Voici quelque mois, je suis tombée sur une voiture plutôt cool: une Jeep Cherokee des années soixante-dix, qui ressemblait à ça. J’ai toujours été fan des vieilles Cherokee —leur look robuste et militaire résonne avec mon côté femme des grands espaces.
Mais il y avait dans cette Cherokee quelque chose qui me plaisait tout particulièrement: sa couleur orange sanguine hypersaturée, riche et profonde. Elle présentait un contraste saisissant avec les voitures modernes qui l’entouraient, dont les couleurs —gris perle, blanc, nacré, argent, noir brillant— me paraissaient n’être que des déclinaisons d’un thème aussi uniforme qu’ennuyeux.
Comment se fait-il que les voitures modernes soient peintes de couleurs aussi tristes? Regardez les voitures des années 1970 ou 1980 —cette BMW vert pomme, cette Toyota Land Cruiser FJ60 bleu ciel, cette Volvo 140 orange, ou ce break Mercedes diesel vert avocat— vous trouverez des couleurs merveilleusement fantaisistes, des teintes audacieuses capables de faire honte à une rue entière de ces bagnoles d’aujourd’hui, si conservatrices.
Les voitures d’aujourd’hui sont souvent noires, blanches, grises ou argent. Et même quand elles ont une vraie couleur —rouge ou bleu, par exemple— elle sera généralement sombre et éteinte plutôt qu’éclatante. Que s’est-il passé?
Pigments et solvants
La réponse a quelque chose à voir avec nos goûts, et surtout avec les techniques de peinture. Les voitures d’hier (si l’on accepte de qualifier ainsi les voitures des années soixante au début des années quatre-vingt) étaient souvent peintes avec des pigments hypersaturés et éclatants, dans des couleurs qu’on ne retrouve que rarement sur des voitures actuelles. L’attrait de ces peintures tient autant dans leur rendu sur la carrosserie qu’à leur couleur. Les anciennes peintures sont posées à plat sur la carrosserie, sans les iridescences qui donnent l’illusion de profondeur. Et la finition, pas vraiment mate, est bien moins brillante que sur les voitures d’aujourd’hui.
Ces peintures anciennes sont presque certainement soit des laques acryliques ou des peintures émaillées. De la fin des années quarante jusqu’aux années soixante, les laques acryliques ont prédominé. Ces laques étaient des peintures à fort contenu en solvant, qui séchaient très vite et donnaient une finition très dure et brillante (quoique pas aussi brillantes que ce que l’on connaît aujourd’hui). Elles étaient bien souvent très pigmentées, ce qui permettait d’obtenir des couleurs très riches.
Mais avec le temps et l’exposition, cette finition dure et brillante devient fragile. La laque résiste mal à l’eau et aux rayons UV, qui ont tendance à affadir ces teintes vives. De plus, bien que ce ne fût pas une préoccupation majeure en ce temps-là, la haute teneur en solvant de la laque induit la dissipation dans l’atmosphère d’un grand nombre de composés organiques très volatils très néfastes pour l’environnement.
Les peintures émaillées, développées dans les années soixante, comportent moins de solvants: leur temps de séchage est plus long, mais elles sont plus durables et résistent mieux aux conditions climatiques. De plus, elles libèrent moins de composés organiques volatiles dans l’atmosphère. Cerise sur le gâteau, les peintures émaillées ont un aspect très proche des laques.
Dans les années soixante-dix, le contrôle qualité dans les usines étant moins strict qu’il l’est aujourd’hui, les constructeurs ont pu s’en tenir à des peintures riches en pigments mais fragiles et peu résistantes. Pour tout aggraver, les laques et peintures émaillées acryliques étaient monocouches, ce qui signifie que ces peintures n’étaient pas protégées par une couche de vernis incolore. Elles ont mal vieilli.
Selon Jerry Koenigsmark, qui a travaillé trente ans chez PPG, principal fabricant de peinture auto, bien des couleurs utilisées alors ne passeraient pas les tests aujourd’hui:
«La saturation et la profondeur de la couleur étaient bien supérieures, car on n’avait pas à l’époque toutes les normes que l’on doit respecter aujourd’hui —test d’adhésion, de résistance aux graviers, tests techniques. Si vous voulez une pigmentation correspondant exactement aux couleurs très saturées des années soixante, vous allez obtenir une peinture qui est fragile.»
Imaginez une voiture moderne: si vous la regardez à la lumière du jour, vous verrez un éclat si brillant que la peinture semble se mouvoir sous la surface. Ce que vous avez devant vous, c’est un vernis transparent polyuréthane qui explique à lui seul l’essentiel de la différence d’aspect entre les voitures des années soixante ou soixante-dix et les voitures modernes.
Aujourd’hui, on applique une couche de base, qui comporte les pigments, et un vernis transparent, qui ajoute une brillance intense. L’effet revient un peu à regarder une couleur vive sous l’eau —la couleur est entrecoupée, voire atténuée, par les réflexions renvoyées par la surface de la peinture.
Mais, en tournant autour de cette voiture imaginaire, vous remarquerez autre chose: la peinture scintille et chatoie, et sa teinte semble changer selon l’angle sous laquelle on la regarde. Cet aspect nacré est le résultat d’une autre grande mutation technologique intervenue au début des années quatre-vingt: le développement des peintures à effets à base de particules de mica.
On avait déjà avant les années quatre-vingt des peintures métallisées, mais elles étaient obtenues par incorporation de paillettes d’aluminium à la peinture. Ces peintures métallisées de première génération donnaient une surface très tendue et très réfléchissante (pour en avoir un bon exemple, regardez ce coupé Corvette 1957 couleur Aztec Copper).
«Le mica, indique Jane Harrington, responsable des couleurs chez PPG, donne aux couleurs un aspect plus lustré, voire précieux» —un nacré qui est difficile à décrire, mais évident dès qu’on le voit (ce Toyota Highlander en est un bon exemple).
Selon Harrington, aujourd’hui, on mélange beaucoup les couleurs avec de l’aluminium et du mica, avec des paillettes de taille différente qui ajoutent à la qualité dimensionnelle de la peinture. Ces peintures à effets sont appliquées sur la couche pigmentée de base et sous la couche de vernis brillant. Elles confèrent de la profondeur à la peinture, mais ont également tendance à la diffuser. Sous une forme ou une autre, elles sont omniprésentes ou presque dans les peintures automobiles modernes.
Pourquoi somme-nous si férus de voitures scintillantes aux reflets irisés? Selon Michelle Killen, designer en chef des peintures extérieures pour GM North America, c’est simple: ces peintures à effet font riches, or on peut les obtenir sans surcoût:
«C’est surtout le cas de nos jours. Du fait des sommes que l’on investit dans ces véhicules —hormis dans le cas du leasing, on les garde entre cinq et dix ans— on veut une voiture capable de conserver son allure luxueuse.»
Les peintures à effet, affirme Michelle Killen, sont plus aptes à souligner les courbes plus aérodynamiques et moins anguleuses des voitures modernes plus profilées. Si la voiture offre un aspect high-tech, ce doit aussi être le cas de sa peinture.
Exception faite d’un flirt avec le violet, au début des années quatre-vingt-dix, et d’une histoire d’amour avec le vert forêt à la fin des années quatre-vingt-dix, les 20 à 30 dernières années font figure d’ère de sobriété dans le monde des couleurs automobiles.
Votre goût, mais aussi le goût des autres
Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les couleurs de prédilection sont le noir, le gris, le blanc et l’argent (l’argent, en fait, fut dix ans durant la couleur la plus populaire, avant d’être récemment détrôné par le blanc). George Iannuzi, membre du conseil d’administration du Color Marketing Group (un bureau de style international qui se réunit régulièrement en vue de déceler quelles seront les couleurs du futur) rappelle que la perspective de la revente tend à influencer les goûts de l’acheteur dans un sens plus conservateur.
«Si vous envisagez d’acheter une voiture, vous envisagez aussi de la revendre d’ici cinq a six ans, et vous vous dites que votre acheteur sera plus enclin à acheter une voiture noire, argent ou blanche.»
J’ai pris conscience de la pertinence de l’observation lors d’un récent voyage sur la route 17 dans le nord du New Jersey: de chaque côté de la route où se succèdent les concessions automobiles, ce n’étaient que voitures noires, argent ou blanches.
Il existe aujourd’hui une petite niche pour les couleurs mates, vives, et simples. Chez GM, dit Killen, on sera plus enclin à choisir une couleur rétro pour une petite voiture, ou une sportive. Plus la voiture est petite, en fait, plus le constructeur aura tendance à lui donner une couleur vive. «Prenons une Coccinelle Volkswagen, confirme Harrington, je ne vois aucune couleur qui ne lui irait pas.»
En ce qui concerne les peintures dépourvues d’effets, Harrington confirme qu’on reste généralement dans le domaine du blanc, du noir, du rouge et du jaune.
«On a un peu cherché du côté du bleu ou du vert pour les peintures sans effets, mais au fur et à mesure de l’avancée d’un programme automobile, il y a toujours quelqu’un pour demander qu’on rajoute des paillettes.»
Il existe néanmoins des voitures de niche proposées en bleu «plat»: la Ford Mustang 2010 en Grabber Blue, ou la Toyota Scion en Voo Doo Blue, par exemple.
Il semblerait même que cette finition ultra-brillante à laquelle nous sommes habitués finisse un jour par passer. Les développements récents dans la technique des vernis permettent aujourd’hui d’obtenir des finitions mates. «Prenez n’importe quelle couleur dans mon catalogue, indique Killen, je peux lui donner une finition mate avec une couche de vernis. Les peintures ultra-brillantes ont fait leur temps. Le marché veut du nouveau.»
Le look mat, que l’on peut admirer sur cette Mercedes Benz Classe S est de plus en plus populaire sur le segment du luxe en Europe, et pourrait gagner du terrain en Amérique du Nord. Espérons que ce soit pour bientôt.
Julia Felsenthal
Traduit par David Korn