Économie

Bienvenue au pays des marges arrières

Temps de lecture : 3 min

Comment se fixent les prix dans la grande distribution.

La semaine dernière, Bruno Askenazi signait un article sur le jugement des Français qui trouvent les prix des produits alimentaires injustes. Une vision faussée par la valse permanente des étiquettes, à la hausse comme à la baisse. En commentaire, un des habitués des commentaires de Slate.fr, Corto74  ajoutait des précisions sur le rôle des marges arrières dans la fixation d'un prix. Corto74, «acteur pendant dix ans du système de la hausse artificielle des prix» comme il se présentait, alors a accepté, à notre demande, d'expliquer ce qui se cachait derrière la valse des étiquettes... JH

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Pour un distributeur comme Auchan ou Carrefour, il n'y a pas 36 façons de gagner de l'argent, il n'y en a que deux.

1/ Acheter des produits et les revendre avec une marge (différence entre le prix d'achat hors taxe et le prix de vente public), c'est ce qu'on appelle la marge avant. La régulation des prix sur le marché se fait par le biais de la concurrence. Si mon pot de café soluble 200gr à 3,96€ est moins cher chez Carrefour, pourquoi aller chez Auchan? Cette première technique n'est pas nouvelle et est pratiquée par tout commerce qui se veut durable.

2/ Acheter les produits aux fabricants après âpres négociations en leur demandant en plus de participer à l'effort de distribution, c'est ce que l'on nomme pudiquement les marges arrières. Cette deuxième façon de faire de l'argent est plus subtile car quasiment inconnue du grand public ; et assez curieuse car ce faisant Auchan, Carrefour et consorts imposent aux fabricants qu'ils payent s'ils veulent que leurs produits soient commercialisés dans leurs hypers, supers et autres surfaces de vente.

Ainsi si le lapin veut que ses piles soient vendues dans les linéaires, il devra verser aux enseignes des rémunérations variables calculées selon différents barèmes issus de toutes aussi âpres négos (dans le jargon, on dit négos et pas négociations).

Ces rémunérations dont l'addition sont appelés marges arrières portent des noms étranges: remises de fin d'année, paliers de chiffre d'affaire, position privilégiée en linéaire, promo-catalogue, mise en avant, têtes de gondoles, communication des statistiques de vente, participation à l'anniversaire de l'enseigne, remise aux détenteurs de carte de fidélité, bref tout un éventail de solutions «proposées» aux fabricants pour qu'ils vendent plus et mieux dans les rayons.

Revenons à notre lapin.

Chaque année, il fait le tour des centrales d'achats et discute avec les acheteurs des modalités de ces marges arrières: si l'enseigne vend 10% de piles en plus que l'année dernière, le lapin donnera une petite contribution supplémentaire au distributeur; si l'enseigne fait un gros encart sur les produits du lapin dans ses catalogues, le même lapin versera à nouveau une contribution volontaire. Une photo dans un catalogue peut être facturée  plus de 50.000€ au fabricant.

L'acheteur et le directeur commercial vont donc négocier sur le nombre de photos à paraître dans l'année, du montant des remises de fin d'année et des pourcentages applicables à celles-ci, des volumes à écouler, du prix d'une tête de gondole, du prix à payer pour que les produits soient placés à hauteur des yeux etc... petit à petit, les marges arrières s'accumulent jusqu'à atteindre de telles sommes que curieusement, toutes les enseignes ont aujourd'hui des centrales d'achats nationales mais aussi internationales. Ces dernières se trouvant généralement en Suisse, pas trop loin de l'aéroport de Genève pour certaines d'entre elles, là où l'imposition sur les profits est moins élevée...

Autre curiosité du système, l'harmonisation des prix de vente public. Prenez le pot de café soluble, dans toutes les enseignes, il est au même prix de référence de 3,96€. Vous pourrez le trouver plus cher, jamais moins cher! Etrange? Pas du tout. Les grandes marques ne veulent pas que le prix de leur produit soit «bagarré» et laissent donc les enseignes pratiquer des prix plancher: le prix d'achat facturé + la TVA = le prix de vente public. Ainsi sur le prix affichés, Auchan, Carrefour, Cora et consorts ne gagnent rien, l'honneur est sauf, pas de guerre sur les prix! La loi est respectée, pas de vente à perte! Les enseignes sont rémunérées en arrière...

Là où c'est nettement moins drôle, c'est lorsque l'on considère le pourcentage global que représentent ces mêmes marges arrières. Sur les piles du lapin, elles peuvent atteindre 50% du prix d'achat HT facturé, 30% sur le jambon sous vide, 12 à 20% sur l'électroménager...Tout dépendra des capacités de négos de l'acheteur et du budget prévu à cet effet par le fabricant.

Car finalement, aujourd'hui, distributeurs et fabricants s'accommodent bien de ces sacrées marges arrières. Certains fabricants et distributeurs en arrivent à négocier uniquement les prix d'achats nets /nets, débarrassés de toutes remises, rabais et ristournes et autres contributions ; une fois d'accord sur ce prix déshabillé, il n'y a plus qu'à le rhabiller en fonction des impératifs légaux et/ou commerciaux des parties prenantes.

De nombreuses lois, type Galland ou NRE, ont bien tenté de mettre un holà à cette dérive discrète qui contribue aussi à la hausse des prix et ne facilitent pas la saine concurrence. Peine perdue, distributeurs et fabricants s'entendent si bien en fin de compte. Mais à ce jeu là, les petits distributeurs et les petits fabricants n'ont, eux, pas forcément les moyens de s'entendre aussi bien pour se dorer la pilule au soleil de la grande consommation.

Corto 74

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