Monde

Le temps du populisme culturel

Temps de lecture : 5 min

Qu'ils soient justiciers, créatifs ou indignés, les jeunes, par leur virulence et leur détermination fort éloignées des figures habituelles du populisme, interrogent les adultes et inquiètent les pouvoirs en place.

Un slogan à la craie sur le campus de Davis, Californie, le 22 novembre 2011. REUTERS/Max Whittaker
Un slogan à la craie sur le campus de Davis, Californie, le 22 novembre 2011. REUTERS/Max Whittaker

L’apparition des Indignés a surpris. Tant par sa forme, contre-société vertueuse organisée en village de tentes, que par sa matrice intellectuelle, front du refus contre le monde tel qu’il va, ce mouvement a intrigué. De fait, il incorpore diverses dimensions déjà bien présentes dans les chantiers de la contestation sociale.

Au carrefour de ces mouvements, se croisent le sentiment de déficit démocratique (1), le pessimisme inhérent à la crise, et les potentialités d’action et d’expression offertes par les outils numériques. Autrement dit, un climat délétère et une puissance communicationnelle qui font surgir des formes inédites de protestation.

Les mouvements politiques inscrits dans l’histoire récente des réseaux numériques adoptent des morphologies différentes selon qu’ils relaient des enjeux internes au Net, l’action des Anonymous et des partis pirates, ou qu’ils s’en éloignent fortement, comme des flash mobs, qui adoptent une connotation culturelle ou politique. Les Indignés entretiennent des complicités avec ces deux mouvances, celle des Justiciers du Net et celle des créatifs culturels. Simultanément, ils comportent une dimension propre: leur levier, c’est la jeunesse diplômée et désillusionnée.

Les justiciers: défense pure et dure de la Net-Société

Certains hackers se présentent comme les gardiens du temple de l’esprit du Net des origines. Quels sont ces principes? Améliorer l’opérabilité technique tout en promouvant des valeurs sociales (travail coopératif au sein des entreprises, solidarité, égalitarisme, valorisation des échanges désintéressés); étendre la liberté d’expression; garantir la protection des données personnelles.

Ces hackers, souvent sous la bannière des Anonymous —proches du site américain 4 Chan, mais aujourd’hui dispersés dans le monde— conduisent des attaques ciblées. Dotés d’une expertise informatique supérieure à la moyenne, ils sont capables d’agir brutalement et sans scrupule, en menant des intrusions dans la vie privée de leurs «ennemis» ou en faisant sauter des verrous informatiques pour perturber des sites.

Quelles furent leurs principales victimes? Ils ont mené des actions contre des gouvernements qui pratiquent la censure, contre des sites d’hommes politiques adeptes d’une régulation forte du Net, contre des organisations de défense des droits artistiques, etc. Ils sont d’ardents soutiens de Wikileaks et ils ont lancé des opérations contre les sites financiers (Mastercards, PayPal) qui avaient bloqué les comptes de Julian Assange. Dans certains pays où Internet est (ou a été) bâillonné (Tunisie, Égypte), ils distribuent (ont distribué) des kits informatiques pour déjouer les systèmes de contrôle étatique.

Ces raids, à la portée souvent ambivalente, bénéficient des conditions créées par le réseau: l’anonymat de leurs auteurs, des outils informatiques assez faciles à maîtriser, une puissance de propagation virale inégalée.

Sur la scène institutionnelle contemporaine, l’esprit hacker est presqu’invisible. Les partis pirates, qui tentent de l’incarner, peinent pour le moment à percer en France, voire subissent un reflux électoral. Toutefois aux dernières élections pour le Parlement de Berlin en septembre 2011, ils ont obtenu 8,9% des voix, et des instituts de sondages leur prédisent un avenir dans le nord de l’Europe. Leurs membres sont le plus souvent issus du sérail professionnel du Net: informaticiens, ingénieurs, développeurs, graphistes…

Les créatifs culturels

Les créatifs culturels forment une mouvance qui conjugue vision écologique, implication sociale et développement personnel (2). Ils sont à l’origine d’opérations spectaculaires (danses, happenings) déboulant inopinément dans l’espace public, comme pour casser le cours des choses et faire réagir. Ces happenings sont filmés et ensuite reversés dans le fleuve des images du Net.

Ces activités expressives s’apparentent à une contestation soft, plus imagée, plus délirante voire poétique, que politique.

Parallèlement, surgissent des flash mob directement politiques: en janvier 2010, les jeunes socialistes de Marseille organisent un rassemblement avec casquette à l’envers pour protester contre la venue d’Éric Besson; en juin 2011, le mouvement anti nucléaire «freez la bombe» planifie une démonstration-choc: soudain, après trois fausses explosions de bombe, les gens déambulant sur l’esplanade du Trocadéro se sont figés comme des morts. Ces événements, annoncés sur Facebook et organisés avec son aide, sont accompagnés sur la plateforme par les commentaires des supporters.

D’autres protestations prennent la forme de happenings «exemplaires»: ainsi le mouvement «La pelle et la pioche» organise des pique-nique dans les supermarchés pour protester contre les marges de la grande distribution. La «mouvance» Sauvons les riches, liée à Europe Ecologie, engage des actions juridiques (contre les projets de forage sur le gaz de schiste, pour l’instauration d’un salaire maximum de 30 fois le salaire minimum, etc), organise aussi des événements, des pétitions... Ces opérations s’inscrivent dans la filiation des happenings menés par des commandos anti pub au cours des dix dernières années.

Les Indignés

Enfin, il y a les actions des Indignés. Toutes les capitales occidentales ont vu naître au cours de 2011 des mouvements de protestation manifestant l’angoisse d’un no future. Née le 15 mai à la Puerta del Sol de Madrid, la mobilisation a rapidement trouvé écho en Grèce en juin, sur la Place Syntagma avec le Mouvement des 700 (baptisé ainsi en référence au salaire mensuel minimum en euros).

Il s’est ensuite répandu, tout au long de l’été et de façon sporadique, dans plusieurs capitales du monde. Parmi les derniers arrivants: Occupy Wall Street, campement installé le 17 septembre dans le Zuccotti Park, qui a reçu le soutien des Anonymous et de syndicats locaux (la mairie de New York a forcé ce campement à déménager le 17 novembre).

Ces actions comportent des traits communs, déjà inscrits à la Puerta del Sol. Les protestataires, issus de la jeunesse éduquée, expriment leur indignation contre une société qui accueille mal les générations montantes. Des chômeurs, des précaires, des personnes plus âgées au statut fragilisé rejoignent ensuite ces collectifs. Ils opèrent sous une même bannière: investissement de lieux symboliques, forte visibilité sur les réseaux sociaux, absence de leader, participation de tous aux tâches les plus diverses, conférences de consensus pour prendre des décisions.

Enfin, ils empruntent aux créatifs culturels le caractère visuel de leur action (installation de tentes, mise en scènes de la vie quotidienne, déguisements, masques, slogans humoristiques, etc), et mettent en scène le spectacle de l’indignation, capté par les caméras, avec le le Net comme base arrière.

Ce faisant, ils défient les scènes politiques à l’ancienne, fustigent le bipartisme. Par bien des aspects, ils se posent en totale rupture avec les mouvements classiques de la jeunesse: pas de porte-parole, pas d’idéologie structurée, pas de contacts avec les partis existants, pas de mot d’ordre précis.

Si l’on note quelques affiliations avec les mouvances écologistes ou anarchistes, globalement, ils campent d’abord sur une posture de refus, et ne se révèlent pas comme une force de proposition.

Sur quoi débouchera ce populisme culturel, hybridation de modes d’action post-démocratiques, fort éloigné des figures habituelles du populisme? La virulence et la détermination de ces militants interrogent les adultes et inquiètent les pouvoirs en place. Les retombées de la crise étant destinées à durer, nul ne sait en effet si ces mouvements inspirés de la galaxie numérique demeureront dans «un champ de distorsion de la réalité» –univers de référence de Steve Jobs, selon son entourage– ou s’ils seront capables de se muer en force politique en trouvant des relais dans le monde physique.

Monique Dagnaud

(1) Pippa Norris, Democratic deficit, Cambridge University Press, 2011. Retourner à l'article

(2) Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, L’émergence des créatifs culturels, éd. Yves Michel, 2001. Retourner à l'article

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