâce à la prime de départ (50.000 euros) offerte par Marcel Dassault. Avant tout le monde, avant que ne se développe la mode, la folie des grands vins français, initiée en 1982 par Robert Parker, le fameux critique œnologique, Chasseuil a deviné la fantastique destinée des crus majeurs de la viticulture de l’Hexagone –Pétrus, Yquem, Romanée Conti, Lafite, Mouton Rothschild, Margaux, Haut-Brion, Latour, Cheval Blanc… qui étaient encore cédés à des prix décents, abordables pour un cadre moyen. Le collectionneur dans son autobiographie en couleur parue en 2010, raconte:
«En 1980, un second cru de Saint-Estèphe comme Cos d’Estournel valait à peine trois fois plus qu’un simple bordeaux, aujourd’hui, c’est trente fois plus, et avec un mois de salaire chez Dassault, je pouvais acheter deux caisses de Pétrus 1982, soit 24 bouteilles. Aujourd’hui, avec la même somme d’argent, je ne pourrais acheter qu’un ou deux Pétrus 1985, un millésime moins réussi.»
C’est au café de son village, La Chapelle-Bâton, 1.000 habitants, que Chasseuil, curieux de tout, a découvert le vin du pays. Grâce au hasard d’une rencontre, Chasseuil a hérité à la fin des années 1970 de la moitié du Château Feytit Clinet, un excellent Pomerol dont il a reçu 50% de la valeur à la mort de la propriétaire Mary Domergue qu’il avait aidé et soutenu, avec cœur, à la fin de sa triste vie.
Chaque année, Chasseuil le bienfaiteur a obtenu quatre cents caisses de douze bouteilles qu’il revendait ou échangeait, d’où une trésorerie employée pour constituer sa fantastique cave, creusée de sa main, six mois de travail pour planquer les milliers de flacons et assurer la sécurité des lieux.
«J’avais pour objectif de réunir tous les
millésimes de rêve de tous les grands vins de France et les meilleurs du monde
entier décrits, racontés dans des ouvrages de spécialistes, à commencer par
celui de Robert Parker (The 156 Greatest Wines of the World), et ceux de
Faure-Brac, Cobbolt, Vrinat, de Goulaine», indique-t-il, debout dans le
sanctuaire de sa cave, là où il a rangé, par caisses de douze, les nectars les
plus exceptionnels, Yquem 1900, une perle du Sauternais.
En quarante années de recherches à temps presque complet, Michel Chasseuil a rassemblé tout ce que l’on peut rêver de plus extraordinaire, de plus rare, de plus mirifique issu des vignes du monde. Et pas des échantillons, des grands formats, jéroboams (4 bouteilles) d’abord. En cela, sa collection est unique. Inégalée.
En 1980, il avait déjà 50 millésimes du Château d’Yquem, 120 en 2009, 80 de Pétrus, 26 de Romanée Conti dont un de 1870 et un jéroboam de 2000, une merveille. Depuis 1985, il a ouvert sa collection de vins étrangers, aidé des conseils d’Hugh Johnson, historien anglais mondialement connu, et de Michael Broadbent, expert chez Christie’s à Londres. Quelle aventure!
En fait, Chasseuil a été un pionnier de la «collectionnite» œnologique, il a repéré et acheté avant tout le monde, suivant le conseil de Marcel Dassault: «N’achetez que ce qui est rare, les vins que l’on ne trouvera plus.» À l’époque, il n’y a pas de faux Pétrus, ni de Romanée Conti contrefaits: en cela, la collection du futé Chasseuil est authentique.
Et que de travaux d’approche en amont! Obtenir les plus récents millésimes des crus classés français ne pose pas de problème à Chasseuil qui bénéficie d’allocations annuelles payantes. Pas de cadeaux, mais des facilités de paiement. Oui, Chasseuil ne spécule pas, il revend ou échange les vins qu’il a en plusieurs exemplaires. Pas question de céder une Romanée Conti 1921 ou 1929, un Marsala Bartoli 1860 de Roumanie qu’il a pu avoir grâce au regretté marquis de Goulaine.
Car, sachez-le, Chasseuil n’est pas un collectionneur compulsif, il n’accumule pas, il veut la perle rare, le joyau, le chef-d’œuvre absolu: le Porto Noval 1931 issu de vignes de deux mille ans –avant le phylloxera– est la Joconde de sa collection, c’est la seule bouteille connue!
De même, il a réussi, après deux ans de négociations avec Cristiano Van Zeller, propriétaire, à se faire attribuer la dernière caisse de Porto Noval 1963, chef-d’œuvre complet, estimée à 500.000 euros! On croit rêver, et on comprend pourquoi les flopées de nouveaux riches, Russes, Chinois ou Américains se sont lancés dans la constitution de caves somptuaires: il s’agit de posséder «the best of the best». Par exemple Pétrus 1900, 1928, 1945, 1947, 1959, 1961, 1971, 1982, 1990, 1995, 2000, 2009, 2010, idem pour Mouton Rothschild, Latour: avec des fonds et du temps (les millésimes anciens ne sont pas aisés à dénicher), vous trouvez ces bouteilles superbes qui circulent de ventes en ventes à Londres, New York, Hong Kong et Pékin.
Les joyaux de la cave Chasseuil sont pour l’heure des bouteilles historiques: le cognac Bisquit Dubouché 1811 portant l’effigie gravée de Napoléon, provenant de la cave de l’Empereur à Fontainebleau, le Klein Constantia 1885, son vin préféré à Sainte-Hélène, l’Yquem 1811, année de la Comète, le Lacrima Cristi 1853 issu de la cave du tsar Nicolas II portant un blason, deux bouteilles de Marie Brizard 1912 truffées de pépites d’or (on les voit) qui devaient figurer dans la cave du Titanic le jour de son naufrage, un Yquem 1906 pris pour un vin rouge tellement la robe dorée avait disparu, un autre d’Yquem 1847, la plus ancienne du cru sauternais, recherchée depuis des lustres par Chasseuil, donnée en 2009 par Alain-Dominique Perrin, ancien PDG de Cartier –c’est la date de la création de la joaillerie!
Et que dire de ce porto 1735, la plus vieille bouteille de l’appellation, on en a offert 20.000 euros à Chasseuil qui n’a pas donné suite.
Sachez-le, la cave mirobolante et aucune de ses reliques liquides ne sont à vendre. Le prix? Trente millions d’euros? Chasseuil refuse toute estimation, même de capitalistes chinois qui en ont offert des fortunes –surtout pour les Romanée Conti, seulement 6.000 bouteilles par an pour le monde.
L’ancien chaudronnier qui à 20 ans travaillait l’acier chez Dassault a bien conscience que sa fabuleuse collection constitue un patrimoine inégalable pour l’État français –c’est une sorte de Louvre du vin– et Chasseuil, conseillé par des financiers sûrs, songe à une fondation qui enrichirait et perpétuerait son œuvre fascinante, impeccablement logée dans la maison de sa grand-mère: tel le saint des saints de la viticulture de haute noblesse, convoitée par tous les amateurs du globe.
«Si j’ai envie d’ouvrir une grande bouteille unique avec mon fils Jérémy, œnologue à Feytit Clinet, et mes petits-enfants, je le fais, note l’épicurien Chasseuil. Je peux me le permettre pour de grandes occasions –la nuit de l’an 2000 par exemple. En compagnie de mes proches et du grand vigneron d’Ampuis, Marcel Guigal, on ouvre Yquem, Romanée Conti, La Mouline, un cognac 1900. De ces beaux flacons, j’ai tout bu dans ma vie, trente millésimes de Haut-Brion, Yquem 1921, Lafite 1875, Palmer 1878 et 1929. J’ai savouré tous les Latour du XXe siècle, cinq fois du Mouton 1945, la légende de Pauillac. Ma collection, de ce point de vue, est vivante: ça entre, ça sort, et ma sélection reste draconienne. Il n’y a ni Sancerre, ni Beaujolais…» Qui, sur cette terre, a savouré autant de chefs-d’œuvre?
Des jaloux, des mauvaises langues, des envieux font croire que la plus belle cave du monde (dixit Michael Broadbent et Michel Bettane) serait un ossuaire, un tombeau de l’œnologie –des vins momifiés que l’on contemple avec éblouissement et envie. Rien n’est plus faux. Le bienfaisant Chasseuil ne détruit pas sa collection en consommant les vins, comme nombre de milliardaires œnophiles –c’est leur droit. Il la complète et la préserve pour les générations à venir. Oui, c’est un humaniste de la dive bouteille qui rêve d’un musée Chasseuil en France.
Nicolas de Rabaudy
- 100 bouteilles extraordinaires de la plus belle cave du monde de Michel-Jack Chasseuil, photos de Jacques Caillaut, 45 euros, Éditions Glénat.