En 1971, Carol Downer contribuait à la mise au point d'une méthode d'avortement précoce, l'«extraction menstruelle.» A l'époque, comme l'avortement était illégal dans la majorité des États, elle devint, aux côtés d'autres pionnières de l'auto-assistance, une héroïne féministe underground en apprenant aux femmes comment se servir d'un petit truc en plastique et s'aspirer l'utérus les unes les autres. (Et, pour la plupart d'entre elles, en réussissant à éviter les sanctions pénales – même si Downer fut arrêtée pour pratique illégale de la médecine après avoir voulu traiter la mycose vaginale d'une autre femme, une accusation récusée par ce que l'on appela ensuite «la défense du yaourt.»)
Après l'arrêt Roe v. Wade, l'intérêt pour les méthodes d'auto-avortement déclina inévitablement, et Downer devint avocate. Mais aujourd'hui, à 77 ans, la voilà à nouveau propulsée dans le monde des soins reproductifs faits maison. «Il y a un regain d'intérêt,», explique Downer, qui siège au conseil d'administration des Feminist Women's Health Centers (centres féministes pour la santé des femmes), en Californie, où elle a récemment reçu la visite de cars remplis de femmes traversant le pays et distribuant des centaines de spéculums.
De nouveaux rapports prouvent malheureusement que les avortements auto-induits continuent, et ont même tendance à se multiplier. Il y eu Amber Abreu, cette adolescente du Massachusetts, arrêtée en 2007 pour avoir pris du misoprostol, un anti-ulcéreux provoquant des contractions utérines, et qui est utilisé par les médecins conjointement avec le mifépristone (RU-486), pour provoquer un avortement médicamenteux, au tout début d'une grossesse. Elle avait accouché d'un minuscule enfant qui avait survécu quatre jours. (Des articles sur Mother Jones, entre autres, se sont demandés si, vu que le misoprostol est aujourd'hui largement disponible sur Internet, de nombreuses femmes ne l'utiliseraient pas de la même manière qu'Abreu, pour provoquer leurs propres avortements.)
Et, en 2009, le «Western Journal of Emergency Medicine» (Revue occidentale de la médecine d'urgence) publia l'étude de cas d'une jeune femme de 24 ans qui avait tenté de s'avorter en se servant d'un cintre (et dut subir une hystérectomie), tandis qu'une autre, habitante de l'Utah, fit les gros titres pour avoir payé un homme 150$ (110€) pour qu'il la batte et qu'elle fasse une fausse couche.
Un sujet délicat à étudier
Vu que nous n'entendons parler des avortements artisanaux uniquement lorsqu'ils finissent mal, il est difficile de savoir s'il s'agit d'un phénomène courant ou pas. Mais grâce à deux nouvelles études, nous en savons un peu plus sur ces femmes, habituellement silencieuses, qui cherchent à interrompre elles-mêmes leurs grossesses. Les deux études montrent qu'une petite minorité des femmes interrogées a essayé d'avorter, sans l'aide de praticiens traditionnels. La première, publiée dans le numéro actuel de l'«American Journal of Obstetrics & Gynecology» (Revue américaine d'obstétrique et de gynécologie), a interrogé 9,493 femmes, admises dans des établissements de santé proposant des avortements, et a trouvé que plus de 2% d'entre elles avaient déjà tenté de s'avorter toutes seules. Ensuite, une plus petite étude, publiée dans l'actuel numéro des «Reproductive Health Matters» (Questions de santé reproductive), portant sur 1,425 femmes, interrogées dans les salles d'attente des cliniques, montre que 4,6% d'entre elles ont essayé d'interrompre leurs grossesses seules.
Dans les deux cas, les chercheurs déclarent qu'il est difficile de savoir réellement combien de personnes pratiquent ce genre d'auto-interventions: vu la manière dont les femmes sont pudiques, en général, sur l'avortement, celles qui essayent de le faire elles-mêmes ont toutes les chances de le cacher, purement et simplement.
Il est aussi important de noter que ces deux études portent sur des femmes interrogées dans des établissements médicaux, le genre d'environnements que les femmes qui s'avortent elles-mêmes ont précisément tendance à éviter. Mais quel que soit le nombre exact de ces interventions privées, l'étude des «Reproductive Health Matters» offre un aperçu des motivations de ces femmes, via des interviews exhaustives avec 30 de celles, ayant reconnu avoir tenté de s'avorter toutes seules.
Une adolescente de 16 ans déclare avoir essayé de s'avorter elle-même parce qu'elle ne voulait pas que sa mère le sache. Une autre dit avoir voulu éviter la clinique à cause de mauvaises expériences passées. D'autres encore n'ont pas réussi à en trouver une, de clinique. Un tiers des femmes l'explique par des raisons financières. (Les auteurs de l'étude font remarquer qu'en 2005, un avortement à 10 semaines coûtait en moyenne plus de 400$ - 295€).
Une femme arrivée à l'hôpital avec une hémorragie, après 45 jours à avoir pris, tous les jours, du misoprostol, déclare: «Même si j'avais su à quoi m'attendre, je l'aurais sans doute quand même fait...je n'avais pas assez d'argent.» Un autre groupe de femmes préfère simplement s'avorter elles-mêmes que d'aller dans des cliniques – plus facile, plus rapide, plus en phase avec leurs croyances religieuses. (Certes affirment que, d'un point de vue moral, se déclencher soi-même une fausse couche ressemble plus à des règles que d'un «avortement»). D'autres encore voient cette manière de faire comme «plus naturelle».
Avortement new age et Internet
La préférence pour ce genre de méthodes naturelles – du moins en apparence -, semble coller avec un enthousiasme croissant pour la médecine holistique. Si les chercheurs ont commencé leurs études pour observer l'usage du misoprostol, l'étude du «American Journal of Obstetrics & Gynecology» a trouvé qu'un peu moins de la moitié des femmes interrogées s'en étaient servies. Selon la plus petite étude, la plupart des femmes avaient au contraire essayé d'interrompre leurs propres grossesses via tout un tas d'autres méthodes, en se servant par exemple de plantes, de vitamine C, de pilules contraceptives, de laxatifs, ou encore de boissons diverses et variées comme du café au citron, du Coca-Cola avec du bicarbonate de soude, différents sirops et du Malta, une bière de blé sans alcool.
Si les études ne disent pas comment les femmes ont eu l'idée de toutes ces méthodes, l'Internet, sans surprise, semble jouer un rôle important, surtout depuis que deux guides d'avortements faits-maison ont commencé à circuler. Le premier, publié par une herboriste amatrice au pseudonyme de Sister Zeus (Sœur Zeus), offre une «bibliothèque de savoirs interdits.».
Sister Zeus, que j'ai interviewée par mail, mais qui a refusé de me donner son vrai nom (probablement pour des raisons légales), déclare avoir conseillé plus de 1000 femmes en phytothérapie du «contrôle de la fertilité». Comme son nom ne le laisse pas présager, elle est une conseillère prudente qui encourage ses lectrices à se tourner avant tout vers des médecins pour pratiquer leurs avortements. («Les cliniques proposent parfois des facilités de paiement», fait-elle heureusement remarquer.) A celles qu'elle n'arrive pas à dissuader, elle répète constamment d'utiliser avec parcimonie certaines plantes, comme l'actée à grappe noire et bleue, la menthe pouliot ou l'angélique de Chine.
L'autre guide, Natural Liberty: Rediscovering Self-Induced Abortion Methods (Liberté naturelle: redécouvrir les méthodes d'avortement auto-induit), va au-delà des procédés à base de plantes, et mentionne l'extraction menstruelle (la technique de succion qu'enseignait Downer), l'homéopathie, l'acupuncture, le yoga, des massages, l'hypothermie et, de façon assez inquiétante, des stratégies psychiques.
Publié sur papier et en ligne en 2008, par un collectif féministe basé à Las Vegas, le livre se lit comme s'il daterait d'une époque antérieure à l'arrêt Roe. A juste titre, une citation de Carol Downer, en quatrième de couverture, constate avec préoccupation que l'avortement pourrait à nouveau redevenir illégal: «Gardez ce livre et votre spéculum en lieu sûr», écrit-elle. «Quel que soit le climat politique, vous aurez tous les outils dont vous aurez besoin.»
«Un avortement très précoce, ce n'est pas sorcier»
Mais est-ce que ces outils fonctionnent réellement, la question reste ouverte. Personne n'a de données significatives et fiables sur l'efficacité de telles techniques non-médicales. Selon la base de données compilée par Sister Zeus, sur les 149 femmes qu'elle a suivi et qui avaient confirmé leur état par des tests de grossesse, 46% ont réussi à avorter avec des plantes. Les tentatives décrites dans l'étude des «Reproductive Health Matters» étaient bien moins heureuses.
Quand les auto-fausses-couches ne fonctionnaient pas, les femmes se sont soit tournées vers des cliniques d'avortements (avec un retard qui, parfois implique un coût plus élevé), soit ont continué leurs grossesses, en provoquant parfois des malformations chez leur enfant. Au Brésil, l'un des nombreux pays où les auto-avortements par misoprostol sont fréquents, on voit souvent des malformations des membres, de la face ou du système nerveux chez les enfants des 5 à 10% de femmes qui n'ont pas réussi à avorter avec ce médicament.
«Autoriser légalement les avortements vise à rendre ces pratiques sûres, décentes et dignes», explique Wendy Chavkin, médecin et professeur de santé publique et de gynécologie à la Mailman School of Public Health de Columbia. Dans des pays où l'avortement est illégal, le faire vous-même est probablement la meilleure option. Mais ici, déclare Chavkin, les femmes ne sont pas obligées de faire face seules aux risques sanitaires, comme les hémorragies: «Les gens devraient recevoir des soins licites et acceptables, pas des soins de seconde zone.»
Certains médecins pensent tout de même que les femmes devraient avoir un meilleur contrôle sur les moyens d'interrompre leurs grossesses, si elles en sont au tout début. «Un avortement très précoce, ce n'est pas sorcier,» déclare Beverly Winikoff, médecin et co-auteur de l'étude des «Reproductive Health Matters». «Plus l'avortement sera fait tôt, plus une femme pourra le faire toute seule.» Évidemment, certaines femmes essayeront. Car, comme partout, il y a toujours ceux qui préfèrent eux-mêmes prendre les choses en main.
Sharon Lerner
Chercheur au think-tank Demos et auteur du livre «The War on Moms: On Life in a Family-Unfriendly Nation».
Traduit par Peggy Sastre