Je m’en souviens comme si c’était hier. Le soir où j’ai vu Bill Clinton donner de mauvais conseils aux progressistes. L’ancien président américain était sur le devant de la scène à la conférence Netroots Nation. Il lui fallait convaincre une salle de la taille d’un hangar d’aéroport. Et c’est ce qu’il a fait, en expliquant à quel point il était essentiel que la réforme de la santé soit adoptée.
«Je vous le dis, même si à force de désinformation ils arrivent à pousser une grande partie de la population à s’opposer [à cette réforme], à la minute où le président signera la réforme de la santé, sa cote de popularité va grimper. Ensuite, d’ici un an, quand toutes les fâcheuses conséquences qu’ils prédisent n’auront pas eu lieu, et qu’au contraire nous verrons apparaître des bénéfices, les opinons favorables atteindront des sommets.»
C’était en août 2009. La loi sur la réforme du système américain de santé a été adoptée en mars 2010. Pourtant, la cote de popularité d’Obama n’a guère augmenté. Au contraire, elle a chuté. Un an plus tard, les opinions favorables sont toujours très loin des sommets. Et les Américains n’adhèrent pas outre mesure à la réforme de la santé. Clinton n’a eu de cesse de prodiguer ses conseils. Bien souvent, ils ont été suivis –sciemment ou non– par les démocrates. Malgré leurs efforts vaillants pour éviter les erreurs commises sous l’ère Clinton, ils ont échoué.
Encore des conseils
Les démocrates ont perdu leur majorité à la Chambre des représentants, mais Clinton, lui, n’a rien changé à sa stratégie. Il revient à la charge avec de nouveaux conseils. Mardi 8 novembre, il a publié «Back to Work»: «Un livre rassemblant des axes politiques, des points de vue spécialisés et des mises en garde» que Clinton avait pourtant critiqués, puisqu’il ne voulait pas se «contenter d’ajouter une nouvelle pierre du côté démocratique de la balance partisane». Au final, ce sont de gros rochers qu’il vient déposer sur la balance, renforçant l’un des mystères de la politique démocrate moderne. Puisque Clinton est si brillant, pourquoi ne peut-il pas nous sauver?
Prenons la théorie de Clinton concernant l’«explication du programme politique» [aux électeurs, NDLR]. Il revient sur les élections législatives de 2010, au cours desquelles il a participé à «plus de 130 événements» pour les démocrates et affirme que, si son parti a perdu, c’est parce qu’il n’a pas tenu compte de ses conseils.
«Le vice-président Biden et moi-même avons exhorté le Comité national démocrate à envoyer par e-mail une série d’arguments centralisés à sa longue liste de diffusion, écrit-il, afin que les militants démocrates sur le terrain disposent d’explications de qualité pour leurs campagnes par téléphone ou de porte-à-porte. Nous n’avons pas réussi à convaincre les décideurs de le faire.»
Les démocrates n’avaient-ils pas expliqué leur programme en 2010? Cela paraît incroyable, mais lorsque j’ai posé la question à des stratèges démocrates: ils étaient d’accord. Le «magasin de messages» de la Maison Blanche n’a pas fait concurrence au parti républicain. Les démocrates ont paniqué et fui en courant les lois qu’ils avaient pourtant fait voter. N’avaient-ils pas évité la grave erreur contre laquelle Clinton les avait mis en garde?
La réponse de Clinton est si simple qu’elle ne peut pas raisonnablement être juste.
«On aurait pu contourner ces problèmes en s’engageant à reformer –et non à abroger– la loi sur la santé et à changer notre mode de production et de consommation de l’énergie, de façon à stimuler la croissance et à créer de l’emploi.»
Certains démocrates ont axé leur candidature sur cette première idée. Le président aussi a fait campagne là-dessus. Clinton explique que les républicains ont fait preuve d’un «mélange de naïveté et de perspicacité en couchant leur programme politique sur un livret imprimé [qu’ils ont] distribué à leurs électeurs de base les plus attachés à l’idéologie.»
Mais il omet d’évoquer un facteur de taille: le soutien, dont les républicains ont bénéficié, de la part des mouvements politiques tiers en plein essor, d’American Crossroads en passant par les mystérieux Comités d’action politique aux noms plus génériques apparus en octobre. Clinton ne fait aucune mention de la décision de justice «Citizens United vs. FEC», arrêt de la Cour suprême autorisant les entreprises à participer au financement des campagnes. Son année 2010 ne ressemble pas à celle que nous avons vécue… Mais, attention, il s’y connaît plus que nous en politique, de sorte que nous avons peut-être raté un épisode.
«Pour la première fois depuis leur grande défaite en 1994, écrit Clinton, lorsque les républicains ont proposé un Contrat pour l’Amérique, les démocrates n’ont pas contré le message républicain national avec un message à eux. Il n’y a pas eu de campagne nationale pour expliquer et défendre leur bilan et comparer leur programme pour les deux années suivantes avec les propositions du parti républicain. Les énormes sommes récoltées par les démocrates – 1,6 milliard de dollars – ont été dépensées presque en totalité dans des élections locales, exactement comme en 1994, avec les mêmes résultats.»
Cela tombe sous le sens, mais selon Karl Rove [le premier conseiller politique de George W. Bush, NDLR], même Bill Clinton n’y croit pas à cent pour cent. Dans ses mémoires, ce républicain raconte avoir discuté avec Clinton après les élections de 2006, à l’issue de laquelle les démocrates ont récupéré la Chambre des représentants. A l’époque, Clinton semblait reconnaître l’intérêt des dépenses locales. «Nous aurions gagné deux fois plus de siège, avait assuré Clinton à Rove, et si ça n’a pas été le cas, c’est parce que vous avez tout fait pour arracher les votes de vos sympathisants. Vous n’en aurez pas plus de crédibilité; je sais ce que vous avez tous fait.»
L’an dernier, les démocrates ont également mené une grande opération de Get Out The Vote [littéralement «obtenir le vote», désigne l’aspect d’une campagne électorale qui consiste à inciter les électeurs à exercer leur droit de vote (en faveur de son parti), NDT]. Pourquoi n’a-t-elle pas porté ses fruits?
L'oraison funèbre du libéralisme à l'américaine
Ah, ça c’est une chose que Clinton sait parfaitement mais ne veut pas dire explicitement. Il n’est plus possible de faire une grande et profonde réforme progressiste. Clinton ne l’écrit jamais noir sur blanc, mais au fond, son livre ressemble à une triste oraison funèbre du libéralisme (une politique de gauche au sens américain) qui nourrissait de grands rêves. Il amasse (et va jusqu’à numéroter) des micro-idées qui pourraient remettre sur pied l’économie: création de «banques d’infrastructures», crédits d’impôts écolos, rééquipement des quartiers.
«Nous pourrions proposer des formations gratuites et l’équivalent en numéraire du montant de la taxe foncière à ceux qui réalisent un investissement créant un nombre d’emploi minimal ou qui rouvrent une usine.»
Surprise, quand on lit la note de bas de page correspondante:
«J’ai entendu pour la première fois cette idée chez Newt Gingrich [pendant plusieurs années leader de l’opposition républicaine face à Clinton, Ndlr].»
En clair, la politique de gauche est peu ou prou révolu. Il faut conserver ses avantages et combattre le «bloc anti-gouvernement» en limitant les points d’attaque: en faisant la guerre à la paperasserie, par exemple. (C’est encore quelque chose que l’on doit aux démocrates d’Obama. Non, ne rigolez pas! Les réglementations sont moins nombreuses sous Obama que sous Bush.) Allons, il est temps de se mobiliser pour améliorer nos acquis. Clinton, pour défendre ses idées progressistes, n’a trouvé d’autre moyen plus audacieux que de reprendre l’indignation du mouvement Occupy Wall Street – en plus édulcoré.
«Notre politique est trop orientée vers les intérêts privés et puissants au lieu de défendre l’intérêt général, écrit-il, elle fait primer les bénéfices financiers à court terme sur l’emploi et la croissance du PIB au long cours. Elle privilégie la consommation et non l’investissement; elle cherche à favoriser le pour cent le plus riche de la population au lieu d’augmenter les revenus de la classe moyenne et de donner aux plus démunis les moyens d’y entrer.»
Quel est le meilleur moyen pour que cela puisse se produire, maintenant que l’ancienne allégeance des Sudistes blancs à l’égard des démocrates a disparu? Comment redresser la situation du pays quand le parti majoritaire «naturel» ne veut pas que le gouvernement gouverne? Cessons de rêver, et mettons-nous à l’œuvre pour nous adapter au mieux à la réalité. Tout autre conseil s’avérera peu efficace.