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Roger Federer a-t-il changé le monde?

Temps de lecture : 5 min

Le tennisman a été récemment désigné 2e personnalité la plus respectée, admirée et digne de confiance de la planète, juste derrière Nelson Mandela, par un sondage portant sur 51.000 personnes dans 25 pays.

Roger Federer à Wimbledon le 21 juin 2011, REUTERS/Stefan Wermuth
Roger Federer à Wimbledon le 21 juin 2011, REUTERS/Stefan Wermuth

Roger Federer, 2e, entre Nelson Mandela et Bill Gates! C’est l’étonnant résultat d’une enquête réalisée à travers le monde pour désigner les personnalités les plus respectées, les plus admirées et les plus dignes de confiance de la planète. Reputation Institute, qui étudie la réputation des célébrités et des entreprises, a interrogé 51.000 personnes dans 25 pays pour définir cette hiérarchie parmi 54 personnes sélectionnées dans des domaines aussi divers que la politique, les finances, la culture et le sport.

Federer devance ainsi dans l’ordre Bill Gates, Warren Buffet, Richard Branson et Steve Jobs. La Reine d’Angleterre se retrouve, entre autres, 10e, Barack Obama 14e, Mark Zuckerberg 20e, Lady Gaga 41e, le dictateur coréen Kim Jong-Il décrochant une 54e et dernière place méritée. Parmi les sportifs, Derek Jeter est le deuxième mieux classé (16e). LeBron James est 23e, juste devant David Beckham. Tiger Woods est quant à lui 47e, entre Nicolas Sarkozy et… Robert Mugabe.

Ces classements valent ce qu’ils valent. Slate s’est déjà penché sur le célèbre Top 50 du Journal du Dimanche pour dire ce qu’il pensait de ce type de hiérarchie et de panel. Mais ici, contrairement au dit Top 50, avouons-le, les ringards y sont quand même plutôt rares. Dans de nombreux cas, il s’agit de personnalités qui ont transformé le monde ou au moins l’histoire de leur pays, en bien ou plus exceptionnellement en mal.

En fait, la surprise n’est pas de retrouver Federer dans cette prestigieuse assemblée dans la mesure où il est possible qu’il soit aujourd’hui la figure sportive la plus populaire du moment, mais de le voir propulsé si haut au milieu de personnages qui ont vraiment influé sur le cours des choses. Alors peut-on dire que Federer a changé le monde? Est-il possible pour un sportif d’avoir une telle influence sur l’histoire et sur nos vies en général?

Sport et histoire

Le sport a parfois été le cadre de rendez-vous historiques de façon horrible comme en 1972 lors de la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich ou de manière emblématique comme en 1936 quand Jesse Owens triompha à Berlin sous le regard mécontent d’Adolf Hitler. Il est arrivé aussi qu’il nous révèle collectivement et joyeusement comme en 1998 quand toute la France se déversa dans les rues plusieurs soirs de suite pour célébrer les succès de son équipe de football dans un élan populaire jamais vu et jamais reproduit depuis.

Il a permis aussi à la nation sud-africaine, par le biais d’une coupe du monde de rugby gagnée en 1995, d’accréditer l’idée qu’un pays réconcilié le temps d’une compétition pouvait triompher dans un même geste et donc croire à un changement de vie en profondeur. Si le sport ne change pas le monde, au moins peut-il lui donner cette illusion l’espace de quelques minutes ou de quelques jours.

Au-delà du fait qu’il a battu de nombreux records en étant notamment le joueur à avoir gagné le plus de tournois du Grand Chelem (16), Roger Federer a signé jusqu’à ce jour un parcours sans faute à la fois sur le plan sportif et sur le plan humain. Sur un court, il n’a jamais été pris en flagrant délit de vulgarité ou de contestation.

Sa vie personnelle est normale, presque banale, ce qui est en soi extraordinaire: père de famille avec deux petites jumelles qu’il a eues avec une femme qu’il fréquente depuis l’âge de 19 ans. Au micro, il nous parle en anglais, en français et en suisse allemand dans une éternelle bonne humeur. Resté accessible et sympathique malgré son statut d’icône, il s’est invité et installé confortablement dans nos vies et il n’y a que quelques nadaliens enragés pour ne pas l’y accueillir.

Un nouveau regard

Federer a changé le tennis parce qu’il nous l’a fait VRAIMENT voir sous un regard jamais vu. En termes de mouvement, il a modifié notre perception comme ont été capables de le faire Michael Jordan et Muhammad Ali qui seraient peut-être au sommet de l’enquête de Reputation Institute s’ils exerçaient encore leur talent. Il nous a donné une nouvelle définition, inédite, du beau dans son domaine et il est probable que dans 100 ans, on admirera encore les vidéos de ses matches comme on se rend au musée pour revoir un Renoir.

Dans un article du New York Times écrit en 2006, l’écrivain David Foster-Wallace, auteur influent d’une génération et qui s’est suicidé depuis, avait décrit l’expérience quasi religieuse qu’avait revêtu pour lui le fait de voir jouer en vrai Roger Federer (qu’il admirait) dans un lieu aussi mythique et sacré que le central de Wimbledon. Voici quelques lignes enfiévrées tirées de ce texte superbe:

«Il y a plusieurs sortes d’explications à la beauté de Federer. L'une d’elles implique le mystère, la métaphysique et est, selon moi, la plus poche de la vérité.

Cette explication métaphysique implique que Roger Federer est l'un des très rares athlètes «surnaturels» qui semblent échapper à certaines lois de la physique. Comme Michael Jordan, qui restait dans les airs plus longtemps que la gravité n'aurait dû le lui permettre, ou comme Muhammad Ali, qui flottait vraiment sur le ring et réussissait à placer deux ou trois crochets pendant que les autres n'en plaçaient qu'un. On peut nommer une demi-douzaine d'autres exemples depuis 1960. Et Federer est l'un d'eux - un être que certains appellent génie, ou mutant, ou extraterrestre. Il ne semble jamais bousculé ou hors d’équilibre. La balle s'approche de lui avec un temps de retard. Ses mouvements sont aussi élégants qu’athlétiques. Comme Ali, Jordan, Maradona ou Gretzky, sa substance est différente de celle des athlètes auxquels il fait face. Tout particulièrement dans les tenues blanches que Wimbledon s'amuse encore à exiger, Federer apparaît comme ce qu'il est (enfin, c'est ce que je crois): une créature dont le corps est à la fois chair et lumière.»

Le «surnaturel» de Federer, «être de chair et de lumière», ne s’aperçoit pas seulement à travers cette gestuelle unique et majestueuse, mais se lit aussi par le biais d’une statistique stupéfiante: le champion de Bâle n’a JAMAIS abandonné au cours d’un match sur le circuit professionnel (cette mésaventure ne lui est plus arrivée depuis un tournoi de jeunes en Belgique quand il avait 16 ans!). Alors que le circuit se plaint de trop jouer et de trop se blesser, le joueur qui a le plus gagné au cours des dix dernières années (et par voie de conséquence le plus joué) paraît, lui, insensible à la douleur et à la fatigue du commun des mortels.

Au fond, si on aime tellement Federer, c’est parce qu’il nous renvoie au divin pour toutes ces raisons et c’est ce que traduit Foster-Wallace sans que cela soit ridicule. Le Suisse porte un mystère quasi mystique qui nous fascine, ce qui ne sera jamais le cas, par exemple, de Nadal ou de Djokovic que l’on a déjà vu grimacer de douleur ou même carrément jeter l’éponge et qui nous semblent de fait relativement humains.

L’art est de nous faire voir ce que l’on ne voit pas habituellement, disait Bergson qui estimait que l’artiste (et donc le sportif quand il a la grâce) a pour fonction de faire apparaître l’invisible dans l’espace du visible et qu’il nous apprend à changer notre vision du monde. Le sport, quand il est érigé en art comme avec Federer, peut changer la réalité ou nous donner cette illusion. Voilà pourquoi sans doute le monde en question respecte et admire tant Federer, si vrai et tellement irréel à la fois.

Yannick Cochennec

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