Lundi 7 novembre, déjà, l’entrée en scène de Carlos donnait le ton. Ilich Ramirez Sanchez est apparu hors de prison pour la première fois depuis quatorze ans au «Faites-entrer l’accusé», prononcé comme il se doit par le président de la cour d’assises.
Carlos s’est avancé dans le box, un peu comme un retraité pénètrerait dans sa cuisine pour prendre le petit-déjeuner: vêtu d’un léger blouson bleu marine, le journal du matin à la main. Difficile d’imaginer que cet homme âgé de 62 ans, au collier de barbe blanche et au ventre rebondi, a un jour été l’ennemi public numéro 1. Jusqu’à ce qu’il prenne la parole.
Ilich Ramirez Sanchez a prévenu: il est «un grand bavard». Lors de la troisième journée d’audience, la cour perçoit l’euphémisme de cette déclaration.
Du coq à l'âne
Saisissant avidement le micro qui lui est offert, l’accusé se lance dans une autobiographie aux airs d’épopée-fleuve. Il raconte d’abord sa jeunesse dorée dans une grande villa de Caracas, au Venezuela, parmi un ballet de femmes de ménage, de précepteurs, de cuisiniers et de chauffeurs.
«On n’était pas des milliardaires, mais on avait beaucoup d’argent», précise-t-il. Son père, avocat, lui transmet ses convictions marxistes-léninistes et, à l’âge de 15 ans, le jeune Ilich intègre l’organisation de la jeunesse communiste à Caracas.
Debout dans son box, l’accusé, visiblement grisé par son récit, s’égare parfois dans des anecdotes excessivement détaillées (son père «n’aime pas le café fort» ou son précepteur «est devenu une véritable tante»). Les mots se bousculent, la chronologie est sens dessus-dessous, il passe du coq à l’âne. Rien ne l’arrête, pas même Olivier Leurent, le président, qui tentera à plusieurs reprises de le remettre sur les rails. Peine perdue, la cour semble impuissante face au «Chacal» tantôt capricieux, tantôt fanfaron ou irascible.
Devant le tribunal, Ilich Ramirez Sanchez se définit comme un révolutionnaire «de profession» et «de naissance». Il a enfilé dès les premières minutes du procès le costume de Carlos, son alter ego mythique.
Ses dix-sept années de détention ont, certes, un peu fané l’homme, désormais diabétique et souffrant du dos, mais elles n’ont pas émoussé son enthousiasme pour la cause révolutionnaire.
«Tués comme des chiens»
Il raconte pendant plusieurs heures ses responsabilités au sein du Parti communiste vénézuélien, puis comment, à Moscou, il prône la lutte armée et diffuse la bonne parole dans les pays de l’Est.
Lorsqu’il quitte l’URSS en 1970, c’est pour rejoindre le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) en Jordanie afin «d’apprendre les méthodes des fedayins» dans un camp d’entraînement du commando.
Soudain, sa voix se brise. Du coin de son mouchoir, il essuie furtivement une larme et évoque «Septembre noir», ce jour de 1970 où ses camarades furent «tués comme des chiens» sous les balles de l’armée jordanienne. Aux mauvaises langues qui murmurent que cet accès de tristesse est du chiqué, l’avocat de Carlos, Francis Vuillemin, fait la leçon:
«Je le connais, c’est une émotion réelle.»
A nouveau d’attaque, Carlos revient sur son «grade de commandant» au FPLP et explique avoir mené «une centaine» d'opérations entre 1971 et 1976 –date de sa «démission».
Il se refusera pour le moment à en dire plus, se contentant de se présenter comme «un combattant de sang-froid».
En revanche, il sera nettement plus prolixe au sujet de la célèbre prise d’otage des ministres participant à une conférence de l’Opep, à Vienne, en décembre 1975. Il s’étend sur la préparation de l’opération qui aurait rapporté «quelques millions dans les caisses de l’organisation».
Pour autant, le terroriste ne «revendique» rien:
«Je n’aime pas le mot “revendiquer”, ça pue le gauchiste opportuniste.»
Lorsque le Président l’interroge sur cette fameuse photo qui l’immortalise avec un béret et des lunettes noires, il nie toute volonté de ressemblance avec le Che, et répond enfin, beaucoup plus tard:
«Ça faisait artiste.»
Il est au tribunal chez lui, la cour est son forum, le public son fan club. D’ailleurs, chaque jour, Carlos galvanise les quelques supporters présents dans la salle en leur offrant le spectacle d’un poing levé.
Une autre fois, il interpelle Me Szpiner, avocat des parties civiles, d’un «Francis». Et lorsqu’on lui suggère que la formule est un peu cavalière, il rétorque que c’est «(s)on pote». Volontiers conciliant, le président Leurent semble préférer pour l’instant la douceur à l’autorité.
Le box semble trop étroit pour Ilich Ramirez Sanchez. Il s’assoit, se lève, parle à ses avocats, tente de prendre la parole, cherche à attirer l’attention du tribunal par de petits gestes, puis se rassied dépité lorsqu’il n’y parvient pas.
Les bras croisés, l’air grave, il acquiesce à maintes reprises lorsque son conseil, Me Vuillemin, explique que son client n’a pas pu préparer correctement sa défense. Les CD-Rom contenant les milliers de pages du dossier ne lui seraient pas parvenus suffisamment tôt.
«Après son transfert à la prison de la Santé, fin septembre, il a fallu attendre trois semaines pour qu’il ait accès à son ordinateur. Et quand on le lui a enfin restitué, il a été mis à l’isolement pour des motifs futiles et mensongers destinés à déstabiliser sa défense!»
L’avocat s’apprête à poursuivre avec la même fougue, mais son client l’interrompt en plein élan… pour préciser qu’on lui a également coupé l’électricité.
Carlos est intarissable sur ses conditions de détention.
«Je veux parler de la situation dans laquelle je me trouve, sans être interrompu.»
Debout, parlant au plus près du micro, il s’emporte avec colère contre l’«anti-France» et ses prisons indignes dans un torrent de paroles parfois inintelligibles, que le Président n’arrive pas à endiguer.
Soliloquant, il évoque à la fois le «pain rassis», «les 16 contrôles de sécurité qu’il doit subir quotidiennement», «son eczéma et mal de dos» et les «avocaillons».
Ce discours, n’est, précise-t-il, «pas destiné à faire pleurer les gens dans les chaumières». Le prisonnier le plus célèbre de France qui voulait, selon ses dires, devenir avocat, défend en tout cas rageusement sa cause.
Julie Brafman