Lorsqu'il s'agit du café et de la santé, les vieux grincheux ne peuvent s'empêcher de crier au scandale; le chroniqueur Andy Rooney est de ceux-là. Les scientifiques nous disaient que le café était néfaste, bougonne-t-il; et aujourd'hui, ils prétendent qu'il est bon pour notre corps. Mais pourquoi leur faire confiance?
Rooney se plaint, mais il n'exagère pas lorsqu'il affirme que les études consacrées au café ne cessent de se contredire. Selon une analyse datant de 2010, le café pourrait augmenter les risques de cancer du poumon. Mais une étude publiée en juin dernier estime que la consommation du breuvage serait associée à une diminution de 60% du risque de cancer avancé de la prostate –et une autre, plus récente encore, montre que la consommation de café réduirait le portage nasal de bactéries résistantes aux antibiotiques.
Ces dix dernières années ont vu la publication de centaines de travaux de recherche traitant des effets positifs et négatifs du café sur notre santé. Qu'en est-il véritablement?
Le café: ange ou démon?
La génération Starbucks n'est pas la première à être bombardée d'études contradictoires sur les bienfaits du célèbre breuvage. Les études épidémiologiques sont certes une invention moderne, mais les points de vue opposés sur le café –ange ou démon- sont aussi anciens que le café lui-même. Avec sa couleur noire, ses saveurs corsées et ses propriétés psycho-actives, le café s'est toujours attiré la fascination et la méfiance des civilisations qui ont croisé sa route; c'est ce que raconte Mark Pendergrast dans son ouvrage Uncommon Grounds: The History of Coffee and How it Changed the World.
Pendergrast nous y enseigne que le café a inspiré diverses activités intellectuelles -et souvent irrévérencieuses– à ses amateurs au fil des siècles; et ce au prix de nombreux scandales. Un gouverneur de la Mecque fit ainsi interdire le breuvage après avoir entendu les clients d'un café se moquer de lui dans son dos.
En 1674, des femmes londoniennes ont estimé que leurs maris passaient trop de temps dans les cafés (qu'ils fréquentaient souvent pour dessaouler après une soirée au pub); agacées, elles firent imprimer des tracts expliquant que le breuvage rendait impuissant. Les hommes contre-attaquèrent avec un tract de leur cru, affirmant que le café dotait le «sperme d'une certaine spiritualessence». En 1679, des médecins français s'en sont violemment pris au breuvage, l'accusant de «priver peu à peu les gens des plaisirs du vin».
Pendergrast attribue l'inquiétude moderne quant aux effets du breuvage à C. W. Post, inventeur du XIXe siècle et créateur du Postum (un succédané de café à base de céréales). Les affiches publicitaires du Postum mettaient les consommateurs en garde contre les dangers du café; on apprenait ainsi que le breuvage provoquait des «problèmes cardiaques», des «névralgies» et des «épuisements du cerveau».
Les avertissements de Post n'étaient appuyés par aucun fait scientifique –mais dans les années 1960 et 1970, des études épidémiologiques établirent un lien entre la consommation de café et l'apparition de grosseurs aux seins, de troubles cardiaques et de cancers de la vessie. Ces premières études faisaient elles aussi fausse route, mais la drogue matinale favorite des Américains s'est à nouveau retrouvée au centre de toutes les inquiétudes –et ces inquiétudes étaient cette fois formulées dans le langage de la santé publique moderne.
Des résultats contradictoires
Quelques recherches actuelles laissent toutefois à nouveau entendre que le café est mauvais pour la santé. L’analyse d’une vingtaine d’études révèle ainsi que les amateurs sont plus susceptibles de développer un cancer des voies urinaires (20% de risques en plus). Selon une méta-analyse datant de 2010, les grands consommateurs de café s’exposent à un risque accru de cancer du poumon. Chez les femmes, le café peut affaiblir la densité osseuse et augmenter les risques de fractures –de nombreuses études montrent par ailleurs qu'il peut entraîner une hausse des chiffres de la tension artérielle.
D’autres études vantent au contraire les bienfaits du café: les buveurs auraient ainsi moins de risque de développer un cancer du foie, de l’endomètre et de la prostate, ou de contracter les maladies d’Alzheimer et de Parkinson.
Il est donc particulièrement frustrant d’essayer d’évaluer les effets du café en se basant sur ces travaux. Une plus grande résistance face à la maladie d’Alzheimer mérite-t-elle de s'exposer à un risque accru de cancer des voies urinaires? Lorsqu’on formule la question de cette manière, on est vite tenté de piquer une crise de nerfs façon Andy Rooney: le café est-il bon ou mauvais pour notre santé? Qui peut nous le dire?
Une drogue?
Peut-être l’ambivalence des scientifiques reflète-t-elle nos sentiments contradictoires à l’égard du fameux breuvage. Le café est un produit agréable aux effets psychotropes (et c’est à ce statut de drogue –aux effets pour le moins puissants– qu’il doit sa popularité). Une substance susceptible de nous donner un coup de fouet ne peut être tout à fait respectable. Les amateurs sont incapables de fonctionner sans leur dose quotidienne –mais cette dépendance inavouable ne fait qu’ajouter du charme au breuvage.
Est-ce à dire que les travaux de recherche les plus sérieux, examinés par des pairs, pourraient être influencés par nos états d’âme? Cette théorie peut paraître étrange –mais l’avalanche de données faisant état des bienfaits et des dangers du vin, du chocolat (et même de la marijuana) tend à prouver le contraire. Les scientifiques nous disent ce que nous voulons entendre: dans la vie, le plaisir et la souffrance vont souvent de pair.
Nous avons d'ailleurs toutes les raisons d'être sceptiques. Selon Melissa Wellons, médecin-chercheur de l'université de d'Alabama (et auteure d'un article sur les bienfaits et les risques des boissons caféinées), la quasi-totalité des études consacrées aux effets du café sur la santé humaine ont un problème en commun: elles sont «observationnelles». Les chercheurs comparent un groupe de personnes partageant une particularité donnée à d'autres sujets ne la partageant pas. La méthode permet de découvrir certaines corrélations, mais elle ne permet pas de d'isoler des mécanismes ou d'établir des liens de causalité.
Prenons l'exemple de l'étude traitant du cancer de la prostate, qui a fait les gros titres en mai dernier. Les chercheurs ont sollicité 47.911 sujets masculins; vingt années durant, ces derniers ont répondu à des questions portant sur leur style de vie et sur leurs habitudes alimentaires. Au cours de cette période, 642 d'entre eux ont développé un cancer avancé de la prostate.
Lorsque les chercheurs ont étudié les questionnaires, ils ont remarqué que le groupe des hommes atteints de cancer comptait moins de grands buveurs de café que le groupe des sujets sains. Chez les hommes qui consommaient au moins six tasses par jour, le risque d'appartenir au groupe des sujets atteints était réduit de 60%. Ce qui pourrait signifier qu'une grande consommation de café réduit les risques de développer un cancer avancé de la prostate de 60%... ou que le cancer avancé de la prostate vous rend moins susceptible d'être un grand buveur de café. A priori, il est bien difficile de savoir quelle explication est la bonne.
Le café: effrayant et merveilleux à la fois
Si l'on sépare les études observationnelles en deux catégories («le café est bon la santé» et «le café est mauvais pour la santé»), la majeure partie des conclusions –peu convaincantes– penchent en faveur du breuvage. Plus concrètement, selon Wellons, aucune étude n'apporte de preuves concluantes des effets néfastes du café –et pourtant, voilà plusieurs siècles que nous en consommons.
Ce qui ne veut pas dire que le café est exempt de toute nuisance. Une dose de caféine supérieure à 65 mg peut soulager les maux de crâne, mais une consommation régulière peut provoquer des céphalées chroniques. Le café nous rend plus alertes, mais il peut également être à l'origine d'insomnies, générer de l'anxiété –et peut même, à forte dose, provoquer des tremblements.
Les consommateurs réguliers sont moins susceptibles de développer un diabète, mais une tasse de café corsé peut aggraver la condition d'une personne souffrant de cette maladie. La consommation d'une à trois tasses de café par jour peut réduire les risques d'infarctus, mais les fortes doses peuvent également en provoquer si vous êtes atteint de troubles cardiaques.
Cela va sans dire: les années qui viennent verront la publication d'autres études contradictoires. Le café n'est pas un sujet d'étude particulièrement complexe. Les chercheurs pourraient aboutir à des conclusions plus convaincantes s'ils menaient des études «interventionnelles»: il suffirait de demander à plusieurs groupes de personnes volontaires de boire du café ou de s'en abstenir, et ce durant plusieurs années (ou décennies).
Au terme de cette période, on vérifierait lequel des deux groupes a été le plus touché par le cancer (entre autre maux). Seuls problèmes: ces études sont à la fois longues et coûteuses; il y a donc peu de chances pour qu'elles soient réalisées. (Le secteur industriel concerné n'a pas vraiment intérêt à les financer, et le gouvernement américain semble avoir des priorités plus urgentes).
Il semble donc que nous soyons destinés à voir de nouvelles données observationnelles faire la une de nos journaux. Des données qui nous laissent entrevoir une vérité que nous pensons déjà connaître: le café est effrayant et merveilleux à la fois.
Christie Aschwanden
Journaliste freelance pour le New York Times, Mother Jones, Reader’s Digest et Runner’s World.
Traduit par Jean-Clément Nau