Life

Au secours, mon père me suit sur Twitter

Temps de lecture : 7 min

J'ai créé un monstre.

Trois personnes âgées regardent un ordinateur JodyDigger via Flickr CC License by

Le piège était tendu; je l’ai compris trop tard. Il s’est refermé sur moi peu avant l’une de mes visites au domicile de mes parents. Mon père m’a appelé pour me faire part d’une requête particulière: «Tiens, Katherine, toi qui est calée question médias sociaux, tu ne voudrais pas me faire un petit cours la prochaine fois que tu passes à la maison?»

«Avec plaisir, répondis-je. Je t’apprendrai deux ou trois trucs.»

Mon père est loin d’être un spécialiste des gadgets électroniques, mais il a toujours été un utilisateur de la première heure. Il est la première personne de mon entourage à avoir acheté un BlackBerry; il s’est rué dans les magasins pour acheter l’iPad le jour de sa sortie. Et il a toujours porté beaucoup d’intérêt à l’influence de la technologie. Certains de mes amis pouffent de rire lorsqu’ils voient leurs parents utiliser une adresse mail pour deux, ou se débattre avec le clavier d’un portable pour envoyer un SMS; je me suis donc dit:

«Chapeau, papa. Toi, au moins, tu fais des efforts pour t’adapter.»

Mon père s’était inscrit sur Twitter, mais les subtilités de l’outil le déconcertaient quelque peu. Pouvais-je l’aider à voir tous les messages de ses followers? Comment fait-on pour retweeter? Comme promis, je suis venu lui faire un petit cours. J’ai installé TweetDeck sur son ordinateur. Je lui ai expliqué le fonctionnement du bouton «retweeter», j’ai lié sa page Facebook à son compte Twitter, et j’ai ajouté une colonne pour qu’il puisse suivre les tweets d’un site Web étudiant (qu’il supervise). «Mais c’est génial! Ça va vraiment me faciliter la vie! Je suis paré. Merci beaucoup, Katherine», s’est-il exclamé, au comble de la joie. Rien de bien compliqué.

Comment je suis devenue le centre de son Twitter

Lorsque j’ai aidé mon père à comprendre le fonctionnement de Twitter, je me suis rendu compte qu’il ne suivait que très peu de personnes, et que la plupart des tweets qui s’affichaient sur son compte étaient les miens. Peu de temps plus tard, j’ai compris que mon père lisait l’ensemble de mes messages. Dès que j’y mentionnais de la vie de tous les jours (si je demandais l’adresse d’un bon restaurant, si je parlais d’un concert auquel j’allais assister, ou si je faisais une remarque relative à une réunion d’affaires), mon père m’envoyait immédiatement un mail pour me recommander une bonne table, me souhaiter une bonne soirée ou me demander comment s’était passée la réunion.

Au début, je m’amusais de voir mon père suivre mes moindres faits et gestes, et ses mails avaient un petit quelque chose d’attendrissant (il aurait pu se contenter de me contacter sur Twitter). Je lui ai demandé comment il s’y prenait pour lire l’ensemble de mes tweets et pour répondre si rapidement. «Oh, j’ai réglé une alarme sur mon BlackBerry; elle sonne à chaque fois que tu tweetes», me répondit-il. Soudain, j’ai compris que j’avais créé un monstre. A ses yeux, Twitter n’était plus une curiosité; c’était un outil de surveillance parentale, qu’il utilisait avec un enthousiasme de tous les instants.

Ainsi, mon père surveillait la moindre de mes pérégrinations électroniques. Cette idée me laissait perplexe. Mes parents ne s’étaient jamais comportés en chiens policiers –ni avec mon frère, ni avec moi. Ils nous avaient toujours encouragés à être indépendants, à voyager seuls et à prendre des décisions importantes –sans jamais mettre leur grain de sel. Ils adoraient discuter avec nous, quel que soit le sujet, mais ils n’étaient certainement pas du genre fouineurs. Twitter a tout changé. Il y a quelque temps, mon petit ami et moi-même caressions l’idée de passer nos vacances à Beyrouth (Liban). Sur Twitter, j’ai demandé à mes followers s’ils avaient déjà séjourné dans ce pays, et s’ils avaient des conseils à me donnés. Mon père m’a envoyé un email peu après: «Rassure-moi, tu parles bien de Lebanon [Liban, en anglais], la ville de Pennsylvanie? Tu ne compte pas te rendre au Liban, j’espère!»

«Est-ce que je veux en parler avec papa lors de notre prochaine conversation?»

Nos conversations téléphoniques commençaient de plus en plus souvent par un compte rendu d’une dizaine de minutes; il passait en revue l’ensemble des tweets que j’avais postés depuis mon dernier coup de fil. Mon père a toujours été un supporter infatigable, un véritable agent de relations publiques pour mon frère et moi (au point de nous faire honte à certaines occasions). J’ai fini par comprendre qu’il ne cherchait pas tant à me surveiller qu’à glaner des anecdotes personnelles (qui l’enthousiasmaient peut-être un peu trop): «Tu as rencontré Norah Ephron!!»; «Tu as eu la chance de visiter le siège de Facebook!!!»; «Tu as fait un pique-nique dimanche dernier!!!»; «Tu as préparé du canard rôti!!!»

Je consacre la plupart de mes tweets à mon travail ou à l’actualité, mais ceux qui parlent de ma vie (une fois sur dix, environ) constituaient une source constante d’anecdotes pour mon père; anecdotes dont il était privé depuis que j’étais partie à la fac.

J'ai toujours su que Twitter était un outil d'expression publique, et qu'il était hors de question d'y poster des messages peu professionnels. Et pourtant, je m'y amusais désormais un peu moins; lorsque je tweetais quelque chose, je savais que j'allais devoir en discuter avec mon père (même lorsque je ne contentais de parler d'une visite dans une galerie d'art). Si j'avais voulu lui en parler, je l'aurais fait.

Lorsqu'une femme adulte vit à plusieurs centaines de kilomètres du domicile parental, elle n'est pas obligée de dévoiler l'ensemble de ses projets de week-end, ou de raconter ses journées de boulot à son cher papa (en précisant lequel de ses commentaires a enchanté –ou non– la salle de rédaction). Si je faisais allusion à tel ou tel sujet sur Twitter, il me fallait être prête à en parler plus tard. Je ne pouvais pas bloquer le compte de mon père. C'était au dessus de mes forces. J'ai donc mis en place un petit test. Avant d'écrire un tweet, je me posais cette question: «Est-ce que je veux en parler avec papa lors de notre prochaine conversation?»

Twitter, le soutien paternel à distance

Lorsque j'ai commencé à comprendre l'ampleur qu'avait pris la surveillance paternelle, j'ai fini par le taquiner à ce sujet; sans parvenir à le décourager. Lorsque je lui rendais visite, il faisait exprès de me poser certaines questions en présence d'autres personnes: «Tiens, au fait, tu as combien de “followers” sur Twitter, Katherine? Plus de mille, non? Tu as dépassé les mille cinq cents? Vous vous rendez compte, elle a plus de mille cinq cents followers!», se rengorgeait-il devant l'assistance. Pour lui, ce chiffre dénotait d'un certain prestige –et cette idée le mettait en joie. «Moi, je n'en ai que deux cents!», ajoutait-il parfois. Mais tout père ne rêve-t-il pas de voir ses enfants le dépasser un jour?

C'est sans doute lorsque Slate.com a lancé The Slatest (agrégateur de contenu supervisé par mes soins) que la twittermania paternelle a atteint son point critique. Ayant percé les mystères de la fonction retweet, il s'empressait d'en faire usage à chaque fois que je mentionnais le lancement sur Twitter; chaque message était retweeté quelques minutes après sa publication.

Il fut l'un des premiers followers du compte Twitter de The Slatest, qui n'en comptait alors que peu; du coup, les messages de mon père constituaient les sept dixième de la liste des @mentions. Dans son esprit, une telle démarche ne pouvait que contribuer à mon succès –et j'en étais consciente. Après tout, ça fonctionne comme ça, les médias sociaux, non? Il lui suffisait de cliquer sur un bouton pour me soutenir.

The Slatest le passionnait à un tel point qu'il est allé jusqu'à m'appeler au travail. A deux reprises. Pour mon père, le travail, c'est sacré. Je me ne serais jamais attendue à ce qu'il m'appelle aux heures de bureau; je pensais qu'il n'oserait le faire qu'en cas de force majeure (pour m'annoncer un décès, par exemple). Mais là encore, Twitter avait changé la donne. Les tweets étaient si instantanés qu'il ne pouvait s'empêcher de répondre illico. «J'ai lu ton tweet et je suis tellement excité que je ne peux pas m'empêcher de te féliciter à nouveau! Comment ça va, sinon?»

Après le père, la mère

Je me suis peu à peu détournée de Twitter. Je me contentais désormais d'y poster les liens des articles qui attiraient mon attention. Lorsque je voulais parler de mon quotidien (ce qui arrivait de plus en plus rarement), je le faisais sur ma page Facebook. Mon père n'était pas un grand amateur de Facebook, et il ne savait pas comment recevoir les mises à jour de mon statut sur son téléphone portable. Il me parle encore de mes tweets, mais il s'est un peu calmé avec le temps; je lui fournis moins de motifs d'excitation. Peut-être a-t-il fini par se lasser. Peut-être a-t-il décidé de suivre d'autres utilisateurs; mes messages se seraient alors perdus dans le flot de leurs tweets.

Ma mère a un compte Twitter, elle aussi, mais elle a été épargnée par ce vent de folie. Penaude, elle m'a avoué un jour qu'elle ne lisait pas l'ensemble de mes tweets, et que mon père la tenait au courant des informations les plus importantes (ce qui me convenait parfaitement!). Lorsque l'enthousiasme de mon père est retombé, j'ai cru que cette période de surveillance électronique était définitivement révolue. J'ai récemment demandé à mes followers de me soumettre des suggestions pour une série d'articles, qui s'étendrait sur quatre semaines. Un email est soudain apparu dans ma boîte de réception. C'était ma mère. «Je viens de voir ton tweet, et je voulais te dire...»

Katherine Goldstein

Traduit par Jean-Clément Nau

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