Culture / Société

Fritz Lang: trois lumières sur un trésor

Temps de lecture : 4 min

C'est Noël pour les cinéphiles: Bernard Eisenschitz nous offre un travail fabuleux sur le cinéaste.

Capture d'écran: Les bourreaux meurent aussi (1943). Un film de Fritz Lang
Capture d'écran: Les bourreaux meurent aussi (1943). Un film de Fritz Lang

Il y avait un trésor. Et de ce trésor est né une véritable mine d’or. Le trésor, bien connu des amateurs, ce sont les archives données à la Cinémathèque française par Fritz Lang en 1955. La «mine d’or», c’est Fritz Lang au travail, le livre de Bernard Eisenschitz publié par les Cahiers du cinéma. Le trésor, lui, date du début des années 1950.

A l’époque, Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, et sa collaboratrice Lotte Eisner figurent parmi les rares spécialistes qui considèrent comme essentielle l’ensemble de l’œuvre d’un cinéaste alors largement considéré comme un grand artiste du muet qui s’est ensuite dévalué avec l’exil et la collaboration avec l’industrie hollywoodienne.

La mise en valeur de la totalité des réalisations de Lang par les programmations de Langlois, qui trouvent aussitôt un écho chez les jeunes critiques qui émergent alors, en particulier ceux des Cahiers du cinéma qui créeront la Nouvelle Vague. Elle permettra d’établir définitivement la place de l’auteur de Metropolis et de L’Ange de maudits parmi les principales figures de l’histoire du cinéma mondial.

Lorsque Jean-Luc Godard lui offre d’interpréter son propre rôle ans Le Mépris, c’est le cinéma lui-même qu’il incarne. Plus précisément, le mise en scène de cinéma. Nul peut-être n’aura plus complètement que Fritz Lang représenté la capacité à concevoir et à agencer, un peu à la manière d’un architecte, les matériaux propres au cinéma: espace et temps, mouvement et lumière, idées et présence, visages et mots (y compris l’usage décisif des inscriptions sur l’écran).

Extraordinairement différents entre eux, tous les films de Lang, depuis le diptyque Les Araignées au début des années 1920 jusqu’au diptyque Le Tigre du Bengale-Le Tombeau hindou et Le Diabolique Docteur Mabuse en 1960, portent la marque de cette relation singulière d’extrême maîtrise ouverte sur les incertitudes et les abîmes du monde des humains.

La cinéphilie française dans ce qu'elle a de meilleur

Les cinéphiles français ont été à l’origine de ce mouvement de reconnaissance d’un statut qui passe aujourd’hui pour une évidence. C’est en signe de gratitude en même temps qu’avec l’assurance que ses documents seront traités avec la considération qu’il mérite, que Lang dépose en 1954 l’imposant corpus d’archives qui constitue le «fond Lang» de la Cinémathèque. L’histoire fait aujourd’hui un tour de plus.

Bernard Eisenschitz incarne cette cinéphilie française dans ce qu’elle a de meilleur: érudition impressionnante portée par une passion enflammée, éclectisme, sensibilité et précision. Lorsque, après d’autres, il se penche sur les documents du réalisateur, il ne se contente pas d’exploiter les considérables ressources du «trésor».

Il en fait le point de départ d’une enquête autrement vaste, qui le mène à travers l’Europe et les Etats-Unis, sur les traces innombrables laissées par Lang: textes, dessins, scénarios, documents de production, articles de presse, souvenirs et témoignages de ceux qui l’ont fréquenté. Le résultat est cet ouvrage exceptionnel, Fritz Lang au travail.

Exceptionnel en ce qu’il trouve la quadrature du cercle unissant plusieurs formes d’excellence qui ont d’ordinaire tendance à s’exclure. La plus évidente est la réussite visuelle, où la qualité et la prodigalité des documents, dont bon nombre d’inédits, est mis en valeur par une très belle mise en page, qui a le bon goût de servir un texte dont ni la densité ni l’ambition n’ont été sacrifiées. Mais ces images somptueusement mises en valeur sont loin d’être toujours des illustrations: photos de films, images prises sur les tournages, articles de presse, reproduction de documents dessinés ou annotés contribuent à l’intelligence de l’œuvre, et de l’homme.

Pas de détails inutiles

L’homme et l’œuvre, c’est plus ou moins la même chose selon l’approche d’Eisenschitz, qui ne se soucie guère de biographie détaillée, et autres «notes de blanchisseur». Cette approche est parfaitement justifiée dans le cas de Fritz Lang, qui lui-même revendiquait ses films comme unique sens et raison de son existence.

Mais s’il est peu friand de détails biographiques, Bernard Eisenschitz est en revanche à même d’éclairer comment l’œuvre du cinéaste né à Vienne en 1890 s’inscrit de manière ultra-sensible dans son époque, ou plutôt les époques qu’elle traverse. L’Allemagne de Weimar, celle de la montée du nazisme et de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les Etats-Unis des années 1930, le combat mondial contre le fascisme, la «chasse aux sorcières», l’Allemagne de la reconstruction et l’Europe de l’après-guerre nourrissent de mille façons, souvent indirectes, les grands films qui jalonnent la carrière de l’auteur des quatre Mabuse et de M, mais aussi de Fury, des Bourreaux meurent aussi et des Contrebandiers de Moonfleet.

Cet éclairage historien croise l’impressionnant travail d’archiviste savant accompli par Bernard Eisenschitz sur les documents, mais aussi les témoignages qu’il a lui-même recueillis.

A ces deux approches s’en ajoute une troisième, la vive lumière projetée sur les films par le talent critique de l’auteur, sa capacité à ne pas les traiter seulement comment traces historiques ou symptômes d’une époque, mais comme objets singuliers, dignes pour eux-mêmes d’une approche particulière, où la qualité de l’analyse doit autant à la qualité des émotions ressenties devant des œuvres une à une regardée que le savoir accumulé.

«Trois lumières», donc, pour parodier le titre français du premier chef-d’œuvre de Lang, en 1921. Mais l’auteur du livre a le bon goût de ne surtout pas prétendre ainsi éclairer la totalité de ce continent de fictions tissées d’autant d’ombres que de lumière, aux architectures retorses et toujours à ré-explorer que forment les 42 films signés Fritz Lang.

Tour à tour ultra précis ou expéditif, modifiant les angles d’approches et les distances d’observation, le texte invente un équivalent narratif des mises en scène de l’auteur du Secret derrière la porte et de L’Invraisemblable Vérité : une manière d’approcher le monde comme un mystère, d’autant plus exacte qu’elle ne résout ni n’explicite toutes ses composantes. C’est ce qui fait de ce Fritz Lang au travail, en même temps qu’un exemplaire ouvrage de référence et un «beau livre» particulièrement beau, une œuvre à part entière.

Jean-Michel Frodon

  • Lang au travail de Bernard Eisenschitz. Cahiers du cinéma. 272 pages, 380 illustrations. 59,95€.

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