Si le son de l’album Nevermind de Nirvana a été décortiqué à l’envi, depuis des années, par tous les critiques rock, il est une chose que presque personne n’a évoquée durant la semaine de commémoration qui vient de s’écouler: à quel point Kurt Cobain ne supportait pas la production de l’album.
«Maintenant que j’ai du recul sur la production de Nevermind, je me sens terriblement mal à l’aise» avait ainsi déclaré Cobain au journaliste Michael Azerrad dans son ouvrage intitulé Come as You Are: The story of Nirvana, sorti en 1993. «Ça ressemble davantage à un disque de Motley Crue qu’à un disque de punk-rock.»
Il ne s’agissait pas là d’un commentaire isolé, mais d’une sorte de mantra, régulièrement exprimé par Cobain lors de nombreuses interviews données à la même période. Son dégoût pour la production -trop commerciale à son goût- de l’album est fréquemment mentionné dans le livre d’Azerrad. Il est tour à tour présenté comme «de la merde sirupeuse» ou comme «insupportable.»
Cobain ne se félicitait que d’une chose: que la production, très léchée, n’ait pas totalement effacé l’émotion qui ressort des chansons. «Quand j’écoute Nevermind, je déteste la production, mais l’album a pourtant quelque chose qui peut me faire pleurer de-ci, de-là», confie ainsi Cobain à Azerrad, tout en se demandant si les chansons de l’album suivant, in Utero, vont, par comparaison, tenir la route sur le plan émotionnel.
La version «Super Deluxe» de la réédition de Nevermind
La torture rituelle que Cobain s’infligea sur les caractéristiques commerciales de Nevermind peut être aujourd’hui tenue pour un des mythes fondateurs de la légende de Nirvana. L’insatisfaction manifestée publiquement par le groupe le poussa dans les bras du demi-dieu du post-punk, Steve Albini, qui fut donc le producteur –ou comme Albini le dit: «l’ingénieur»- de l’album In Utero.
Dans la galerie de portraits de la légende Nirvana, Steve Albini est le yang désabusé du yin guilleret Andy Wallace, le prodige placé aux manettes de la production de Nevermind par la maison de disque. (Il mit la batterie et les aigus en avant en les compressant et nettoya une partie du son sur les pistes de guitare de Cobain.)
La version «Super Deluxe» de la réédition de Nevermind nous permet d’entendre, pour la première fois, la version originale, mixée par Butch Vig, avant que Wallace ne repasse derrière lui. Ce disque devrait faire du bruit. Surtout si l’on considère que le reste des rééditions de Nevermind ne contient pour toute nouveauté que de nombreux «inédits» que les vieux fans connaissent déjà (et dont ils n’ont que faire).
Vig, aussi doué pour sortir des disques pop (Muse, Smashing Pumpkins) que plus bruyants (Sonic Youth, Helmet) avait été choisi par le groupe pour produire le second album, avant l’arrivée de Dave Grohl à la batterie et alors que Cobain pensait que Nevermind sortirait sur Sub Pop, label indépendant. C’est finalement Geffen qui allait le sortir, mais lorsque le marché fut conclu, Butch Vig avait déjà une bonne connaissance des morceaux, puisqu’il avait produit les démos qui avaient décidé cette grosse compagnie de disques à signer Nirvana.
Il est donc étonnant de constater à quel point le mix original de Vig est à ce point ignoré et déconsidéré, y compris par Vig lui-même. Un article paru cet été dans Rolling Stone, qui passait en revue le contenu du coffret commémoratif, qualifiait ce premier mixage de «désastreux». Un jugement confirmé par Vig, qui racontait: «Je faisais la balance de la batterie et des guitares et Kurt se pointait et me disait, ‘vire les aigus, j’ai envie que ça sonne comme du Black Sabbath.’ C’était plutôt casse-couilles.» Pour ajouter encore à la blague, la version de Vig (dite «Devonshire Mix»), n’est que le troisième CD du coffret le plus complet et le plus cher de toute la série de rééditions. Il doit donc être considéré comme une friandise à destination des fans les plus enragés.
Ce n’est pourtant pas la première fois que cette controverse Vig-Wallace est évoquée depuis le suicide de Cobain. En 2001, le biographe de Cobain, Charles Cross, rappelait dans son ouvrage, Heavier than Heaven, que Cobain n’avait consenti aux retouches de Wallace que sous la pression constante des directeurs du label, un «lobbying on ne peut plus difficile.» Cross citait ensuite Wallace qui déclarait : «Tous autant que nous étions, nous voulions que cet album ait un son aussi puissant et dense que possible.» (Reconnaissons-le: c’est réussi!)
Par un des tournants dont seule l’histoire a le secret, la seule personne à défendre la version de Butch Vig de Nevermind n’est autre que… Steve Albini. Cet été, sur le forum officiel de son studio d’enregistrement, Electrical Audio, Albini écrit :
«Lors de l’enregistrement d’In Utero, le groupe diffusait parfois d’anciens enregistrements en cabine, comme référence, où quand un des membres essayait de décrire un passage à un des autres. Ils avaient une cassette du premier mixage (brut) de Nevermind et il déchirait juste 200 fois plus que ce dont je me souvenais de la version officielle. Butch Vig était un excellent ingénieur du son et il a entretenu d’excellentes relations avec tous les groupes bruitistes qu’il a pu enregistrer dans les années 1980. Les disques de Killdozer, des Appliances et des Laughing Hyenas avaient un son fantastique et qui correspondait parfaitement aux groupes. Cette version de Nevermind sonnait de la même manière et on comprenait pourquoi ils avaient voulu bosser avec lui.»
Lorsque l’on écoute ce fameux Devonshire mix, on comprend parfaitement où Albini veut en venir. La batterie de Grohl n’est pas aussi tranchante et propre que dans le mix final, et cette légère perte de puissance est généralement compensée par le son plus ample de la guitare de Cobain, qui sonne parfois de manière inédite alors que ce sont les mêmes prises qui furent utilisées sur le Nevermind sorti en 1991.
«Un nouveau témoignage des instincts plus bruitistes de Cobain»
On peut donc se poser chez soi et se prendre pour le directeur anxieux d’une grosse maison de disque qui écouterait la fin du solo de Cobain sur «Smells Like Teen Spirit» se prolonger d’un feedback à un autre sur le couplet suivant. (Ces notes ont été lissées et mixées plus en retrait sur la version de Wallace.) Le refrain de «In Bloom», qui moque les «jolies chansons» que certains apprécient chez Nirvana sans en comprendre le sens, a une résonance toute différente lorsqu’il est soutenu par une suite d’accords qui semblent grésiller dans les écouteurs.
La manière même dont Cobain hurle le mot «TRUTH» au début du troisième couplet de «Lounge Act» est capable de tirer des larmes au plus blasé des inconditionnels de Nevermind. Mais ce mot est également porteur d’une intensité que Cobain ne parvient pas vraiment à maintenir sur la suite du couplet et l’on peut donc comprendre que Wallace l’ait noyé en y ajoutant un peu de réverb. Voilà un mot lourd de sens et pourtant altéré de manière notable: Truth/Vérité. Et voilà le genre de différences qui expliquent les regrets régulièrement mentionnés par Cobain sur le mixage d’un album qui fut pourtant plusieurs fois disque de platine.
Nous savons déjà que la personnalité de Cobain était multiple, tant dans sa production artistique que dans ses influences souterraines (il suffit d’écouter in Utero). Mais si l’on excepte les versions acoustiques des hymnes du groupe, nous n’avons jamais véritablement disposé de l’opportunité d’écouter les deux pendants de sa sensibilité artistique, appliqués aux mêmes chansons.
Il existe de nombreuses raisons qui feront que le mix de Butch Vig ne remplacera jamais le Nevermind canonisé pour la plupart des fans: on aimerait monter le volume de la batterie sur «Breed» et, à mes yeux, il manque, sur «Territorial Pissings» une piste de guitare rajoutée après le mixage initial. Mais si l’on fait abstraction de ces défauts, on ne peut qu’être ému et se sentir privilégié de disposer de la version différemment mixée de certaines des meilleures chansons de Cobain, et qui sont également un des meilleurs enregistrements du groupe en studio.
L’industrie déjà ancienne de Nirvana ne s’est guère montrée généreuse avec les consommateurs, et les grands coffrets ont généralement tendance à contenir du matériel peu intéressant en omettant un ou deux titres clés, ou d’innombrables lives qui ne se distinguent guère les uns des autres. Malheureusement, le Devonshire mix n’échappe pas à la règle: il ne se trouve que dans le coffret de luxe, très cher, de la réédition de l’album. Mais je vous donne un petit tuyau: les onze pistes du Devonshire mix sont en vente à la carte sur iTunes. Pour un peu plus de 14 euros, vous pouvez disposer du meilleur album posthume de Nirvana depuis la sortie du MTV unplugged, et pour un prix raisonnable.
La version officielle de Nevermind demeure, malgré cela, aussi évidente qu’à sa sortie –et elle semble même intemporelle, un classique. Elle est tellement bien qu’elle n’a pas même besoin que des journalistes continuent de l’encenser (ni même, soyons honnêtes, d’être rééditée). Mais le mix de Butch Vig n’a pas à la reléguer au second plan pour être important. Offrant un nouveau témoignage des instincts plus bruitistes de Cobain, cette version de Nevermind mérite toute notre attention.
Seth Walls
Traduit par Antoine Bourguilleau