Alors que sort sur les écrans Love & Mercy, un biopic de Brian Wilson, nous republions cet article de 2011 consacré à la sortie de son plus célèbre projet, le longtemps inachevé Smile.
Au mur de mon appartement, j'ai collé une publicité en noir et blanc découpée dans un magazine en 2004:
«TROUVÉ! Vous avez perdu un album il y a 37 ans? Nous l'avons déniché. Un des disques les plus attendus de tous les temps répond au nom de Smile.»
Sept ans plus tard, cette promesse est enfin réalité: laissé de peu inachevé par les Beach Boys en mai 1967 et jamais officiellement commercialisé, l'album Smile sort le 31 octobre sous le nom The Smile Sessions.
A l'origine de ce sourire aussi mystérieux que celui de la Joconde, une symphonie pop de trois minutes quarante composée en 1966 par Brian Wilson, le leader du groupe, au prix de neuf mois de travail et 50.000 dollars: «Good Vibrations». Numéro un dans les charts américains et britanniques, ce single donne naissance à un ambitieux projet de «symphonie adolescente adressée à Dieu», un album concept provisoirement baptisé Dumb Angel («l’ange idiot») puis Smile. Et vite freiné par des conflits collectifs: l'énergie du groupe se consume dans ses négociations avec sa maison de disques Capitol pour créer son propre label, Brother Records, sur fond de royalties impayées, et les camarades de Brian Wilson, notamment le cousin Mike Love, goûtent peu les paroles opaques du compositeur Van Dyke Parks, invité sur l'album.
Mais c'est l'état précaire de Brian, aîné de la fratrie Wilson du haut de ses 24 ans, qui va ruiner le projet, entre autres du fait d'une consommation de drogues —afghan, speed et LSD– qui le laisse à la merci des «mauvaises vibrations». Un jour, il pense que son père Murry l'espionne via des micros installés chez lui ou dans sa voiture. Un autre, il va voir en salles L'Opération diabolique de John Frankheimer et se persuade, comme le personnage principal porte le même nom que lui, que le réalisateur et son rival Phil Spector conspirent pour lui «niquer le cerveau». Un autre encore, pour enregistrer «Fire», mouvement d'une suite consacré aux quatre éléments, il demande à toutes les personnes présentes de coiffer un casque de pompier: quelques heures plus tard, quand il apprend qu’un incendie a éclaté à Malibu, il croit que c'est sa chanson qui l'a déclenché...
«Doublé dans la découverte du Pôle Sud»
Alors qu'une bonne quinzaine de morceaux ont été ébauchés ou terminés et 400.000 pochettes imprimées, le coup de grâce viendra des Beatles, pourtant amis. Début 1967, Brian Wilson est à la fois émerveillé et découragé par les premiers échos de Sgt Pepper, autre album concept: en entendre des extraits équivaut pour lui, selon la formule superbe du critique Barney Hoskyns, à «ce qu'avait été pour Scott de se faire doubler par Amundsen dans la découverte du Pôle Sud»... Le 2 mai, Derek Taylor, le manager du groupe, signe l'acte de décès:
«Tous les morceaux de musique magnifiquement conçus, finement travaillés et assemblés avec inspiration ces derniers mois par Brian ont été mis au rebut.»
Inachevé mais fini, Smile? Son histoire ne fait pourtant que commencer –et ce n’est pas seulement celle d'un enregistrement chaotique ni d'une musique merveilleuse, où l'Amérique du Mayflower et de Mark Twain est repeinte aux couleurs du Summer of Love à venir, si proche et déjà mélancoliquement regretté.
«Pendant longtemps, je me suis concentré sur les aspects les plus épouvantables de l'enregistrement de cet album, [...] mais cela masque la beauté de ce qu'il essayait de créer», expliquera Elvis Costello au magazine Mojo en 2002. L'Anglais a raison, mais ces deux pistes en cachent une troisième, celle d'un disque dont le destin résume celui de la musique comme support enregistré. Jamais sorti sous la forme classique d'un album (et ce n'est toujours pas le cas, puisque l'édition «basique» de 2011 se compose de deux CD avec pistes bonus) mais glorifié, piraté, compilé, téléchargé, réinterprété, réenregistré.
Bref, un album que chacun s'est réapproprié dans une chanson de gestes mélomanes: collectionner la presse rock, compiler des morceaux, les échanger avec ses amis, s'en inspirer. Un vrai disque dont vous êtes le héros —et le héraut. Dont le statut, comme l'expliquait Van Dyke Parks dans une récente interview, «est le produit de l'imagination du public plus que de tout autre chose».
«Au revoir le surf, bonjour Dieu!»

«A California Saga»: les Beach Boys en couverture de Rolling Stone en 1971, photographiés par Annie Leibovitz.
Après son enterrement, Smile survit, dans un premier temps, grâce à la presse rock débutante. Au printemps 1966, le journaliste Jules Siegel s'entend dire par un jeune romancier auteur de deux romans, V et Vente à la criée du lot 49, et répondant au nom pas encore mythique de Thomas Pynchon, qu'il devrait «écrire sur les Beach Boys». Présent lors de l'enregistrement de Smile, il en tire vingt-cinq feuillets que son employeur, le Saturday Evening Post, trappe pour «manque d'objectivité».
Finalement publié en octobre 1967 dans son propre magazine, Cheetah, sous le titre «Au revoir le surf, bonjour Dieu!», l'article fait de Brian Wilson un «GENIE» en lettres capitales, «comme Bob Dylan et John Lennon», et évoque cet album «que personne d'autre que ceux qui l'ont entendu en studio n'écoutera, […] un cycle obsessionnel de création et de destruction qui a menacé non seulement sa carrière et son futur mais aussi son mariage, ses amitiés, sa relation avec les Beach Boys et [...] sa santé mentale».
La même année, Paul Williams, un jeune étudiant invité par Brian à écouter les acétates de Smile autour d'un joint, raconte «the album that never was» dans le magazine qu'il vient de créer, Crawdaddy! Et en 1971, un journaliste de Rolling Stone, Tom Nolan, exhume le projet pour le comparer à «cette chose incroyable qui arrive quand vous rencontrez une fille pour la première fois, cette période merveilleuse qui dure une semaine, un jour, une nuit».
«Quelqu'un sait où trouver un exemplaire?»
Repris dans des livres, ces articles deviendront eux-mêmes mythiques. «Quand nous avons sorti nos premiers singles, nous avions entendu parler de l’existence d’un livre étonnant mais épuisé, Look! Listen! Vibrate! Smile!», explique Robert Schneider, fondateur du groupe The Apples in Stereo et du label américain Elephant 6. «Nous cherchions si désespérément à l’avoir que nous avons mis une annonce dans nos sorties disant: "Si quelqu’un sait où en trouver un exemplaire…"»
«En lisant des articles et des livres, j’étais complètement fasciné par l’histoire de cet album et je me demandais si j’arriverais un jour à l’écouter. Les descriptions de certains morceaux étaient terriblement excitantes», renchérit Alan Boyd, un archiviste spécialiste des Beach Boys qui a collaboré aux Smile Sessions.
Pendant longtemps, Smile ne donne en effet à entendre de lui que quelques morceaux, comme autant de galets ramenés sur le rivage par le ressac des sorties et de la promo. Dès avril 1967, une émission de CBS présentée par le compositeur Leonard Bernstein, Inside Pop, montre ainsi Brian Wilson interpréter «Surf's Up» seul au piano.
A l'automne, la fresque «Heroes and Villains» atterrit elle, avec d'autres maquettes retravaillées, sur Smiley Smile, remplaçant hâtivement bricolé de Smile, puis «Cabinessence» sur 20/20, le dernier disque pour Capitol, en 1969.
Les albums Sunflower, en 1970, puis Surf's Up, en 1971, se ferment eux sur des morceaux de l'époque Smile réenregistrés sous l'impulsion des autres Beach Boys. Mais il faudra attendre 1985 et la sortie d'un documentaire très remarqué, The Beach Boys: An American Band, pour voir la légendaire ébauche de «Fire» refaire surface, le long d'un scopitone saisissant montrant Brian et les autres Beach Boys en studio, casque de pompier sur le crâne.
«Avec un pack de bières sous le bras»
Ces années 1980 sont surtout celles de l'arrivée sur le marché de bootlegs de Smile aux tracklists variables, assemblés par des petits labels et mis en circulation sous le comptoir. Un des biographes de Brian Wilson, Peter Ames Carlin, se rappelle ainsi avoir découvert l'album grâce à un disquaire compatissant:
«"Reviens la semaine prochaine", a-t-il chuchoté. "J'aurai quelque chose pour toi." Et vous revenez la semaine suivante avec un pack de bières sous le bras, avant de partir avec votre propre copie pirate de Smile.»
«J’ai récupéré les bootlegs dès qu’ils ont fait surface et les gens m’en envoyaient aussi des cassettes parce qu’ils savaient que j’étais fan», se souvient de son côté Marshall Crenshaw, une des gloires de la scène pop américaine du début des années 1980.
Cette circulation parallèle de l'album s’accélère encore durant la décennie suivante, avec le développement d'Internet.
«Au début des années 1990, j'ai découvert l'Internet à la fac et j'ai trouvé d'autres fans sur une liste de discussion. Je me suis totalement immergé dans la mythologie Smile et j'ai commencé à réaliser mes propres compilations et à les distribuer à ma famille et à mes amis, puis aux gens de la liste», se souvient un bootlegger anonyme. «Comme c'était longtemps avant le MP3 et que graver des CD était encore cher et compliqué, le moyen le plus efficace de les distribuer, c'était la cassette. J'ai aussi été contacté par d'autres gens qui avaient leurs propres cassettes personnelles de Smile, et il m'en ont fait des copies: ma collection a fini par atteindre une durée de quatre heures et demie.»
Parfois richement documentés et illustrés, ces bootlegs ne proposent pas seulement les morceaux disparus, mais de nombreuses versions alternatives: dans son livre Eat the Document, la romancière américaine Dana Spiotta dépeint un adolescent écoutant en boucle dix versions du morceau introductif «Our Prayer», «comme si vous étiez dans le studio quand ils enregistraient l'album, avec tous les échecs, le perfectionnisme intense, la frustration d'essayer de transposer dans le monde réel les sons que vous entendez dans votre tête». Une manière d'approcher le génie à nu qu'Elvis Costello résumera en racontant sa première écoute d'une démo de Surf's Up:
«C'était comme écouter une cassette de Mozart.»
«Est-ce que ça se vendrait?»
Car l'exhumation de ces joyaux constitue évidemment un choc énorme pour de nombreux groupes, de Wilco à Prefab Sprout, de XTC aux High Llamas. Sonic Boom, cofondateur du groupe britannique Spacemen 3 et producteur de MGMT et Panda Bear, en témoigne:
«J'ai entendu pour la première fois l'album fin 1987-début 1988. A l'époque, je passais beaucoup de temps en voiture entre ma ville de Rugby et le studio où j'enregistrais l'album Playing with Fire, dans un joli petit hameau des Cornouailles, et Smile tournait en boucle sur l'autoradio. J'étais stupéfait de l'étendue, de l'expérimentation, du son, de l'âme du projet.»
Face à ces bootlegs, les Beach Boys et leur label sèment encore quelques ébauches supplémentaires de Smile sur des rééditions et coffrets, notamment le monumental Good Vibrations de 1993, et évoquent de temps à autre la possibilité de terminer le disque —un coffret intitulé The Smile Era est même annoncé en 1995, mais ne sera jamais publié. La même année, pour que soit enfin résolu le plus beau puzzle musical du monde, le producteur Don Was suggère lui à Brian Wilson de distribuer Smile sous forme d'un CD-Rom de sept heures de sessions et de dire aux acheteurs: «A vous de le finir!»
Mais l'achèvement du disque reste un sujet lointain et douloureux pour l'ancien leader du groupe, témoin ces propos hésitants tenus en 1992 aux Inrockuptibles:
«Je crois que ça ne pourra pas marcher tant que les autres ne veulent pas. Mike [Love] ne voudrait pas. C'est l'un des leaders du groupe, je ne crois pas qu'il accepterait. Ça pourrait être intéressant, ouais... […] Il est possible qu'on sorte ce disque. Il faudrait qu'on se rencontre pour en parler et voir si c'est vraiment important. Est-ce que ça se vendrait? Est-ce que ça serait bien accueilli? Il faudrait réfléchir à tout ça avant de prendre cette... décision majeure de notre carrière.»
«Je voulais qu'il sorte avant ma mort»
Pour qu'il se décide à sauter le pas, il faudra qu'émerge, après les rééditions, coffrets et compilations, un autre phénomène rétro: le «concert-album». Après avoir joué l'intégralité, dans l’ordre, de l'album Pet Sounds en public en 2000, Wilson fait de même avec les morceaux de Smile en 2004, inaugurant sa tournée par le Royal Festival Hall de Londres. Puis choisit d'en enregistrer une nouvelle version avec son groupe de l'époque, les Wondermints. Comme s'il consacrait un tribute à sa propre jeunesse enfuie...
Une révélation pour certains fans: «Je n'ai jamais vraiment entendu Smile avant que Brian ne sorte sa version de 2004, c'est la première fois que je l'ai vécu à fond. Mon imagination n'était pas aussi puissante que sa vision», témoigne l'écrivain américain Lewis Shiner, dont un roman, Fugues, met en scène un fan qui voyage dans le temps pour aider Wilson à finir l'album.
«Je voulais qu'il sorte avant ma mort», affirme alors le musicien au New York Times. «Êtes-vous en train de mourir? —Non.» Et voilà que sept ans plus tard, Brian Wilson est toujours vivant et Smile vraiment ressuscité, à l'occasion du cinquantenaire des Beach Boys.
Le genre de miracle face auquel même certains croyants tournent païens. Dès février 2004, Slate clamait «Smile est mort, vive Smile», en s'inquiétant de ce que Wilson songe à déterrer cette «Arche perdue de la pop». La même année, le New York Times chipotait sur l'album réengistré, attribuant son accueil critique enthousiaste au «conte thérapeutique» que constituait la survie du musicien. Et en mars dernier, un critique chagrin du Guardian estimait que la publication du Smile de 1967 allait mettre fin au plaisir de la traque obsessionnelle...
«Une carte pour voler vers le soleil»
The Smile Sessions, exhumation macabre et joyeuse à la fois. Même si ses concepteurs les présentent comme une «approximation», puisqu’il n'existait pas de «plan» définitif de l’album au moment de son inachèvement, elles ont un goût de fin d'une époque. Symbolisent la perte d'une part de mystère, de rareté: nous serons toujours des archéologues pop mais plus des Indiana Jones, plutôt des savants de laboratoire installés devant leurs bases de données numériques.
Mais elles constituent aussi le formidable happy end d'une histoire de survie, d'un travail de mémoire: même abandonnée, une oeuvre d'art ne meurt jamais tout à fait. «Smile s'est transcendé lui-même. Il est extraordinaire que tellement d'années après avoir explosé en vol, il a ressuscité non pas une mais deux fois», résume Malcolm Leo, le réalisateur de An American Band.
«C'était un avertissement, comme l’histoire d’Icare: si vous volez trop haut, vous vous brûlez. Et pourtant, son histoire ne diminue pas votre envie de voler, elle vous donne l’idée d’essayer vous-même», s'enthousiasme Robert Schneider. «C’est comme ça que je le vois, comme une carte pour voler vers le soleil: son achèvement après tant d’années montre que vous pouvez remonter et finalement l’atteindre.»
La dernière fois que j'ai cherché mon bootleg dans ma collection de disques, il avait disparu, mais je sais que cet album est impossible à perdre. Les Beach Boys l'ont promis en toutes lettres, dans un proverbe indien semé comme un indice sur la pochette de Smiley Smile:
«The smile that you send out returns to you.»