John Carpenter, Dario Argento et Abel Ferrara (pressenti pour réaliser un film sur l'affaire DSK) n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est d’être des seniors et d’avoir mis en scène quelques-uns des films les plus marquants du siècle dernier. Depuis quelques années, les trois bonhommes partagent également une infortune commune: celle de ne plus trouver le chemin des salles obscures.
Comment ces réalisateurs reconnus en sont-ils arrivés là? Leurs derniers métrages sont-ils à ce point dénués d’intérêt qu’ils méritent l’ostracisation des distributeurs? Pourquoi, malgré ce désamour, incarnent-ils plus que jamais un vivier inépuisable pour des remakes tous azimuts? Au-delà l’injustice flagrante de ce bannissement, ce sont surtout les rouages technocratiques du cinéma qui se dévoilent et les paradoxes d’un système infidèle et vénal devenu fou.
Le doyen de ce trio improbable, l’Italien Dario Argento, 71 ans au compteur, détient la place enviée de maître du Giallo, le genre horrifique transalpin. D’autres réalisateurs ont mis en scène ces films noirs, à base d’armes blanches, de tueurs gantés de cuir noir et de grosses giclées d’hémoglobine (Mario Bava, Lucio Fulci), mais Argento, grâce à sa trilogie animale a frappé fort. L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris font entrer, dès le début des années 1970, le réalisateur dans la cour des grands. Fort de ses succès successifs (les trois films ayant été tournés entre 1970 et 1971), Argento impose définitivement sa marque sur le cinéma de genre en 1975 avec Les Frissons de l’angoisse (Profondo Rosso en vo), suivi en 1977 par Suspiria.
Même pas droit à un «direct to DVD»
Après cette déferlante, Argento amorce mollement le tournant des années 1980 (Ténèbres, Phenomena), propose encore quelques surprises dans les années 1990 (Le Syndrome de Stendhal) puis collabore à la série Masters of Horror (deux épisodes). On aurait légitimement pu penser que son nouveau long-métrage, sobrement intitulé Giallo, suscite une certaine curiosité. Mais, malgré un casting international (Adrien Brody en tête), le film peine à trouver un distributeur.
Présenté dans les festivals, mais plombé par un bouche-à-oreille catastrophique, Giallo devient l’Arlésienne, vaguement téléchargeable, mais invisible sur grand écran. Soyons franc, Giallo est un ratage.
On ne peut pas faire le même constat pour John Carpenter. Son dernier film, The Ward —qui narre l’internement psychiatrique d’une jeune fille dans un asile où les résidentes sont méthodiquement assassinées par ce qui ressemble à un fantôme— est loin d’être déshonorant. Mais le père de Michael Myers (Halloween) et de Snake Plissken (New York 1997 et Los Angeles 2013) peine lui aussi à voir son film sortir en salle. Présenté dans des grands festivals (Sitges, Toronto, Bruxelles), il reste encore à ce jour inédit chez nous. Il n’a même pas droit à un pauvre «direct to DVD». Heureusement pour eux, il en faut plus pour décourager le vieux briscard qui s’attèle déjà à de nouveaux projets (Fangland, Riot, The Prince, Hollywood).
Quant au jeune Ferrara, dont l’âge ne lui permettrait pas de prendre sa retraite en France, il a dû se contenter d’une sortie DVD pour son dernier opus, un documentaire très personnel sur le mythique Chelsea Hotel new-yorkais. Entamant sa carrière au début des années 1980, il frappe son premier grand coup cinématographique dix ans plus tard, avec Le Prince de New York. En 1992, il récidive avec Bad Lieutenant, dérive cocaïnée d’un flic en proie à une crise de foi. Rôle mémorable d’Harvey Keitel, ce film impose le style Ferrara. Trash, crade, malsain et amoral, son cinéma déverse un pessimisme absolu, entre réalisme brut et délire psychotique.
Durant la fin des années 1990 et la décennie suivante, il ne renoue jamais avec le succès critique et public de ses deux grands films, mais Ferrara poursuit son chemin en faisant tourner Christopher Walken (Nos Funérailles, The Addiction), Willem Dafoe (New Rose Hotel, Go Go Tales) ou même Juliette Binoche (Mary).
En dépit de ces nombreuses réalisations (inconstantes mais toujours intéressantes), il peine à trouver des financements lorsqu’il lance en 2008 son projet de doc sur le Chelsea Hotel. Parvenant à tourner son film, présenté à Cannes hors compétition, on aurait pu croire la sortie salle assurée. Mais les distributeurs en ont décidé autrement.
Pourquoi une telle épidémie?
Le film traîne pendant quasiment trois ans avant d’être enfin édité en vidéo. Honnête, personnel, Chelsea on the Rocks vaut très largement les monceaux de documentaires qui engorgent les écrans et dont les sujets se révèlent parfois indigents. Toujours au taquet, le prince de New York retrouvera peut-être les salles obscures grâce Last Day on Earth, son nouveau film qui traite, excusez du peu, de l’apocalypse!
Pourquoi une telle épidémie s’acharne-t-elle sur des réalisateurs qui ont rivalisé de talent et d’audace ces trente dernières années? On peut leur reprocher des films plus faibles, c’est vrai, mais combien d’«erreurs» cinématographiques parviennent chaque mercredi jusqu’au public? Sans doute leur appartenance au cinéma dit «indépendant» n’a-t-elle pas joué en leur faveur.
Mais alors que Woody Allen livre annuellement sa comédie psycho-romantique (toutes ne méritant pas l’espace médiatique qui leur est réservé) ou que les frères Coen prennent régulièrement le soleil au festival de Cannes (le faible Ladykillers pourtant sélectionné en 2004), le cinéma de genre, déjà peu présent dans les compétitions officielles, continue d’être le parent pauvre du Septième Art, victime des stratégies de production qui privilégient le mélo et la comédie au film d’horreur d’auteur (car les blockbusters comme Saw ne connaissent pas la crise).
Mais ce désintérêt rend surtout compte de la situation de la production et de la distribution d’aujourd'hui. La frilosité à miser sur des films difficiles gangrène le monde cinématographique. La prise de risque (financière évidemment) n’est plus de mise. On veut du «easy watching» (d’où la tendance lourde de la comédie), du cinéma qui égaie le quotidien des spectateurs en temps de crise ou qui abreuve nos mirettes de tant d’effets spéciaux que le cerveau n’a guère le temps de la réflexion. Les asiles, les hôtels bourrés de junkies et autres marginaux ou les tueurs sadiques un peu cheap ne font pas vendre. Et puis des soixantenaires derrière la caméra, dans une époque qui vénère le jeunisme, ça ne fait pas rêver…
Enterré avant l'heure
Si ce n’est plus dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, c’est encore les vieilles recettes qu’on sert au public. La mode du remake, véritable bouffée délirante hollywoodienne, s’est emparée des studios. Et quitte à remaker, autant taper dans les films de ceux qu’on ne produit (presque) plus, et dont seuls les cinéphages suivent encore les aventures. Entre 2005 et 2012, Carpenter a été repris six fois: Halloween 1 et 2, Fog, Assaut sur le central 13, The Thing et bientôt Invasion Los Angeles et New York 97. Pour Argento, le projet autour de Profondo Rosso semble ficelé, même si le nom du réalisateur est encore flou (George Romero serait de la partie). Quant à Suspiria, il serait prévu en salle en 2012. Côté Ferrara, Werner Herzog s’est chargé de donner une nouvelle version à son méchant lieutenant dans Escale à la Nouvelle-Orléans.
Façon peu élégante d’enterrer un réalisateur avant l’heure, le remake permet, outre d’user d’une notoriété déjà établie, de réduire drastiquement les budgets de développement scénaristique. Pourquoi perdre du temps (et de l’argent) à trouver des idées neuves quand certains films, oubliés ou inconnus du jeune public (les adolescents sont le cœur de cible de l’industrie cinématographique) pullulent de brillantes trouvailles (le cas d’école Invasion Los Angeles).
Les studios n’ont qu’à piocher dans leurs catalogues bien fournis et le tour est joué. Ce paradoxe, qui privilégie les resucées et non les nouvelles réalisations de grands noms, quitte à y adjoindre la touche 3D ou des trombes d’effets spéciaux pour une caution jeune, commence à atteindre d’autres metteurs en scène de films de genre.
Après Wes Craven (Les Griffes de la nuit), Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse) ou John Milius (Conan), c’est au tour de Paul Verhoeven de goûter aux joies du remake. Robocop et Total Recall seraient sur la liste. Ce pillage systématique des grands films des années 1980 souligne le manque croissant d’ambition des producteurs. Tout en validant la pertinence d’œuvres anciennes en les remakant, ils privent le public de potentielles nouvelles visions de ces mêmes réalisateurs. Et s’empêchent eux-mêmes de posséder les droits de nouveaux films qu’ils pourront un jour remaker. Tarissant ainsi la source…
Ursula Michel