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Alession Rastani est devenu une star en quelques heures après que ce «trader indépendant», comme il se présente, a accordé une interview à la BBC lundi 26 septembre dans laquelle il explique qu’il «rêve d'une autre récession» tous les soirs en allant se coucher. Car, dit-il, les crises économiques représentent une occasion unique de s’enrichir pour un trader.
Des propos qui ressemblent tellement à une caricature du trader avide et irresponsable que beaucoup se sont demandés s’il n’était pas un faux trader en fait membre des Yes Men, ces militants qui cherchent à dénoncer les grands «salauds» de ce monde au moyen d'infiltrations très médiatisées. Mais il semblerait que Rastani soit tout ce qu’il y a de plus réel. Qu’est-ce qu’un trader indépendant? Et est-il vrai que n’importe qui peut s’enrichir sur les marchés pendant les récessions et autres krachs boursiers?
Derrière l’appellation de «trader indépendant» se cache en fait toute personne qui fait des opérations de bourse pour son propre compte. Cela peut aller de monsieur-tout-le-monde qui fait quelques placements occasionnels sur Boursorama ou autres à une personne qui a décidé d’en faire sa source principale de revenus, et passe son temps à jouer sur les marchés dans le but de s’enrichir. Ces traders indépendants restent des acteurs mineurs sur les marchés.
Le trader «institutionnel» est salarié, il travaille pour un établissement qui engrange les revenus et les pertes tirées des transactions. Il est rémunéré en fonction de ses résultats à travers des bonus versés par son employeur, en plus de son salaire.
Alessio Rastani n’est pas répertorié auprès de l'Autorité britannique des services financiers (FSA) et n’a jamais travaillé pour une grande institution. Un «boursicoteur du dimanche» en quelque sorte. S’il a tous les atours physiques des traders des films hollywoodiens (Patrick Bateman d’American Psycho, Gordon Gekko de Wall Street) qui vivent dans un appartement de 200 m² dans le centre financier d’une grande capitale et ont un job dans une grande banque, Rastani habite dans un modeste logement de la banlieue sud de Londres qui appartient à sa partenaire.
Il l’avoue lui-même, il est plus un «communicant» qu’un «trader». Un profil d’«expert de la Bourse» que l’on rencontre surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, mais aussi en France. Ces spécialistes autoproclamés affirment être devenus riches grâce à leurs prouesses sur les marchés et vendent leur savoir-faire à travers des conférences ou des livres. Rastani propose d’ailleurs des «séminaires» et des cours sur son site, et explique lors de son interview à la BBC qu’il veut «aider les gens».
Rastani n’est donc pas représentatif des traders qui travaillent sur les marchés, et se rapproche plus d’un vendeur de bons tuyaux. Mais que valent les tuyaux de cet «expert»? Prenons ses affirmations les unes après les autres:
1- «Les traders se moquent de comment les gouvernements vont sauver les économies, notre boulot est de gagner de l’argent.»
Sur ce point, l’analyste Reginald Crowder donne raison au trader/communicant dans une discussion sur le site du Wall Street Journal:
«Je parle avec des traders depuis 20 ans. J’ai entendu des versions légèrement différentes de ce que dit Rastani des centaines de fois. Rastani a rendu un grand service en expliquant comment les traders voient le monde, devant une caméra et un micro de la BBC. Il n’est pas une exception, il est une règle.»
D’un point de vue strictement professionnel, le job d’un trader n’est effectivement pas de porter un jugement sur la solidité de l’Europe ou sur les décisions, mais de gagner de l’argent (ou d’en faire gagner) sur un marché. Mais cela ne les empêche pas d’avoir une opinion personnelle. Et il y a fort à parier qu’une faillite de l’Europe aurait des conséquences très concrètes sur la vie de Rastani, en tant que citoyen européen.
2- «Je vais me coucher tous les soirs et je rêve d'une autre récession. Je rêve d'un autre moment juste comme celui-ci. […] La récession crée les conditions “parfaites” de marché pour faire de l’argent. […] Les récessions ont lieu dans des climats économiques instables. Quand les marchés sont instables, cela crée de la volatilité.»
Les récessions sont-elles le meilleur moment pour gagner de l’argent en Bourse? Rien ne permet de le dire. On peut affirmer que les marchés baissent en moyenne plus vite qu’ils n’augmentent, il suffit d’observer les courbes pour s’en rendre compte.
On peut gagner de l’argent sur un marché à la baisse, mais il faut être sûr que le marché va baisser. Si le marché remonte, on perd de l’argent. En période de crise, il y a effectivement une forte volatilité des marchés, et donc des possibilités de gains plus grandes. Mais les pertes potentielles sont également plus élevées. En d’autres termes, ce n’est pas la notion de baisse qui permet de gagner de l’argent plus vite, c’est la volatilité, qu’elle soit à la hausse ou à la baisse. Et elle entraîne aussi plus de risques.
3- «Les gens n'ont pas l'air de s'en rappeler, mais la Dépression des années 30, ce n'était pas juste un krach des marchés, il y avait des gens qui étaient préparés pour gagner de l'argent sur ce krach [...] c'est une opportunité.»
Monsieur tout-le-monde peut-il se faire de l’argent facilement en Bourse, surtout en période de récession, en suivant les bons conseils? Evidemment, Rastani a tout intérêt à le faire croire à ses clients potentiels. Mais il oublie de préciser que les périodes de forte imprévisibilité sont les plus dangereuses pour les particuliers, car ce sont celles où l’on peut perdre le plus d’argent en un temps record. Dans un tel contexte, les amateurs se font systématiquement sanctionner.
Les particuliers n’ont pas de revenus garantis, et peuvent aussi bien perdre que gagner de l’argent, un peu à la manière d’un joueur de casino. Ils doivent en plus disposer d’un certain capital de départ pour pouvoir investir. Rastani s’adresse à ce que l’on appelle des «day traders», des petits investisseurs particuliers qui achètent et vendent à court terme, dans la même journée, afin de faire un bénéfice immédiat.
Cette technique peut être efficace sur le court terme, mais il est très difficile d’en faire une source de revenus sur le long terme, notamment parce que ces amateurs sont en concurrence avec des professionnels qui disposent d’une formation et de moyens incomparables.
4- «Les gouvernements ne dirigent pas le monde, Goldman Sachs dirige le monde.»
Les gouvernements ont-ils encore réellement une marge de manœuvre économique face aux marchés financiers, symbolisés par le géant américain Goldman Sachs? La question est sur les lèvres de tous les observateurs depuis le début de la crise financière, et n’a pas de réponse simple et claire. Marie-Laure Cittanova décrivait sur Slate en 2010 dans un article consacré au livre du journaliste Marc Roche le réseau d’influence de la banque si souvent pointée du doigt:
«C’est aussi et peut-être avant tout un réseau serré d’influence au service de sa puissance: secrétaires au Trésor, directeurs de banque centrales, Commissaires européens émargent ou ont émargé chez Goldman Sachs. C’est ce réseau d’influence qui rend LA Banque si puissante. […]
Cet excellent réseau de relations facilite grandement la tâche de la banque, notamment dans l’exercice de ses fonctions de conseil aux gouvernements. C’est ainsi qu’Antigone Loudiadis, banquière chez Goldman Sachs à Londres, a aidé la Grèce à dissimuler sa dette afin d’être en mesure de rejoindre la zone euro en 2002. Pas très éthique? Peut-être, mais ce qui l’est moins encore, c’est de spéculer ensuite contre l’euro, lorsque l’endettement grec se révèle supportable.»
Le pouvoir qui semble parfois illimité de Goldman Sachs et plus généralement des marchés a entraîné de nouveaux appels à arrêter la déréglementation des marchés en cours depuis les années 1990. Eric Le Boucher explique quant à lui toujours sur Slate que les politiques et les Etats sont eux-mêmes responsables de la trop grande influence laissée aux marchés, et de ne pas proposer des solutions suffisantes face à la gravité de la situation. Quant aux marchés, il explique leur position contradictoire:
«Les marchés semblent aujourd’hui hors de raison. Ils exigent un toujours plus d’autant plus criminel qu’il est auto-réalisateur. A spéculer contre la dette de la Grèce ou de l’Italie, ils montent les taux et rendent celle-ci effectivement insoutenable. Ils cassent le moral de tous les acteurs, ménages, entreprises… écroulent la croissance et se font du mal à eux-mêmes. En outre, si les marchés savent qu’ils ne peuvent pas se passer de l’Europe, ils ne peuvent pas n’investir que dans les émergents! Il faut donc qu’ils admettent que la politique puisse imposer (un peu) sa lenteur et sa complexité.»
Grégoire Fleurot
L’explication remercie Philippe Dessertine, directeur de l'Institut de Haute Finance à Paris X, Nicolas Véron, économiste du Think Tank européen Bruegel et Frédéric Bonnevay, économiste et Associé d'Anthera Partners, membre du Cercle des fiscalistes.
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