Culture

«Or noir», les mille et une nights

Temps de lecture : 4 min

Le dernier film de Jean-Jacques Annaud, une production issue du monde arabe contemporain avec un casting international, vise un public mondial et joue selon les règles hollywoodiennes.

Tiré du film «Or Noir». DR
Tiré du film «Or Noir». DR

Il y a quelque chose d’un peu pitoyable dans la proclamation qui accompagne les affiches de L’Or noir, sur le mode «cette fois, Jean-Jacques Annaud renoue avec l’épopée» — sous-entendu: oubliez le désastreux Sa majesté Minor, et, peut-être, les peu mémorables Deux frères, Stalingrad ou Sept ans au Tibet. Comme s’il fallait proclamer haut et fort la promesse d’un grand spectacle qui, de fait, advient dans les combats de la dernière demi-heure, après près de deux heures où la formule «traversée du désert» prend tout son sens.

L’épopée c’est autre chose, comme on le sait au moins depuis Homère –la colère d’Achille seul dans sa tente est plus épique que la charge en plan large de centaines de figurants, même juchés sur autant de chameaux.

Resucée de Lawrence d’Arabie mâtinée de plusieurs autres grandes références, Or noir n’a cinématographiquement guère d’intérêt. Ce qui en a plus, et fournit de quoi s’occuper en attendant le climax, ce sont les conditions de fabrication du film, et en particulier sa gestion au trébuchet de la construction de héros arabes et musulmans dans une production visant le grand public international.

Dans ce type de films, d’habitude, il est rares que des Arabes soient des héros —cherchez, vous verrez, il n’y a que de rares cas de fantasmagories dans un orient sans âge, multiples versions du Voleur de Bagdad ou Aladin selon Disney.

La singularité d’Or noir est d’être une production cette fois issue du monde arabe contemporain. Certes réalisé par le signataire de L’Ours et de La Guerre du feu, c’est essentiellement un projet voulu et porté (depuis 30 ans, affirme le dossier de presse) par le producteur Tarak Ben Ammar, décidé à adapter un roman du romancier suisse Hans Ruesch, South of the Heart, paru en français sous le titre délicat de La Soif noire - mille et une nuits d'amour et de combats dans une Arabie déchirée (Calmannn-Lévy, 1961).

Lié à Berlusconi, à l'entourage royal saoudien et à Vivendi

Le patron de Quinta Communication, mogul du cinéma tunisien, associé à un grand nombre de productions de prestige, est une figure importante du cinéma international depuis qu’il a accueilli les tournages de La Guerre des étoiles dans ses studios de Hammamet, puis Les Aventuriers de l’Arche perdue.

Lié à Berlusconi, à l’entourage royal saoudien et à Vivendi, il contrôle aussi la totalité des industries techniques du cinéma français (dont une partie, Quinta Industries, vient d’être mise en redressement judiciaire). C’est au Qatar qu’il a finalement trouvé les considérables moyens matériels de son ambition, grâce à l’intercession d’une princesse qatarienne et cinéphile, Sheika Mayassa Bint Hamad al-Tani, si on en croit le matériel de communication.

Conte de 1001 nuits communicationnelles? Pas forcément: les pays du Golfe ont depuis une décennie massivement investi dans le cinéma, même si avec davantage de visées industrielles et promotionnelles que de parti-pris artistiques.

Première superproduction à visée mondiale issue du monde arabe

Or noir est réalisé par un Français avec dans les rôles titres des acteurs tous détenteurs de passeports occidentaux, les Français Tahar Rahim et Eriq Ebouaney, les Britanniques Mark Strong et Riz Ahmed, l’Espagnol Antonio Banderas –seule la «princesse arabe» du film, princesse Leyla qui fait déjà rigoler Internet, est interprétée par Freida Pinto, comédienne indienne. Tout ce beau monde parle anglais, comme il se doit au pays des blockbusters.

Mais justement, Or noir est quand même sans doute la première superproduction issue du monde arabe visant un public mondial, en jouant selon les règles hollywoodiennes. Le tricotage (tripotage?) des ingrédients dramatiques, amours, rivalités familiales, révélation du héros guerrier s’émancipant de sa gangue d’intellectuel à lunette (beurk).

L’utilisation des paysages et des décors n’échappe jamais à l’esthétique de cartes postales orientalistes flattant sans vergogne un imaginaire colonial de harems et de couchers de soleil sur les dunes. Quant à la véracité historique de la manière dont le pétrole fut découvert et exploité au Moyen-Orient dans les années 1920, oublions tout de suite.

Une vision de l'islam

Mais il y a des éléments plus complexes. Le rapport à l’Occident et à ses techniques, où c’est très clairement que s’esquisse le positionnement des cheikhs du Golfe, modernistes et nationalistes à la fois, et l’affirmation de leur emprise éclairée sur les champs pétrolifères dont la découverte est le macguffin d’Or noir. Le rapport à l’islam ensuite, dont on perçoit qu’il s’agit de l’avaliser mais sans rebuter la masse de spectateurs pour qui cette religion est étrangère, sinon hostile à leurs propres croyances, voire porteuse d’obscurantisme et de violence.

Attention, spoiler: des éléments du film sont dévoilés dans les deux paragraphes ci-dessous.

Cette question délicate est gérée grâce au personnage le plus soigneusement écrit de tout le film, celui d’Ali, le demi-frère occidentalisé à l’humour cynique qui accompagne le prince Auda (Tahar Rahim) dans son essor vers le triomphe et le pouvoir: lorsqu’au moment d’expirer, Auda obtient d’Ali le mécréant qu’il remette son âme à Allah, c’est une absolution pour les musulmans, et simplement la marque d’une réconciliation avec les siens pour les autres.

Le rapport aux femmes, enfin, est millimétré pour capitaliser sur une histoire d’amour qui ne renie pas un sous-entendu un peu leste (autocitation de la scène de la limousine dans L’Amant), tout en ne montrant rien qui puisse choquer le puritanisme islamique, mais en inventant une tribu de femmes guerrières qui permettent d’affirmer pour le deuxième sexe la possibilité d’un autre statut que de belle derrière son moucharabieh. Pas simple…

Nul ne sait encore quel sera l’accueil international, c’est-à-dire surtout dans le monde arabe et aux Etats-Unis, d’un tel film. S’il devait se révéler un succès, il marquerait le début d’un possible métissage entre imagerie et financement arabes d’un côté, procédés spectaculaires hollywoodiens de l’autre, mais métissage contraint à un contrôle des signes qui ne manquera pas de nous réserver quelques autres singulières acrobaties. On pourrait aussi faire des bons films, mais ça, comme disait Shéhérazade, c’est une autre histoire.

Jean-Michel Frodon

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