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L'info insolite, le journalisme à l'état mythologique

Temps de lecture : 5 min

«Morte après une relation sexuelle avec un berger allemand: elle était allergique au sperme des chiens», «Une bière par jour, c’est bon pour la santé»: ces nouvelles insolites font pour beaucoup l'audience des sites internet.

Au Hakkeijima Sea Paradise de Yokohama le 15 novembre 2009, REUTERS/Yuriko Nakao
Au Hakkeijima Sea Paradise de Yokohama le 15 novembre 2009, REUTERS/Yuriko Nakao

Située dans une zone grise entre l’information et le divertissement, l’info insolite est un angle mort du journalisme, un sujet jamais évoqué dans les réflexions sur le journalisme. Pendant que les colloques de la profession s’épuisent à réfléchir sur le data-journalisme ou le webdocumentaire, les infos insolites font —avec d’autres— le sale boulot d’audience pour financer ces activités plus prestigieuses.

Vieille activité de la presse, Internet redonne une vigueur à l’insolite, pour une simple raison comptable. Une info est un clic, quelle qu’elle soit. L’audience des sites web d’information français est comptabilisée par Nielsen/Médiamétrie qui mesure chaque mois le nombre de visiteurs uniques, une donnée qui est ensuite présentée au marché publicitaire.

Le problème est que cet indicateur ne valorise pas les lecteurs fidèles mais les lecteurs de passage, puisqu’il compte le nombre d’internautes venus au moins une fois sur le site pendant un mois. Il est infiniment plus rentable de trouver 100 nouveaux internautes avec un article insolite racoleur repris en une de Yahoo Actualités (1) que de miser sur un article de fond qui séduira 100 fidèles du site.

L’info insolite circule toujours par le bouche-à-oreille journalistique, de reprise en reprise. La nouvelle part souvent d’un journal local, repris par les médias de son pays, puis atterrit sur des sites attentifs à cette sous-actualité comme celui de la BBC ou du Daily Mail, avant d’irriguer la presse du monde entier dans une version altérée par les reprises et traductions successives.

L’info finit généralement sa carrière sur les sites de tabloïds belges comme sudpresse.be ou 7sur7.be, très peu regardants sur le respect de la chaîne du froid de leurs informations.

Capture d'écran d'un article sur le site Sudpresse.be

Mais il serait injuste de blâmer les seuls tabloïds belges qui ne font que pousser au bout la logique journalistique en matière d’insolites. «La fiabilité de l’article insolite repose en fait entièrement sur la fiabilité des informations publiées par le média d’origine. Une fois la machine lancée et l’information diffusée dans le monde entier, difficile de revenir à la source et de réécrire l’histoire», écrit Grégoire Fleurot sur Slate.fr.

Comme on le voit sur cette triste affaire de sexe avec un berger allemand, les infos insolites ne sont souvent pas datées —ni même parfois localisées— contrevenant ainsi au sacro-saint principe des 5W (who, what, where, when, why) enseigné en première année de toutes les écoles de journalisme. Ce qui ramène directement à la narration mythologique, située elle aussi «dans un passé sans âge» (2).

Les infos insolites se perdent dans un temps mythologique, où la date n’a plus aucune importance. Citons par exemple cette histoire à la morale universelle dans laquelle une coiffeuse transforme en objet sexuel un homme qui tentait de la cambrioler.

L’histoire apparaît le 14 avril 2009 dans les colonnes du tabloïd Life.ru et connaît une première circulation dans les médias russes, comme The Moscow Times ou RT.com et fait une timide incursion dans les médias internationaux via des sites come The Inquisitr ou The Register.

Et puis le 12 juillet 2011, soit plus de deux ans après, le Daily Mail republie l’info dans un récit non daté. Les deux protagonistes de l’affaire gagnent au passage au nom, sans que l’on sache s’il est inventé ou non. Fait intéressant: l’analogie est faite avec une scène du film Pulp Fiction, faisant directement appel à l’imaginaire des lecteurs.

L’information connaît immédiatement une seconde vie et se propage dans les médias du monde entier: The Sun, Metro UK, 20 minutes Suisse, Entrevue, Sudpresse.be… Au passage, le journal irlandais The Independent rajoute un détail de pure fiction, un coup de pied dans les parties intimes du voleur.

Autre cas de journalisme à l’état mythologique qui fait un grand succès d’audience sur les sites d’information, la reprise des «études à la con» (3), du style «Faire l’amour souvent permet de vivre 10 ans de plus» ou «Les gros buveurs d’alcool vivent plus longtemps». Le site PhD Comics avait merveilleusement résumé la chaîne alimentaire d’une étude scientifique reprise dans la presse.

Jorge Cham, PhD Comics

La circulation de l’information se passe une nouvelle fois sur le mode du bouche-à-oreille journalistique, de reprises en reprises, de traductions en traductions. Plus on avance dans la chaîne de la reprise, plus la probabilité que le chercheur qui a produit l’étude soit interviewé tend vers 0. Comme avec les infos insolites, les «études à la con» vont être objectivées au fur et à mesure de leur circulation, la mention du nom du chercheur ou de l’université tendant à disparaître. Souvent, et notamment sur les sites d’info, les journalistes qui reprennent ces informations n’ont pas la moindre culture scientifique, et produisent ainsi un contenu de divertissement plus qu’un contenu scientifique.

Un contenu de divertissement ou plus justement, un contenu réappropriable. Au bout d’un certain nombre de reprises, un article sur une étude scientifique n’est à la limite plus qu’un titre, condition de cette réappropriation. Ces «études à la con» ont le propre d’être abondamment partagées sur les réseaux sociaux, comme cet article de Slate.fr, «Une bière par jour, c’est bon pour la santé» partagé par 25.000 personnes sur Facebook (quand un article classique pointe en dessous de 100).

Le lecteur agit face à ces articles comme un Grec ancien face au répertoire de la mythologie, il n’y croit que quand ça l’arrange. «Les Grecs croient et ne croient pas à leurs mythes; ils y croient, mais ils s’en servent et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus intérêt», écrit Paul Veyne (4). Le journaliste, en digne employé des industries culturelles, produit des récits que lui-même ne croit qu’à moitié, et où chacun peut y puiser ce qu’il y veut. Une étude scientifique vantant la consommation de bière sera partagée avec ses amis Facebook dans le but de justifier d’un clin d’oeil sa propre consommation.

Il est ainsi très simple de piéger la presse en inventant une fausse étude scientifique, comme l’avait fait le cabinet Aptiquant en prétendant que les utilisateurs d’Internet Explorer avaient un QI inférieur aux utilisateurs de Firefox ou de Chrome.

Le journaliste doit «respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître», proclame solennellement l’article premier de la Charte de Munich, document référence de la profession. Comment expliquer que le journalisme s’affranchisse à ce point de ses règles les plus élémentaires de la profession dès qu’il s’agit d’infos insolites ou d’études scientifiques, sans que cela ne choque personne?

Comme les Grecs, «une espèce de léthargie» (5), qui nous arrange bien quand le journalisme produit des récits sensationnels, nous empêche de nous rendre compte de l’activité fictionnelle de la presse. Les infos insolites et les «études à la con» sont consommées sur le mode du «Incroyable mais vrai» pour reprendre le titre d’une défunte émission de TF1. Ces articles perdraient tout simplement leur intérêt si nous ouvrions les yeux sur leurs conditions de production.

Vincent Glad

Article également paru sur Culture Visuelle - Les Internets

(1) Yahoo a passé des accords avec un certain nombre de sites d’information français (dont Slate.fr) pour reprendre les 2.000 premiers signes de leurs articles. À l’issue de ces 2.000 signes, un lien renvoie vers l’article d’origine, occasionnant ainsi une part non négligeable du trafic des sites français. Retourner à l'article

(2) Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Seuil, Collections Points Essais, 1983, p. 28 Retourner à l'article

(3) Selon le terme consacré dans les rédactions Retourner à l'article

(4) ibid., p. 94 Retourner à l'article

(5) ibid., p. 29 Retourner à l'article

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