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Le truc vraiment agaçant, lorsque je vais chercher de l’argent au distributeur de ma banque adorée (la Société Générale, pour ne pas la nommer), c’est qu’elle dispose du parc de «trous dans le mur» le moins sophistiqué de la planète. Non seulement on ne peut rien y faire d’autre que de retirer de l’argent mais surtout, on ne peut même pas choisir ses coupures. Du coup, je me fais régulièrement engueuler par la boulangère lorsque je dégaine un bifton de 50 pour payer ma baguette:
― Z’avez pas plus petit? J’ai pas d’ monnaie…
― Euh, non, désolé, j’arrive du distributeur et il ne donne que des gros billets…
― Ouais, ouais, tu parles. Mettez-vous sur le côté, j’ai du monde…
Pas très sympa, la boulangère. Tiens, même la machine bornée de la SocGen dit bonjour et au revoir. Bah, d’ici quelques années, je n’aurai plus à me prendre le chou avec l’une ou l’autre. Car figurez-vous que les banques et les opérateurs téléphoniques français, réunis au sein de l’Association européenne Payez mobile (AEPM), sont à deux doigts de nous fourguer des téléphones/terminaux de paiement permettant de se dispenser définitivement du liquide…
La mitraille qui déforme les poches de pantalons et glisse sous les coussins du canapé? Terminé. Les disputes avec le marchand de journaux, presque aussi désagréable que la boulangère? Fini. Bienvenue dans la «cashless society», où l’iPhone vous sert simultanément de carte de crédit, de porte-monnaie et d’améliorateur de relations avec les commerçants du quartier!
Sauf que les SDF sont les vrais perdants de l’histoire ―me suis-je dit une fois mon enthousiasme technophile retombé (je suis un peu maniaco-dépressif: je monte, je descends et je recommence). Car enfin, pensez-vous que ces grands utilisateurs de cash sonnant et trébuchant devant l’Eternel aient été consultés avant ce changement de paradigme fiduciaire (j’avais parié de caser «changement de paradigme» et «fiduciaire» dans cet article, c’est bon, c’est fait)?
«Tu parles!», comme dirait ma boulangère.
Et comment fait-on la manche, dans une société sans cash ?
«Le chèque a résisté à la CB, le cash résistera peut-être au smartphone…»
Nicolas Houery, le responsable de la communication de l’AEPM, admet qu’il ne s’est guère posé la question:
― C’est pas vraiment le genre de choses auxquelles on pense chez nos membres, même si je vois bien où le problème se pose. Mais de toute manière, cette inquiétude est très prématurée: le chèque n’a pas été tué par la carte bancaire et il se passera encore pas mal de temps avant que le mobile / terminal de paiement ne tue le cash…
― Ah bon, vous en faites encore beaucoup, vous, des chèques? Et n’est-ce pas le devoir des gens qui transforment le monde au plan technique de s’intéresser à leur impact sur la société?
― Oui oui, sûrement. Mais on n’en est pas à ce stade de la réflexion…
Hum, chez Slate, qui est un organe de presse solidaire et progressiste plutôt qu’un rouage du rouleau-compresseur du néolibéralisme apatride, on est à donf sur le coup: il y quelque 100.000 SDF en France, pour la plupart concentrés dans les grandes villes où se trouvent précisément les «early adopters» les plus susceptibles de passer au paiement par mobile dès son arrivée.
Et ce qui tient encore aujourd’hui pour de la science-fiction risque de devenir banal en deux ou trois ans.
Heureusement qu’on y pense, en fait, parce que ni la Société générale («Oui, maintenant que vous en parlez, ça peut être un problème mais non, on n’a pas travaillé sur cet enjeu»), ni Bouygues Télécom («Nous, nous sommes des opérateurs téléphoniques, ce n’est pas notre rôle de réfléchir à ces aspects de la mise en place d’un nouveau service») ne se sentent vraiment concernés non plus.
Homelessness 2.0
Notez que même chez Emmaüs, qui est pourtant assez au point question précarité, on s’avoue un peu largué sur la question. Spontanément, Marciane Pierre, responsable d’un centre d’accueil de jour dans le XIIe arrondissement de Paris, avoue d’ailleurs ne pas voir ça d’un très bon œil:
«Je crois que ce sera un nouveau facteur d’exclusion, même si ce n’est évidemment pas le but des gens qui souhaitent mettre en place ce type de dispositif plutôt pratique pour les gens bien insérés. Les SDF ont souvent des téléphones portables sans abonnement, c’est vrai, mais ils ne vont pas se retrouver propriétaires d’un téléphone haut de gamme attaché à un compte bancaire pour accompagner le mouvement… Il y aura bien entendu des stratégies de contournement puisqu’il y en a toujours, mais on a du mal à les concevoir. Surtout à un moment où on passe plutôt par une réduction des moyens d’aider des SDF toujours plus nombreux…»
La solution de contournement, de fait, passera vraisemblablement par les services type Kwixo, qui proposent du «paiement en P2P», c’est-à-dire des transferts d’argent d’individu à individu. On voit mal, toutefois, le donateur pressé coller son smartphone à celui du SDF 2.0 qu’il aura repéré sur le trottoir pour lui expédier son euro électronique.
Surtout s’il est sur iPhone quand l’autre préfère Android, vous savez ce que c’est.
En tout cas, le moins convaincu de tous, c’est Piotr, le type qui fait la manche juste sous mon distributeur Société générale depuis des années:
― Si les gens n’ont plus besoin d’aller au distributeur, il faudra que je change d’endroit. Ils me donnent toujours un petit quelque chose parce qu’ils se sentent coupable de retirer de l’argent. Un peu comme à la sortie de l’église…
― Mouais. Le problème, c’est qu’il n’y aura peut-être plus d’endroits intéressants du tout s’il n’y a plus de monnaie…
― Merde alors, c’est vrai. Putain de technologie moderne!
Hugues Serraf
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