Économie

La dangereuse spéculation autour des brevets

Temps de lecture : 3 min

Le monde croule sous les dépôts de brevet. Ce qui pourrait être une bonne nouvelle est en réalité le reflet du nouveau statut du brevet, devenu, plus qu'une arme économique, un véritable instrument financier.

Avalanche / Wetsun via FlickrCC License by
Avalanche / Wetsun via FlickrCC License by

Il fut un temps où l'aura technologique d'un pays se mesurait au nombre des brevets déposés par ses ressortissants. C'était l'époque, du reste, où l'INPI, l'institut national de la propriété industrielle, incitait les chercheurs français à protéger, bien plus systématiquement, leurs innovations.

Aujourd'hui, l'OCDE tire au contraire la sonnette d'alarme: le monde croule sous une quantité impressionnante de brevets dont la qualité ne cesse de se dégrader. Chaque année, près de 1,9 million de demandes de brevets sont déposées dans le monde! Dont, logiquement, un nombre croissant dans les Brics (Chine notamment) et les pays nordiques.

Mais cette augmentation n'est pas seulement un signe de bonne santé technologique: elle reflète surtout le nouveau statut du brevet, devenu, plus qu'une arme économique, un véritable instrument financier.

Ainsi, note l'OCDE, «l’empressement à protéger des améliorations même mineures de produits ou de services engorge les bureaux des brevets». Leur examen prend du coup de plus en plus de temps, ce qui nuit aussi aux véritables innovations, dont la mise sur le marché se trouve retardée.

Et au final, la qualité des brevets diminue: selon les experts de l'OCDE, elle aurait baissé d'en moyenne 20% entre les années 1990 et les années 2000.

Car le brevet constitue désormais un véritable placement. Quelques transactions récentes en témoignent: un consortium comprenant Apple, Microsoft et RIM (Blackberry) a ainsi déboursé 4,5 milliards de dollars pour racheter, à la barbe de Google, 6.000 brevets de l'ex-équipementier télécom canadien Nortel. Soit 750.000 dollars le brevet (environ 548.000 euros)...

Lequel Google reprenait un peu plus tard pour la bagatelle de 12,5 milliards de dollars les 17.000 brevets de Motorola, l'un des précurseurs des téléphones mobiles. Là encore, le prix moyen du brevet dépasse les 735.000 dollars.

De grands industriels qui n'innovent pas

De quoi redonner un peu d'optimisme aux actionnaires de Nokia, qui connaît actuellement un véritable trou d'air: avec ses quelque 30.000 brevets et demandes de brevets, la propriété intellectuelle du Finlandais se trouve ainsi valorisée à une bonne vingtaine de milliards de dollars.

Mais ces transactions record constituent une bien mauvaise nouvelle pour les «vrais» innovateurs. Et surtout les PME tentées par le marché mondial.

Car pourquoi ces géants de la high-tech dépensent-ils tant d'argent? Qui achète des brevets à un tel prix se trouve, fort logiquement, contraint de les valoriser en conséquence.

Ce que la plupart des grands industriels innovants n'ont, en réalité, jamais fait: Nokia, par exemple, a souvent affirmé qu'il dépensait presque plus en propriété industrielle qu'il n'engrangeait de revenus. Car ses brevets lui servaient surtout à contrôler des technologies clés lui permettant de lancer des produits innovants avant ses concurrents. Pour le reste, les Nokia, Motorola, et autres Ericsson, ont (presque) toujours accepté de négocier entre eux des accords de licences réciproques, leur permettant de développer des téléphones dont le standard serait reconnu partout dans le monde.

C'est d'ailleurs cette mise en commun des brevets pour des sommes réputées «raisonnables» qui a fait le succès mondial du GSM. Et ensuite permis de populariser des téléphones regorgeant de technologies (et donc de brevets): GSM, UMTS, Bluetooth, WiFi, etc.

Mais aujourd'hui, l'industrie a changé de structure: depuis une bonne décennie, ce sont les licences de ses brevets qui assurent la survie de Technicolor –ex-Thomson multimédia– dont les autres activités vivotent. Quant aux Apple ou autres Google, ils ne produisent quasiment rien eux-mêmes.

Dans ces conditions, les brevets peuvent servir à verrouiller leurs inventions –et à en exclure leurs concurrents. Ou, peut-être, tout simplement, à engranger des revenus supplémentaires.

Leur métier? Acheter des brevets

Le succès ces quinze dernières années des «trolls de brevets» leur montre en tous cas la voie! Les «patent trolls» sont des sociétés dont le concept, né aux Etats-Unis, est très simple: elles achètent, ou, tout simplement, prennent en dépôt –auprès de particuliers, d'universités, ou de PME– des brevets. Qu'importe leur qualité: elles intentent systématiquement des actions en contrefaçon aux industriels susceptibles d'utiliser l'un d'entre eux. Elles-mêmes ne réalisent aucune R&D, et n'ont aucune activité de valorisation de leurs brevets. L'essentiel de leur personnel est du reste constitué de juristes! Quant à leurs avocats, généralement rémunérés en cas de succès de la procédure, ils ne leur coûtent pas grand-chose.

Ces trolls ont à leur actifs quelques beaux succès financiers: il y a quelques années, le canadien RIM (inventeur du Blackberry) avait ainsi dû débourser 512 millions de dollars pour échapper aux tentacules de la société Network Technology Partners.

Apple s'est lui retrouvé piégé par un certain Mirror Worlds –réussissant toutefois à faire infirmer une condamnation de quelque 600 millions de dollars–, tandis que Nokia s'est longtemps battu contre Interdigital, et Microsoft contre Acacia Research...

Mais combien de PME n'ont pas les moyens de se livrer à d'éprouvantes –et fort coûteuses– batailles judiriques? L'inflation des brevets est décidément pour elles de funeste augure....

Catherine Bernard

Newsletters

Pourquoi le prix du tabac flambe et pas celui de l'alcool

Pourquoi le prix du tabac flambe et pas celui de l'alcool

Les verres de vin ou de bière ne sont pas logés à la même enseigne que les clopes. L'économie du secteur alcoolier y est pour beaucoup.

Les grandes entreprises françaises n'ont rien à envier à «Succession»

Les grandes entreprises françaises n'ont rien à envier à «Succession»

Les Arnault, les Mulliez, les Dassault… La France n'échappe pas à une règle qui se vérifie à travers le monde: son économie est dominée par de grandes familles.

Panique bancaire: la faute aux réseaux sociaux?

Panique bancaire: la faute aux réseaux sociaux?

La crise de confiance et la viralité des réseaux expliquent les récentes secousses bancaires.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio