L’Italie tombe en ruine, autant sur le plan politique qu’économique. Confronté à une dette massive et à des défections au sein de sa coalition au Parlement, le Premier ministre Silvio Berlusconi –la figure politique la plus importante à Rome depuis Benito Mussolini– a démissionné mi-novembre. Mais les soucis de l’Italie ne se résument pas aux piètres performances politiques de Berlusconi et à ses peccadilles: l’identité nationale est fragile dans le pays, peu d’Italiens croient désormais en ses mythes fondateurs, et c’est là l’origine des problèmes.
L’unification italienne hâtive et maladroite du XIXe siècle, suivie, au XXe siècle, de l’épisode fasciste et de la défaite dans la Seconde Guerre mondiale, laissèrent en effet le pays à court de sens de la nation. Ce qui n’aurait peut-être pas eu d’importance si l’Etat postfasciste s’était révélé un bon chef d’orchestre de l’économie, mais aussi et surtout si les citoyens avaient pu s’identifier à lui et compter sur lui. Mais ces 60 dernières années, la République italienne n’a pas réussi à assurer une gouvernance efficace, à s’attaquer à la corruption, à sauvegarder l’environnement, ni même à protéger ses citoyens de l’oppression et de la violence de la Mafia, de la Camorra et des autres organisations criminelles. Aujourd’hui, malgré les atouts intrinsèques du pays, la République se montre incapable de tenir les rênes de l’économie.
«Réunis en moins de 2 ans»
Il fallut attendre 400 ans pour voir les sept royaumes de l’Angleterre anglo-saxonne ne faire plus qu’un, au Xe siècle, alors que quasi tous les territoires des sept Etats qui composaient l’Italie du XIXe siècle furent réunis en moins de deux ans, entre l’été 1859 et le printemps 1861. Le pape fut privé de la plupart de ses terres, la dynastie des Bourbons fut expulsée de Naples, les ducs de l’Italie centrale perdirent leurs trônes et les rois du Piémont devinrent ceux de l’Italie. A cette époque, la rapidité de l’unification fut vue comme une sorte de miracle, un exemple parfait de peuple patriote s’unissant et se soulevant pour chasser les oppresseurs étrangers et les «tyrans maison».
Force est toutefois de constater que l’unification italienne fut menée par une poignée de patriotes seulement –principalement des jeunes hommes du Nord, issus de la classe moyenne. Elle n’aurait pu aboutir sans aide étrangère. Les troupes françaises chassèrent les Autrichiens de Lombardie en 1859 et une victoire prussienne permit au nouvel Etat italien d’annexer Venise en 1866.
«Conquête de l’Italie du Sud par les Italiens du Nord»
Dans le reste de l’Italie, les guerres du Risorgimento (ou «Résurrection») furent davantage une succession de guerres civiles que des combats pour l’unité et la libération. Giuseppe Garibaldi, qui avait fait ses armes en Amérique du Sud, et les volontaires des Chemises rouges ont beau avoir combattu d’une manière héroïque en Sicile et à Naples en 1860, leurs campagnes n’étaient en réalité qu’une conquête de l’Italie du Sud par les Italiens du Nord. L’Etat du Sud, connu sous le nom de royaume des Deux-Siciles, se vit d’ailleurs ensuite imposer les lois du Nord. La ville de Naples, dans le Sud de l’Italie, n’eut donc pas l’impression d’être libérée –seuls 80 citoyens de la plus grande ville d’Italie s’étaient portés volontaires pour combattre avec Garibaldi– et son peuple se sentit rapidement frustré quand la ville troqua le costume de capitale d’un royaume indépendant, qui était le sien depuis 600 ans, pour celui de ville de province. Aujourd’hui encore, son statut reste restreint et le PIB du Sud représente à peine la moitié de celui du Nord.
L’Italie unifiée traversa le laborieux processus de construction de la nation et devint un Etat unitaire ne faisant que peu de cas des considérations locales. Comparez par exemple avec l’Allemagne. Après l’unification de 1871, le nouveau Reich fut dirigé par une confédération incluant quatre royaumes et cinq grands-duchés. C’est en revanche au nom du roi piémontais Victor Emmanuel II que fut conquise la péninsule italienne, devenue ensuite une sorte de version XXL de l’ancien royaume, avec le même monarque, la même capitale (Turin) et la même constitution. Avec l’application de la loi piémontaise dans toute la péninsule, beaucoup des nouveaux habitants du royaume se sentirent plus conquis que libérés. De violentes révoltes furent brutalement réprimées dans le Sud dans les années 1860.
«La diversité italienne était ancrée dans l’histoire»
La diversité italienne était ancrée dans l’histoire et ne pouvait être gommée en quelques années. Au Ve siècle avant J.-C., les Grecs anciens parlaient la même langue et se considéraient comme des Grecs; à la même époque, les habitants de l’Italie parlaient environ 40 langues et n’avaient aucun sentiment d’identité commune. La diversité s’accentua encore après la chute de l’Empire romain –les Italiens vécurent alors pendant des siècles dans des communes médiévales, des cités-Etats ou des duchés de la Renaissance. Cet esprit de cité est toujours là: demandez par exemple à un habitant de Pise comment il s’identifie, il vous répondra probablement d’abord qu’il est pisan, puis toscan, et seulement après italien ou européen. Beaucoup d’Italiens l’admettent volontiers, leur sentiment d’appartenir à une même nation n’est flagrant que pendant la Coupe du Monde, quand les Azzurri (les membres de l’équipe de football nationale) jouent bien.
Autre baromètre de la diversité italienne: la langue. Au moment de l’unification, selon les estimations de l’éminent linguiste italien Tullio De Mauro, seuls 2,5% de la population parlaient italien, c’est-à-dire le dialecte florentin dérivé des œuvres de Dante et Boccace. Même si c’est exagéré et que 10% peut-être des gens comprenaient le florentin, reste que 90% des habitants de l’Italie parlaient des langues ou des dialectes régionaux qui n’étaient pas compris ailleurs dans le pays. Même le roi Victor Emmanuel parlait le dialecte piémontais quand il ne s’exprimait pas dans sa première langue, le français.
Dans l’euphorie des années 1859-1861, peu d’hommes politiques italiens prirent le temps de réfléchir aux complications qu’allait engendrer l’union de peuples si différents. Massimo d’Azeglio, homme d’Etat piémontais et peintre, en est; il aurait dit après l’unification: «Nous avons fait l’Italie, maintenant nous devons faire les Italiens».
Hélas, pour atteindre cet objectif, le nouveau gouvernement choisit surtout d’essayer de faire de l’Italie une grande puissance à même de concurrencer militairement la France, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Une tentative vouée à l’échec: la nouvelle nation était bien plus pauvre que ses rivaux.
«Créer un sentiment d’appartenance à la nation»
Pendant 90 ans, jusqu’à la chute de Mussolini, les dirigeants du pays furent déterminés à créer un sentiment d’appartenance à la nation en transformant les Italiens en conquérants et en colonialistes. On dépensa alors beaucoup d’argent pour financer des expéditions en Afrique, avec souvent des résultats désastreux. A la bataille d’Adoua en 1896, la jeune nation fut écrasée par les Ethiopiens et plus d’Italiens furent tués en un jour que dans toutes les guerres du Risorgimento. Même si le pays n’avait pas d’ennemi en Europe et n’avait pas besoin de prendre part à l’un ou l’autre des conflits mondiaux, il entra en guerre, dans les deux cas, neuf mois leur déclenchement, lorsque le gouvernement crut avoir identifié le vainqueur et après avoir obtenu des promesses de récompenses territoriales.
Les mauvais calculs de Mussolini provoquèrent sa chute, ils mirent aussi mis un terme au militarisme italien, et dans le même temps, à l’idée de nation italienne. Pendant les 50 ans qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, le pays fut dominé par les chrétiens démocrates et les communistes. Les uns s’inspiraient du Vatican, les autres du Kremlin, mais aucun de ces partis n’eut à cœur d’insuffler un nouveau sens de l’identité nationale pour remplacer l’ancien.
L’Italie d’après-guerre fut, à bien des égards, couronnée de succès. Doté de l’un des plus hauts taux de croissance du monde, le pays se distingua en innovant dans des secteurs pacifiques et productifs comme le cinéma, la mode et le design industriel. Mais les réussites économiques furent inconstantes et aucun gouvernement ne put réduire les inégalités entre le Nord et le Sud.
«L’ossature nationale présente certains défauts»
Les échecs politiques et économiques du gouvernement ne sont pas les seules causes du malaise qui menace désormais la survie de l’Italie. L’ossature nationale présente certains défauts inhérents aux circonstances dans lesquelles le pays fut créé. La Ligue du Nord, troisième formation politique italienne, estimait que le 150e anniversaire du pays, en mars 2011, ne devait pas être un jour de fête mais de deuil. Ce parti n’est pas seulement une aberration isolée. Sa xénophobie, voire parfois son racisme, envers le Sud montre que l’Italie ne s’est jamais considérée comme un vrai pays unifié.
Le grand politicien libéral Giustino Fortunato avait coutume de dire, en citant son père, que «l’unification de l’Italie était un crime contre l’histoire et la géographie». Il pensait que les forces et les civilisations de la péninsule avaient toujours été régionales et qu’un gouvernement centralisé ne fonctionnerait jamais. Avec le temps, il apparaît de plus en plus visionnaire. Et si l’Italie a un avenir en tant que nation unifiée après la crise, elle devra accepter la réalité de sa naissance troublée et construire un nouveau modèle politique assumant son régionalisme intrinsèque et millénaire. Si ce n’est pas cette fois sous la forme d’une juxtaposition de communes républicaines, de duchés et de principautés, que ce soit au moins via un Etat fédéral respectant les caractéristiques essentielles de son histoire.
David Gilmour
Historien britannique. Il est l’auteur des biographies primées de George Curzon, Rudyard Kipling et Giuseppe di Lampedusa. Son dernier ouvrage, The Pursuit of Italy: A History of a Land, Its Regions, and Their Peoples («La Quête d’Italie: l’histoire d’une terre, de ses régions, de leurs peoples»), a été publié en octobre.
Traduit par Aurélie Blondel