Début novembre, We found love est devenu le onzième single de Rihanna à atteindre la première place du top 100 du Billboard. En moins de temps qu’aucun autre musicien avant elle, la chanteuse de la Barbade a sorti vingt tubes atteignant le top 10. Parmi les artistes féminines, seules Madonna et Mariah Carey peuvent compter plus de singles devenus numéro 1.
Rihanna est pour le moment au même niveau que Whitney Houston, dont le record est également de 11. Il y a des tubes qui peuvent nous surprendre, mais We found love était fait pour être numéro 1.
C’est un hommage entrainant et plein de rythme à l’europop des années 90, dans le style du Better off alone d’Alice Deejay, ou du Twilight zone de 2 Unlimited. Il est porté par un gros gimmick de synthétiseurs, qui résonne clairement, insistant comme le bip d’un réveil et à peine moins répétitif, sur un implacable rythme à quatre temps.
Le chant est plaintif et lointain, sur une structure empilant des crescendos frénétiques avec entre eux des crescendos légèrement moins frénétiques.
Le nombre d’auteurs crédités sur les chansons précédentes de Rihanna a souvent été supérieur à dix, mais «We found love» a été composé et produit par une seule et même personne, le producteur écossais Calvin Harris. Harris, qui a connu le succès mais jamais à celle échelle, ne chante pas sur «We found love» mais est tout de même crédité comme collaborateur invité.
Ce n’est pas une pratique courante dans la musique pop, en particulier avec un artiste relativement peu connu comme Harris, mais elle reflète le rôle de plus en plus prégnant, l’influence et l’image de marque des DJ dans la pop actuelle saturée de dance-music.
Rihanna, la star effacée
Cela reflète aussi l’expérience que l’on vit à l’écoute de cette chanson: We found love dure trois minutes et trente-trois secondes, mais pendant une minute et dix-neuf secondes, Rihanna reste totalement muette. Pendant 37% de cette chanson, elle cède la scène à la transe extatique de Calvin Harris.
En un sens, s’effacer est la chose que Rihanna fait le mieux. Il y a quelque chose de paradoxal chez elle: c’est une pop-star dont on oublie presque qu’elle est là. Sa présence dans ses chansons est, au mieux, discrète, souple, pas tant changeante que compatible, à la façon du caméléon dont la couleur s’adapte toujours aux autres.
Sans même aborder le domaine musical, son identité est floue. Son look change totalement d’un album à l’autre, selon un processus qui suggère l’embauche et le remerciement de stylistes plutôt que, par exemple, une réinvention de sa personnalité façon David Bowie.
Un jour elle est une reine carribéenne en jean délavé, le lendemain un personnage de fantasy, une teigne en tenue bondage, une princesse du pays des bonbons, ou une ado londonienne des années 90.
On a l’impression lancinante que ses vêtements participent dans des proportions indéfendables à la construction de son identité.
Rihanna n’a jamais fait les gros titres par ses actions mais par les actions perpétrées contre elle, vicieusement, par son petit-ami d’alors, Chris Brown. Rated R, l’album bruyant et sombre qu’elle avait sorti en 2009 après l’attaque, semblait porter en lui, pour la première fois de sa carrière un peu de profondeur, une part de drame.
Une déesse des charts pas convaincante
Les succès de Rihanna la placent en très bonne compagnie, mais elle n’est pas comme les autres déesses des charts; pas tant par la faiblesse de sa voix (Madonna n’a pas non plus une grande voix) mais par la faiblesse de son personnage. Elle n’est pas totalement convaincante.
Les chansons des pop-stars, en dépit de leur gigantisme, fonctionnent en général comme les pièces d’un grand puzzle, comme les chapitres d’une saga toujours en expansion. Mariah, Whitney, Beyoncé, Lady Gaga, ces stars ont vraiment l’air de stars. Rihanna, elle, a l’air différente, comme une nouvelle star qui répète des dizaines de fois ses débuts triomphaux.
Le single qui l’a révélée, Pon De Replay est sorti en 2005. La chanson se classa alors deuxième des charts, mais comparé à d’autres carrières qui se lancent, elle avait quelque chose de léger et de mauvais augure.
Accentuant son exotisme barbadien, ce qu’elle n’allait pas tarder à cesser de faire, Rihanna y joue un rôle qui est par nature tout en effacement, consistant à encourager les autres à s’amuser: elle compte, annonce les pas de danse, et demande à plusieurs reprises au DJ de monter le volume. Construit autour d’une boucle de percussions nommée le Diwali riddim, qui rappelle les battements de main, le single inaugurait également l’habitude de Rihanna tout au long de sa carrière d’arriver après la tendance, plutôt que de l’annoncer: Wayne Wonder et Lumideee avaient ainsi déjà réalisé leurs propres tubes avec ce gimmick en 2003.
A la traîne et moins bonne
D’autres exemples: Rockstar 101 de Rihanna, rebondissait sur le mème fatigué de la rockstar trois ans après son sommet, avec notamment le Party like a Rockstar des Shop Boyz; ou encore Te Amo, qui débarqua à la radio avec ses accents hispanisants, deux mois après que le Alejandro de Lady Gaga se soit engagé sur ce terrain avec plus de caractère; California King Bed, qui mêlait au R&B la tradition de la ballade épique, trois ans après que Beyoncé en ait fait de même avec If I were a boy. (Une seule exception : son tube de 2007 Don’t stop the music avait vu venir tôt le revival Eurodance.)
Les premiers singles de Rihanna sont déteriorés par le sentiment qu’elle n’est pas tout à fait à la hauteur de ses chansons. Il lui manque la férocité et la présence torride d’une Mary J. Blige ou d’une Beyoncé, tout autant que l’air glacial d’une Aaliyah ou d’une Ciara.
Les paroles de Take a Bow en 2008 décrivent l’humiliation et le rejet d’un amant bon à rien, mais alors que Rihanna s’essaie à un sang-froid magnanime, elle apparaît plutôt endormie. (Comparez cette chanson avec le single Irreplaceable de Beyoncé, sorti en 2006, qui traite un sujet similaire en montrant un délicieux dédain.)
Rihanna n’est pas à la hauteur de la furie des paroles de Breaking Dishes, où elle ne fait que maladroitement mimer un caprice. Sur SOS, elle décrit un orgasme qui lui faire perdre le contrôle, mais n’en laisse rien transparaître dans sa performance. La force locomotrice qui nous achemine d’un point à l’autre de la chanson, ce n’est pas elle, mais bien le sample de Soft Cell, omniprésent.
Sa chanson automobile Shut up and Drive est marquée par la présence d’une litanie de grognements sur ses courbes et le pilotage de son «bolide supersonique bien réglé» –un ridicule auquel même R.Kelly se refuserait, et Rihanna n’est pas R. Kelly... Sur le pont annonçant le refrain, elle chante «Mon moteur est prêt à explo-o-oser» alors que sa voix indique tout le contraire, faible et évanescente.
Elle est meilleure quand l’ambiance est plus calme. Deux de mes chansons préférées de Rihanna sont Rude Boy, sortie en 2009, lascive et agressive, et What’s My Name, en 2010, tout aussi lascive mais mélancolique, ces deux chansons mêlant des rythmes vaguement caribéens, et une voix souple et dynamique.
Umbrella sans Rihanna
Quand j’entends Umbrella, la plus grande chanson de Rihanna, je pense parfois à la version qu’un autre artiste aurait pu réaliser. Cette chanson fut d’abord proposée à Britney Spears qui déclina l’offre, et elle apparaissait destinée à Mary J. Blige jusqu’à ce que l’équipe de Rihanna ne convainque frénétiquement les auteurs, Terius «The Dream» Nash et Christopher «Tricky Stewart», de la vendre à Rihanna, promettant d’associer la pleine puissance du label au soutien à la sortie de la chanson.
L’instrumental est lourd, construit sur des synthés destructeurs et une grosse batterie rock; dans ce contexte, le manque de présence de Rihanna apparaît, de façon attrayante, comme une forme de retenue à la Bjorn Borg. À sa place, Mary J. Blige aurait pu amener un excès d’émotion et d’athlétisme, saturant la musique et poussant la perfection comme Rihanna ne le fait pas, et ne sait pas le faire.
Ce que Rihanna apporte à Umbrella est ineffable. Écoutez la démo originale, chantée par Nash, et vous verrez en quoi Rihanna l’interprète à la lettre. Il y a un accroc douloureux dans sa voix lorsque qu’elle chante le mot «magazines» qui m’a toujours frappé. C’est un petit ornement qui marche très bien. Pourtant, il est là, comme tous les autres tics, sur les indications de Nash.
Rihanna appuie plus lourdement sa voix sur la chanson finale mais aucun de ses choix n’est surprenant. Par contre, écoutez la démo de Nash pour la chanson «1+1», qu’il a vendue à Beyoncé, et écoutez ensuite la performance de cette dernière: c’est la différence entre penser à un gratte-ciel et se retrouver au sommet d’un gratte-ciel.
Les vocalises de Beyoncé brillent, tremblent, grognent, glissent hors du rythme avec maîtrise, taquinent subtilement la mélodie. (C’est injuste de comparer qui que ce soit à Beyoncé, mais on pourrait consulter Saxon la démo démente faite par Nicki Minaj –qui n’est même pas chanteuse à l’origine– d’une chanson destinée à Rihanna jamais enregistrée. Difficile d’imaginer comment Rihanna aurait pu améliorer cette base.)
Pourquoi tant de hits?
Ceci soulève la question de la raison pour laquelle Rihanna est parvenue à produire autant de hits, malgré ses défaillances. Une des raisons est une pure question de volume; elle a sorti un album par an depuis 2005, à l’exception de 2008, et son label consacre énormément de ressources à son succès: son album Loud de 2010 fut le résultat d’une «colo» d’auteurs-compositeurs réunis pendant plusieurs semaines dans divers studios, au cours duquel des producteurs et auteurs de première catégorie furent rassemblés et payés pour balancer hit potentiel sur hit potentiel, Rihanna détenant un droit de refus sur la production finale.
Ce droit aurait été dénué de toute valeur si, bien sûr, elle n’avait pas une bonne oreille pour les chansons, ce qu’elle a.
D’autant plus qu’il y a une souplesse dans le flou identitaire de Rihanna, qui lui permet de surfer sur des vagues commerciales mouvantes avec plus de facilité et de flexibilité que Beyoncé, dont les choix esthétiques sont soumis à une plus grande attente de crédibilité. (Il n’est pas inutile de remarquer que Beyoncé n’a sorti que quatre albums, mais qu’ils ont été écoulés à hauteur de 75 millions de copies par le monde, tandis que Rihanna n’a vendu que 20 millions de copies de ses cinq albums).
Rihanna, star anonyme d'Ibiza
Sur Don’t Stop the Music et Only Girl (in the World), Rihanna revient avec flair sur le dancefloor anonyme de son premier single. Only Girl, sorti l’année dernière sur l’album Loud, est une chanson de très bonne tenue dans laquelle sa voix ricoche comme un caillou poli sur les courants bouillonnants de guimauve des couplets, bondissant dans une furie sincère sur le refrain, dressant le cadre pour We Found Love.
Avec cette nouvelle chanson, Rihanna mise tout sur la tendance Ibiza. La musique dance de ce genre, taillée pour les discothèques géantes et les drogues dures, nécessite que la star fournissant la voix se laisse dominer par le son, afin de lui permettre de la faire disparaitre, elle ainsi que les subjectivités qui dans une dynamique de chanson pop ordinaire nous rapprochent d’elle, nous amènent à porter notre attention sur elle, etc... (C’est une des raisons pour lesquelles nous nous fichons de Judith Pronk, la femme qui chantait sur Better Off Alone).
Il y a quelque chose de Faustien dans ce double constat: il sera impossible d’échapper à ta voix, mais elle pourrait être la voix de n’importe qui d’autre.
Jonah Weiner
Traduit par Felix de Montety